Démocratie, droits culturels et utopies numériques
Par Marie Picard and Emmanuel Vergès
Apparue il y a près de 80 ans, la notion de Droits Culturels est-elle toujours pertinente à l’heure d’Internet ? Dans cet article tiré de leur intervention à la nuit des Idées à Atlanta, Marie Picard et Emmanuel Vergès se placent à l’intersection des droits culturels et des cultures numériques pour envisager un nouveau cadre culturel inclusif, ouvert et soutenable. L’enjeu est important, il s’agit ni plus ni moins que de la possibilité de la démocratie.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, un vaste mouvement civil a poussé à ce que la culture et l’éducation soient reconnues comme des « outils » pour renforcer la démocratie, et garantisse le « plus jamais ça ». La notion de droits culturels a été introduite dans la Déclaration universelle des droits de l’homme dans l’article 27. Dans cet article, les droits culturels sont décrits comme à la fois la capacité des individus à prendre part à la vie culturelle et la possibilité à chacune et chacun de s’exprimer et de protéger ses œuvres et savoirs. Avec le mouvement de décolonisation et d’indépendances depuis les années 50, le mouvement des droits civiques aux États-Unis, l’UNESCO et d’autres organisations internationales ont poursuivi le travail en promouvant la diversité culturelle comme base commune du développement humain (comme la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle de 2001, la Convention de l’UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles). Un groupe d’experts a travaillé sur un texte essentiel, la déclaration de Fribourg sur les droits culturels, publiée en 2007, qui propose de décliner et de concrétiser ces droits pour les appliquer dans notre société. En Belgique et en France, cette déclaration a permis de rédiger plusieurs lois, pour les traduire dans les institutions culturelles.
Une société à l’échelle-monde et en régime numérique
Aujourd’hui, on constate que ces droits accompagnent l’évolution forte des pratiques culturelles, l’émergence des tiers-lieux et la réflexion qui pose l’égale dignité des cultures comme enjeu démocratique. Et dans une société à l’échelle-monde et en régime numérique, les Droits Culturels trouvent dans l’Internet, le web et les médias sociaux, mais aussi les fablab, les makerspace, des outils et des lieux pour se déployer. En effet, ces outils et ces lieux ont été fondés sur des principes qui favorisent la prise de parole décentralisée et la production collective de pair à pair, ce qui transforme en profondeur les modes de construction de la culture. De plus, l’Internet est devenu un outil d’expression universel et majeur dans nos sociétés. Les artistes, les citoyens et de nombreuses communautés ont compris que cette transformation numérique est une grande révolution culturelle. On l’a vécu avec des mouvements majeurs comme #meetoo, #BLM, mais aussi tant d’autres. Ces mouvements et ces évolutions montrent l’impact social très fort de cet outil contributif et horizontal.
Ensemble, les droits culturels et les cultures numériques donnent de nouvelles perspectives à la liberté des individus et les enjeux collectifs à vivre ensemble. Nous abordons ces droits culturels dans un paysage médiatique et politique dans lequel s’affrontent de nouveaux acteurs. L’Internet n’est pas tout à fait un outil favorisant la démocratie, la justice sociale et l’écologie avec l’émergence de nouveaux enjeux qui sont problématiques : économie de l’attention, dérégulation du cadre de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur, ubérisation du travail, robustesse de l’information, usages des IA, problème de sécurité des données, problématique de fiscalité… Ce nouveau paysage, un véritable espace public de fait, même s’il est numérique, nous questionne dans le fond sur les liens entre individus, démocratie, média et culture.
Dans ce texte nous partageons deux réflexions qui mettent en lien Droits Culturels et cultures numériques pour proposer des pistes de réflexion afin de sortir de la seule critique des GAFAM, et remettre les droits des usagers et des citoyens au cœur du débat.
Les limites des algorithmes
Première réflexion autour des algorithmes des plateformes et réseaux sociaux. Les plateformes et les réseaux sociaux constituent la porte d’entrée pour s’informer, apprendre et partager… Mais ces algorithmes ont des limites et des biais. Ils reproduisent les normes et les standards des personnes qui les ont créés, le plus souvent des hommes blancs et bien payés. Les algorithmes deviennent de fait de nouveaux modèles de domination culturelle. Comment peut-on adapter les algorithmes aux enjeux démocratiques ? Il y a tout un ensemble de travaux politiques et académiques qui tendent à privilégier la mise en œuvre de réglementation (RGPD, IA Act). De notre point de vue, la réponse n’est pas seulement juridique. Les Droits Culturels, comme approche culturelle de nos relations, permettent de penser les algorithmes comme le lieu de l’expérience culturelle collective pour favoriser nos dynamiques démocratiques avec les médias. Et ainsi éviter qu’ils ne soient que le lieu d’une commercialisation de nos attentions ou du développement d’un capitalisme de surveillance, profondément asymétrique, inégalitaire et non écologique.
Rappelons que le projet culturel initial de l’Internet avait pour but de connecter tous les points du réseau de pair à pair, et de permettre une expérience culturelle collective. Avec l’Internet, comme le dit Laurence Lessig, « l’intelligence est dans les périphéries », et nous avons, chacun·e, avec les outils numériques, les moyens de recevoir et de de diffuser des contenus depuis n’importe quel point du réseau. Nous sommes passés des médias pyramidaux à des écosystèmes médiatiques. Et si nous savons comment rendre les systèmes pyramidaux plus démocratiques, nous doutons encore des gouvernances démocratiques au sein des écosystèmes !
Une piste se trouve dans le livre de Fred Turner Le Cercle démocratique (C&F Éditions) (The Democratic Surround) qui raconte le travail du Comité pour la Morale nationale aux États-Unis, mené par une centaine d’anthropologues, d’artistes, d’intellectuels, de journalistes… auprès du gouvernement américain dans les années 30. Ce groupe a proposé une réflexion sur la capacité démocratique des médias, comme une alternative face aux usages de propagande des médias de masse. Cette capacité émergeait au sein d’environnements médiatiques, par la consultation et la production individuelle des contenus, et du partage d’une expérience culturelle commune et collective. Cela rejoint les réflexions de John Dewey sur l’art comme expérience ou les expérimentations qui ont été menées au Black Mountain Collège, ou les expositions qui ont pris place dans les dômes de Buckminster Fuller (REF). Ces réflexions ont aussi été des bases, pour Fred Turner, pour concevoir l’architecture culturelle et technique de l’Internet.
Les pratiques en ligne, ces gestes culturels qui nous relient
Dans cette seconde réflexion, nous allons nous intéresser aux contenus et ce qu’il constitue comme « message du médium » comme le dit McLuhan. Malgré leurs utilisations massives aujourd’hui, les contenus numériques sont encore largement sous-estimés en tant que bien culturel et de mode de prescription et de légitimation culturelle au sein de nos sociétés. Dans le fond, que fait tout ce contenu en ligne à la démocratie ? Du point de vue des Droits Culturels, ces expressions par millier sont notre nouveau « bien commun ». Les enjeux démocratiques deviennent fondamentalement intersectionnel, ils doivent prendre en compte l’ensemble des problématiques de discriminations et de dominations, économiques, ethnique, culturels de genre, sexuel, validisme ! Ces Droits nous aident à envisager un nouveau cadre culturel, inclusif, ouvert et soutenable. Comment ?
Une des pistes est de considérer que les réseaux sociaux ne sont pas seulement des réseaux égocentriques ou narcissiques. Les contenus sont essentiellement basés sur la personnification, la contextualisation entre le sujet et celui qui le traite. Nous appelons cela l’incarnation du message. Le message prend son sens par celui qui le diffuse et par celui qui le reçoit. Et qui le retransmet. Et ainsi de suite. Ce message peut alors être repris, imité, déformé, contredit… Toutes ces formes d’expression que l’on retrouve en ligne sont des gestes créatifs qui ajoutent, relient, référencent, légitiment, instituent des paroles singulières en des expériences culturelles communes.
Le hashtag nous connecte aux mêmes situations, il nous informe. Ajoutez à cela les algorithmes, et vous obtenez de nouveaux liens donc de nouvelles connaissances. Quand on fait défiler, quand on poste, on commente, on se connecte, on accumule de nouveaux points de vue pour faire la culture des cultures. Les posts, les articles, les sites relient nos contenus de marges à marges, de périphéries à périphéries, permettant à nos identités de s’exprimer, à se reconnaître dans des communautés culturelles. Internet et le web permettent potentiellement aux marges d’être visible par tous, et de nous concerner à les prendre en compte. A égale dignité. Cela relève du droit de s’exprimer, du droit de savoir, du droit de pratiquer et de partager, et c’est démocratique, en acte !
Par ces contenus qui parlent de nos pratiques, et par les liens qui les relient, qui nous relient, le réseau n’est plus seulement numérique et immatériel, mais devient vraiment réel. Nos contenus partagés deviennent de véritables gestes culturels, qui s’incarnent et incarnent le réseau. Nous considérons que ces contenus et ces liens constituent un geste de partage comme c’est le cas dans tout acte culturel et social, dans le monde entier, depuis le début de l’histoire de l’humanité, qu’il s’agisse d’un mariage, ou d’une cérémonie d’accueil, d’une danse … Les réseaux sociaux donnent une aura à nos gestes créatifs, qui deviennent artistiques par leur appropriation collective et leur inscription comme gestes représentatifs d’identités et de communautés. Nous passons alors d’une expression individuelle, à une pratique communautaire, à une expression culturelle.
Et ce large espace numérique de gestes culturels nous donne du pouvoir d’agir chaque matin lorsque nous scrollons sur notre téléphone portable.
Un nouveau bien commun démocratique
Dans les pratiques et les environnements numériques les droits culturels sont donc un levier tant pour proposer de nouveaux cadres aux plateformes et mais aussi pour nous permettre de reconnaître que les pratiques numériques sont des gestes culturels à part entière. Ces deux enjeux favorisent à la fois nos personnalités démocratiques et nos expériences culturelles communes. C’est aujourd’hui un nouveau regard sur nos démocraties, il articule différemment le lien entre l’individu et le collectif et donne de nouvelles perspectives à la notion de communauté et de liberté.
Les individus doivent pouvoir être libres d’appartenir à des communautés culturelles diverses mais aussi pouvoir en changer tout au long de leurs vies, accompagnant leur émancipation et porteur de justice sociale. Internet permet de concrétiser et d’incarner ces principes, par la capacité des individus à produire, à diffuser des contenus et donc à se relier
librement. L’enjeu maintenant est celui de l’intention de ces liens, et de ce qu’ils produisent comme économie, au sens de l’échange.
Quand les GAFAM cherchent à capter nos données et exploitent notre travail gratuit en ligne, les cultures libres proposent des dispositifs de production coopérative. Sur l’Internet, les Droits Culturels permettent d’envisager de passer d’une économie de l’attention dominée par quelques corporations géantes, à une économie du savoir et même de la connaissance porté par toustes.