Marseille : un glossaire de l’eau
Par Hannah S. Palmer
L’écrivaine et artiste d’Atlanta Hannah S. Palmer a été reçue en avril 2023 à Marseille dans le cadre du programme City/Cité de la Villa Albertine et de Terres Communes, un événement co-produit par le Bureau des guides du GR2013 et la Cité de l’Agriculture, avec la Friche la belle de Mai. Figure importante à Atlanta de l’écologie et de la justice environnementale, elle développe de nombreux projets sur la question de l’eau et des rivières urbaines. C’est aussi sur ce sujet de l’eau qu’elle a écrit à son retour de Marseille.
Dimanche 23 avril : la sécheresse
Le premier mot français que j’apprends lors de mon séjour, sur le parking de l’aéroport de Marseille-Provence, c’est « sécheresse ». Lucie Duriez, directrice culturelle de la Friche La Belle de Mai, est venue me chercher sur son jour de repos. Elle se confond en excuses pour la poussière sur sa voiture.
Elle m’explique que, depuis mars, Marseille est en état de catastrophe naturelle suite à la sécheresse. Par conséquent, les autorités ont mis en œuvre des restrictions sur l’utilisation de l’eau pour des activités telles que la baignade, l’irrigation ou le lavage des véhicules. Il a très peu plu pendant des mois l’hiver précédent. Maintenant, le printemps – généralement venteux et sec – est là, et il n’y a toujours pas de pluie.
Je suis venue participer à Terres Communes, une conférence sur l’agriculture urbaine et l’écologie à La Friche. Notre petite (mais super) délégation est invitée dans le cadre de l’initiative CITY CITÉ de la Villa Albertine, qui réunit des créatifs et des militants originaires d’Atlanta et de Marseille pour discuter du « rôle des infrastructures culturelles dans la construction des villes ».
Dans l’inquiétude de Lucie Duriez, j’entends la même anxiété climatique que celle que nous ressentons au sujet des inondations et des tempêtes à Atlanta.
En parallèle de la conférence, nous avons droit à un itinéraire ambitieux composé de visites de fermes urbaines, de centres d’art et d’ateliers de création, et de randonnées impitoyables dans la ville. Je suis là pour découvrir les Aygalades, la rivière urbaine de Marseille, qui fait l’objet d’un projet de restauration écologique, à l’image de ce que j’ai fait avec Finding the Flint. Ce qui m’intéresse avant tout à Marseille, c’est son eau.
Vues d’avion, Atlanta et Marseille ne se ressemblent pas du tout. Quand nous avons décollé à l’aéroport Hartsfield-Jackson, Atlanta s’étendait à perte de vue. Il n’y a aucune logique apparente dans son tracé, juste des enchevêtrements sans fin d’autoroutes et de ganglions de banlieue qui rayonnent depuis l’épine dorsale des gratte-ciels. Marseille, à l’inverse, se concentre autour de ses ports, circuit bas et dense de toits en terre cuite entourés de montagnes d’un côté et du bleu irréel de la Méditerranée de l’autre. En arrivant, j’ai mis un moment à comprendre que la ceinture d’eau étincelante que je voyais par le hublot était un fleuve. Le Rhône semblait complètement artificiel et strictement délimité, sans rapport avec les rivières brunes, sinueuses et sauvages de Géorgie.
Malgré le manque de pluie, l’autoroute qui mène à l’aéroport est bordée de massifs de fleurs sauvages aux couleurs vives.
Le deuxième nouveau mot français que j’apprends, dans la voiture de Lucie, c’est « calcaire ». Des falaises crayeuses aux barres d’immeubles qui défilent derrière la vitre, le calcaire est omniprésent. J’apprendrai par la suite que c’est lui qui donne sa couleur turquoise à la Méditerranée. La prairie calcaire aride fait ressortir les fleurs sauvages blanchies par le soleil et les célèbres herbes de Provence. Ce paysage impitoyable influe également sur la densité de la population.
Au-delà de mes impressions touristiques sur la ville – les plages, le Vieux Port, la vue depuis le Palais du Pharo –, au-delà même du charmant quartier de Longchamps où ma location AirBnb agace sans doute les voisins, je découvre une ville qui ressemble beaucoup à celle où je vis. Les gens dans la rue me sont familiers : jeunes, venus de divers horizons, marginalisés et déterminés. Marseille est le reflet de son port ; Atlanta, celui de son aéroport, tous deux marqués par les vagues d’immigration et les luttes successives, et par les richesses extravagantes que les investisseurs étrangers y font transiter. On a l’impression que les deux villes sont principalement peuplées par une vaste classe ouvrière non caucasienne, qui tente de réussir non seulement en affaires, mais aussi dans les domaines des arts, et de la musique notamment, et refait la ville à son image. Pour survivre, et prétendre à l’immortalité.
D’une manière ou d’une autre, les coquelicots rouges et les genêts jaunes survivent en dépit de la sècheresse, signe qu’il doit bien y avoir de l’eau quelque part.
Lundi 24 avril : la Durance
Mon fils m’a demandé d’enregistrer le chant des oiseaux marseillais. Chaque matin, je me mets donc à la fenêtre du troisième étage, qui donne sur une enfilade de courettes raides et vertes que surplombe Notre-Dame de la Garde, au loin. J’entends des mouettes, une perruche, une colombe insistante. La liste est très courte, et quelque peu décevante. Au printemps, à Atlanta, mon fils enregistre les chants de dizaines d’espèces différentes dans les chênes aquatiques et les pacaniers de notre quartier. Cette différence est-elle due à la densité de Marseille, la canopée arborée d’Atlanta, ou à ces deux facteurs ? À moins qu’elle soit symptomatique de la sécheresse.
Lors de ma promenade vers La Friche, je m’arrête pour prendre des photos du Palais Longchamp, un bâtiment grandiose du XIXe siècle dont les jardins entourent une magnifique fontaine. Une plaque en bronze indique qu’elle a été construite pour fêter la fin des travaux du canal de Marseille, une merveille d’ingénierie qui a fourni un flux constant d’eau de source à une ville en pleine croissance. Aujourd’hui, les fontaines sont silencieuses.
J’aime l’extravagance de ce lieu. Les colonnes, les escaliers et les arches de pierre corinthiens, un défilé de lions, de taureaux et de griffons de pierre dirigent l’œil vers une imposante déesse représentant la Durance, le pied sur une urne renversée. En cette heure matinale, les ouvriers et les étudiants passent devant ce spectacle sans un regard. Dans le parc, il n’y a que moi et quelques éboueurs. Non seulement ce genre de monument architectural extravagant n’existe pas dans ma jeune ville, mais le respect qu’il témoigne pour l’eau en est également absent. La percée du canal en 1849 a-t-elle modifié la perception des voies navigables naturelles de Marseille ? Son ouverture a-t-elle rendu les Aygalades obsolètes ? Ou bien la ville avait-elle déjà pollué et épuisé les ruisseaux et rivières naturels, rendant ainsi nécessaire le percement d’un canal ?
Longchamp témoigne de la sécheresse : les pelouses sont abîmées et battues par le vent. Au-dessus du bassin inférieur de la grande fontaine, je lis un petit avertissement rouge attaché à la clôture en fer. « Baignade strictement interdite. » Dans le temple de l’eau, on n’a pas le droit de se baigner…
La fontaine asséchée est impressionnante. À Longchamp, l’eau est une richesse et un pouvoir divins. La ville y est représentée comme celle qui distribue ce pouvoir. Mais la sècheresse montre les limites du gouvernement, voire la folie de l’humanité, qui croit pouvoir maîtriser la nature.
Le canal a été construit en prévision d’une sécheresse saisonnière, pour le climat du XIXe siècle. Les anciennes infrastructures s’avèrent insuffisantes face à la persistance du dérèglement climatique, la perte du manteau neigeux en amont et la disparition des glaciers. La ville est confrontée à ses limites.
Je remarque cela parce que je viens d’une ville qui manque terriblement de limites. Atlanta s’étend sans frontières naturelles, sans chaîne de montagnes ni front de mer pour contenir un développement aléatoire. Elle a été conçue au mépris de son relief. Les douces crêtes et ruisseaux du piémont ont été facilement subjuguées à l’ère des méga-infrastructures, d’abord par les chemins de fer et les barrages, puis les autoroutes et les aéroports.
J’ai étudié pendant des années les nappes phréatiques cachées et dégradées d’Atlanta, à commencer par le cours supérieur de la rivière Flint, sous l’aéroport. Cela m’a permis de comprendre comment la ville s’est formée autour des sources, des zones humides, des ruisseaux et des plaines inondables.
Cette nuit-là, en rentrant chez moi, j’entends un chœur de grenouilles bien avant d’apercevoir le Palais Longchamp. Les petites païennes ont trouvé de l’eau.
Mardi 25 avril : le terril
Nous avons rendez-vous avec le photographe Geoffroy Matthieu à La Friche pour une visite en voiture des Aygalades. Il nous offre un exemplaire de son magnifique livre, La Mauvaise Réputation. Sur le parking, un graffiti en typo Magritte : « Ceci n’est pas un parking. »
En montant dans sa Volkswagen, je tombe sur des cartes fluviales et des gilets jaune rangés dans le coffre, et je ris. J’ai les mêmes dans ma voiture.
En chemin, Geoffroy tente d’expliquer le programme de réaménagement EuroMed, qui transforme le front de mer postindustriel de Marseille en rêve d’architecte de la ville du futur. Il nous montre tous les gratte-ciels en construction, les parcs et devantures de magasins à venir, d’un modernisme élégant qui contraste avec les bâtiments délabrés en calcaire et en terre cuite du vieux Marseille. Les feuilles des jeunes platanes claquent au vent, tels des drapeaux. La présence envahissante des grues qui redessinent l’horizon me rappelle le centre-ville d’Atlanta, où des projets immobiliers au sommet desquels trônaient des appartements de luxe ont été érigés, alors que, dans le même temps, les quartiers voisins languissaient par manque d’investissement. À qui tout cela est-il destiné ?
Nous passons d’abord devant le siège de la compagnie maritime internationale CMA CGM. Je me rappelle avoir vu ces lettres sur les porte-conteneurs qui descendaient la rivière Savannah. J’apprends aujourd’hui que le « M » veut dire Marseille. Surnommée « la fermeture éclair » par les Marseillais, la tour vitrée de CMA CGM, en bordure du port, s’élève depuis une large base dont les verticales sont sanglées au centre. Elle ne ressemble à rien d’autre dans cette ville.
Geoffroy trouve une place pour se garer près de la tour. Il nous montre une étrange tranchée rectangulaire entre une rangée de voitures garées et une casse : c’est le ruisseau des Aygalades. Nous nous penchons au-dessus d’une barrière pour regarder notre reflet dans l’eau, deux mètres cinquante plus bas. À l’ouest, deux autres longs segments barricadés révèlent le cours de la rivière. Ma première pensée est que ce n’est pas une rivière, ni même un fossé, mais une sorte de cercueil ouvert.
Il explique que cette partie de la rivière a été récemment réaménagée et dégagée pour contenir les inondations. Je ne vois pas l’ombre d’un poisson ou d’une feuille dans l’eau noire. Quand il sort une carte plastifiée des Aygalades, j’ai envie de le serrer dans mes bras. Combien de fois ai-je emmené des gens jusqu’au cours supérieur de la Flint et brandi une carte des bassins versants pour les convaincre que le pitoyable fossé que nous surplombions faisait bien partie d’un fleuve ?
Nous poursuivons notre marche en amont pour voir d’autres versions de ce ruisseau étrange. Chaque étape est moins déprimante que ce premier aperçu. À mesure que nous nous éloignons du port fraîchement réaménagé, la nature reprend ses droits. Vert et ombragé, le ruisseau sinue sur les roches et les ruines. Les graffitis deviennent plus élaborés, la décomposition urbaine plus charmante. Les figues, les marguerites et le lierre percent le vieux béton pour trouver l’eau. Geoffroy, qui travaille pourtant depuis des années sur ces nappes enfouies, est surpris d’apercevoir un jeune couple en train de se faire bronzer le long du canal.
Il nous encourage à enjamber une clôture pour mieux voir la rivière du haut de la colline. Je lui demande s’il a déjà eu des ennuis en pénétrant dans une propriété privée. Il me répond que non, parce qu’il « a l’air d’un vieux papa ».
Bien sûr, rien de tout cela n’est naturel. C’est le fruit de deux cents ans de développement industriel. Nous traversons les hautes herbes pour voir le ruisseau d’en haut. J’essaie de ne pas trop penser au terril du dépotoir sur lequel nous marchons. Il provient des fonderies et des usines voisines. Le sol est de couleur rouille et friable comme un gâteau sec.
Entre Sullivan Creek et la rivière Flint, il y a une décharge fermée. On dirait une colline herbeuse. La ville l’a même baptisée Green Acres, mais je sais qu’il n’y a aucun revêtement et qu’on y a jeté, pendant des années, les encres qui servaient à imprimer l’Atlanta Journal-Constitution, et d’autres choses peu recommandables. Je me dis que tout cela contamine la rivière aujourd’hui, mais je chasse rapidement cette pensée de mon esprit.
La vue sur Marseille est imprenable, avec les toits des usines, les cheminées, les barres d’immeubles et les montagnes ombragées au loin. Le vent souffle dans les herbes hautes, et pousse les nuages gonflés en un grand tourbillon au-dessus de nos têtes. Je détache les coquilles d’escargots blanchies au soleil, aussi grosses et légères que des balles de ping-pong, des herbes hautes. Comment sont-ils devenus si grands ?
Vendredi 28 avril : la ripisylve
Quand la municipalité a racheté L’Abeille, l’usine d’huile et de savon au nord de la ville, en 1999 pour créer l’immense complexe culturel de la Cité des Arts de la rue, savait-elle que le terrain abritait les ruines d’une cascade ? La cascade des Aygalades avait été démolie lors de la construction de l’autoroute A7 pendant la Seconde Guerre mondiale, mais le ruisseau y serpentait encore, dans un ravin derrière l’usine, sur le bord ouest du terrain.
La Cité des Arts de la rue est un ensemble de bâtiments industriels reconvertis en immenses studios, galeries, salles de classe et ateliers. Les architectes imaginaient-ils qu’un jour les artistes en résidence, apercevant la rivière derrière les bâtiments, canaliseraient leur énergie créatrice vers l’extérieur ? En effet, depuis 2013, des militants, sculpteurs, danseurs, poètes et musiciens transforment cet espace vert marginal en terrain de jeu culturel vital pour la communauté, qu’ils ont appelé le Jardin de la cascade.
Nous avons le temps de nous promener dans le parc avant la rencontre prévue avec le collectif des Gammares, les artistes-militants à l’origine de cette transformation. Vingt-cinq années d’accumulation de détritus créatifs donnent à l’endroit un air de plateau de cinéma en extérieur et de sanctuaire d’art populaire. Au milieu des accessoires surdimensionnés et des véhicules vintage, j’aperçois une cage à oiseaux de taille humaine, des mannequins démembrés, et un cheval de manège monté sur une Peugeot. Un énorme pain de savon Marseillaise trône dans le hangar, rappelant l’usine qui a occupé les lieux pendant un siècle. Encore une fois, je m’émerveille de la sècheresse. Dans l’air humide d’Atlanta, un tel pain de savon ne durerait pas longtemps. En un mois, il serait envahi par le kudzu et les champignons.
Sur la terrasse de la Cité, qui surplombe la ville, nous retrouvons ensuite les Gammares : Charlie Fox, Marine Torres et Agnès Jouanaud, habillée en bleu de la tête aux pieds, avec des tresses bleu ciel. Charlie porte un badge orné d’une crevette souriante, la sympathique mascotte de la rivière. Encore un nouveau mot pour moi : gammare, le petit crustacé d’eau douce qui vit aux Aygalades. Toutes les criques devraient avoir une mascotte, ou une déesse, comme la Durance au Palais Longchamp !
Tandis que des danseurs funambules répètent leur spectacle au-dessus de leur tête, les Gammares nous font le récit classique du syndrome des cours d’eau urbains : les rejets industriels, le ruissellement pollué des autoroutes, la canalisation du ruisseau naturel qui devient un égout à ciel ouvert, deux siècles de contamination du sol et des eaux souterraines. Une carrière a dégradé la source de la rivière, un peu comme les carrières de granit que j’ai visitées le long du cours supérieur de la Flint. Les Aygalades ont absorbé l’aluminium d’une usine pharmaceutique en amont, la Flint, le kérosène de l’aéroport. Les contaminants diffèrent mais le résultat est le même : un effacement complet de la rivière qui pose problème.
Agnès, cigarette à la main, annonce qu’elle été baptisée aux Aygalades. C’est difficile à imaginer, au vu du ruisseau peu profond que nous avons aperçu mardi, mais je la crois. Elle parle de son attachement à la terre, du sentiment d’avoir « un GPS dans la tête et une biorégion dans le corps ». À un moment donné, au cours de notre randonnée, elle a cueilli une poignée de fleurs de sureau et l’a mise dans sa bouche sans ralentir le rythme.
Marine écrit « ripisylve » dans mon carnet. La forêt riveraine. Sur la façade, deux danseurs se prennent la main.
Les Gammares ont réussi à réorienter l’usine vers sa porte dérobée. Nous descendons les escaliers qui mènent sous le bâtiment, attirés vers l’eau. La ville disparaît. Je me sens chez moi. Sous le bâtiment, l’air est frais et humide. Ça sent la cave.
Nous parcourons le court sentier qui mène à la cascade, longeant le ruisseau tranquille comme un chemin à travers les vignes. Il y a un peu plus moins de deux mètres d’une rive à l’autre. L’eau claire, peu profonde, ondule sur de petites pierres, des débris de construction et de curieux déchets urbains encastrés. Notre parcours est jalonné de réflexions sur l’histoire, l’écologie et l’avenir des Aygalades, d’une sculpture de roue à aubes géante aux codes QR qui font le lien entre musique et poésie originales. Je quitte rapidement le sentier et descends dans le lit du ruisseau à la recherche de grenouilles, d’escargots, de traces d’animaux et tout autre signe de vie non humaine. Je me ressource en posant mon visage contre la mousse au cœur de cet étrange paysage. Des pétales mauves jonchent les berges, tels des confettis.
Le sentier et le ruisseau ont l’odeur et l’apparence de ma vieille amie, la Flint, y compris dans les ruines d’un vieux moulin. La cascade est désormais un projet artistique, une fontaine qui recycle l’eau du trou bleu vers le sommet d’un impressionnant affleurement calcaire. Au-dessus de nous, le bruit de l’A7 est à peine audible.
Nous nous arrêtons dans une crique pour parler des liens entre les eaux urbaines disparues et leur potentiel dans la restauration de l’environnement. Comme d’habitude, je commence mon récit en rappelant qu’en 1821, la Flint marquait la frontière établie par un traité international entre l’État de Géorgie et la tribu des Muscogee Creek. Avant cela, à l’époque où les moulins à vent et les petits châteaux de campagne, comme la bastide de la Guillermy, surplombaient les Aygalades, les communautés autochtones de ma région cultivaient, pêchaient, faisaient du commerce et voyageaient le long de la rivière Flint, qu’ils appellent Hlonotiskahachi. Je me demande comment l’interprète qui chuchote à l’oreille d’Agnès va traduire ça.
Cela fait des années que je fais des conférences sur la Flint dans des salles de réunion, des classes d’écoles, des espaces naturels aménagés, des tentes, sous des ponts, en canoë et sur Zoom, mais le lieu où je me tiens est une révélation. C’est ça qu’il nous faut pour la Flint ! Depuis des années, nous bataillons pour acheter un terrain dont nous souhaitons faire un parc ouvert au public. Sans ça, tout le projet de restauration reste une abstraction très réductrice. Il faut que nous obtenions une petite parcelle le long du cours supérieur, que nous puissions nettoyer et restaurer, et sur laquelle nous puissions tracer quelques sentiers et clairières, inviter le public à s’y promener et observer les oiseaux, recueillir des échantillons d’eau et attraper des têtards. Le lieu où je me trouve est à la fois une classe verte, une galerie et un patio. Ils ont créé un petit bout de forêt où l’ambiance est joyeuse et détendue pour réinventer l’histoire de cette rivière longtemps condamnée. Moi, je n’ai même pas d’endroit pour organiser une opération de nettoyage sur la Flint, et encore moins un pique-nique.
En repartant, je me sens ressourcée… et jalouse. J’envie le Jardin de la cascade, son interface unique avec le fleuve, ouverte au public. J’envie aussi les ressources extraordinaires produites par le collectif. Marine et Charlie m’ont offert quelques exemplaires de la Gazette du ruisseau, un trimestriel éclectique plein de dessins, de réflexions, de bandes dessinées inspirées du fleuve et des aventures de la communauté. Ils m’ont aussi donné un guide pour enfants aux couleurs fluo, Le Cahier du ruisseau, avec plein de cartes, de pages à colorier, de blagues et d’autocollants.
Je me dis que je vais leur piquer toutes ces idées, et puis je me rends compte du temps qu’il faut pour dessiner des cartes et des illustrations à la main, faire la mise en page, écrire et imprimer ces supports. Du temps, de la créativité et de l’amour. Une observation attentive, une inspiration continue, semblables à de l’adoration. Il faut énormément d’argent pour créer un parc, l’entretenir au fil des ans, le rendre accueillant, le remplir d’œuvres d’art, d’événements culturels, et de vie.
« Tu devrais former un collectif ! » suggère Marine.
C’est sûr, il me faut une plus grande équipe. J’ai besoin de sept collaborateurs supplémentaires à plein temps, sans oublier une douzaine d’artistes, de guides, d’écologistes, de designers. Mais qui va payer tout ça ?
J’en déduis que les collectifs français ressemblent aux innombrables associations à but non lucratif qui soutiennent des projets culturels, historiques, environnementaux et sociaux à Atlanta. La plupart de mes amis et collègues y travaillent, ou bénéficient de leur aide. Nous avons tous passé beaucoup de temps à solliciter les subventions de mécènes et d’entreprise, et à rivaliser pour les obtenir. Ce que j’ai du mal à saisir, c’est dans quel mesure la municipalité, le département, la région et l’État français soutiennent financièrement le travail des artistes et des conteurs de ce lieu.
Je n’arrête pas d’y penser. Les dépenses de base comme le loyer, la nourriture et les transports. Comment tout cela a-t-il été financé ? Le bâtiment et les centaines de travailleurs culturels qui s’y trouvent, de quoi vivent-ils ? Même s’ils n’ont pas, comme aux Etats-Unis, le poids des dépenses de santé, de garde d’enfants et d’études supérieures.
Je remarque par ailleurs que toutes les personnes que nous avons rencontrées semblent être d’origine caucasienne. Même en admettant que l’ethnicité administrative qui s’applique à moi aux États-Unis ne correspond pas exactement aux catégories sociales françaises, il me semble qu’un si grand lieu public devrait ressembler à la communauté qu’il dessert. Où sont les artistes, administrateurs, universitaires et interprètes à la peau foncée et arabophones des quartiers populaires de Marseille ? C’est un débat sans fin aux États-Unis : comment accroître la diversité dans les initiatives environnementales, de manière à vraiment accueillir tout le monde dans les espaces extérieurs, au-delà des seuls militants pour la justice environnementale ?
Dimanche 30 avril : le littoral
Le dernier matin que je passe à Marseille, la pluie est enfin de la partie. Quelques gouttes grises sur les toits de tuiles, juste assez pour rincer la poussière des feuilles de platanes. J’imagine que tous les agriculteurs que j’ai rencontrés cette semaine se frottent les mains.
La pluie ne gêne pas nos projets de visite du Château d’If et des îles du Frioul. Nous montons à bord du ferry dans une brume épaisse. J’avale quelques cachets contre la nausée.
Après avoir visité la prison du château, notre groupe s’assied sous des parasols à la petite terrasse d’un café pour un déjeuner composé de panisse salée et de bar entier, suivi d’un autre trajet en ferry, ensoleillé et chaud cette fois, et surtout moins agité. Tandis que nous naviguons vers les îles du Frioul, le ciel est dégagé.
Sur le sentier de graviers qui mène à la plage de Saint-Estève, nous enlevons nos imperméables et nos écharpes. Je comprends les panneaux plantés le long du littoral qui mettent en garde contre les chutes de pierres, mais je demande à Lucie de m’expliquer le sens du mot littoral, l’habitat protégé tout autour de nous.
Voici, encore une fois, une preuve de leur respect de l’eau. Non seulement la signalisation sur l’écosystème littoral, mais aussi le Parc national des calanques, créé en 2012, une « zone de protection spéciale » labélisée par le gouvernement. On ne peut qu’imaginer à quoi ressemblerait Marseille si ses autres voies navigables étaient protégées de la sorte. D’abord, le littoral. Ensuite, la ripisylve.
La plage est nichée entre les falaises, une crique bleue et calme protégée du vent, pleine de familles et d’adorateurs du soleil. Lucie est la première à piquer une tête. Ses cheveux noirs dansent sur les flots bleus. Elle est persuadée, comme beaucoup de gens ici, qu’un plongeon dans l’eau glacée est sain et vivifiant.
Les tout-petits qui barbotent joyeusement me donnent envie de la rejoindre. Comme si tout ce voyage m’avait conduit à ce moment précis, comme si le pays entier préservait cette petite plage parfaite comme elle le fait depuis des millénaires. Nous entrons enfin dans l’eau, en criant, le souffle court. La pluie n’est plus qu’un lointain souvenir. Je mets la tête sous l’eau.
Juillet 2023
Hannah S. Palmer est une écrivaine et une artiste qui s’intéresse au paysage urbain propre au sud des Etats-Unis. Originaire du sud d’Atlanta, elle a décrit la disparition de nombreux quartiers liée à l’agrandissement de l’aéroport d’Atlanta dans son livre Flight Path : A Search For Roots Beneath The World’s Busiest Airport. L’exploration avec sa famille des eaux privatisées, ségréguées et polluées du sud de sa ville l’a conduit à un nouveau projet de livre intitulé The Pool is Closed (La piscine est fermée ) et à sa dernière création, Atlanta Creek League, un projet qui aide les habitants à trouver, apprécier et prendre soin des ruisseaux de leur quartier.
L’événement Terres communes a proposé durant plus d’une semaine à Marseille des conférences, ateliers et marches publiques, dans le prolongement de l’exposition de Sebastien Marot Taking the Country’s Side / Prendre la clé des champs (Agriculture & Architecture).