(LA)HORDE : « La danse est cet espace politique sensible »
Par Raphaël Bourgois
(LA)HORDE parle d’une seule voix. Ce corps collectif dont les artistes Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel sont à l’origine, dépasse en réalité ces trois individualités. Au cœur de leur pratique, la danse devient un lieu sensible et politique où sont abordées les questions liées au genre, au racisme, la sexualité, le pouvoir… De New York à Los Angeles, (LA)HORDE est venue à la rencontre de ce qui fait bouger les gens.
Pouvez-vous nous parler de Los Angeles ? Qu’êtes-vous venus y chercher ?
Los Angeles est une ville qui nous est familière, où nous avons travaillé par le passé. C’est une ville extraordinaire qui d’une certaine manière nous fait penser à Marseille où nous sommes installés depuis plusieurs années. C’est d’abord une affaire de lumière, qui est incroyable à L.A, de proximité de la mer, et aussi une certaine façon de vivre à la fois urbaine et très liée à la nature. Par ailleurs, la violence n’est jamais très loin, et il y a une disparité de vies, des inégalités très fortes qui sont à la fois saisissantes, bouleversantes, et puissantes… Marseille comme Los Angeles renferment cette dualité. On s’y sent bien aussi parce qu’il y a une importante communauté artistique, même si la danse n’y est pas encore extrêmement développée. Nous connaissons des acteurs sur le terrain, qui effectuent un travail extraordinaire, et avec qui on échange beaucoup, comme l’ancien directeur de l’école de danse CalArts Dimitri Chamblas, ou Benjamin Millepied avec L.A Dance Project, et tout un réseau de danseurs autodidactes, autour de danses qu’on appelle post-internet, venant du hip hop, du krump… Il y a un terrain pour la danse qui est extrêmement riche, et qui ne demande qu’à grandir et à se mettre en réseau.
Nous étions d’ailleurs venus il y a 4 ans, pour travailler avec des danseurs de jumptsyle dans la continuité de notre première grande pièce To Da Bone (2017). Cette pièce rassemblait au plateau la virtuosité de danseurs complètement autodidactes, qui utilisaient internet à la fois pour apprendre à danser et pour se rencontrer, tout en se penchant sur les raisons qui les faisaient bouger. Car le jumpstyle était devenu un phénomène de société très important en Europe, qui traduisait aussi selon nous une forme d’émancipation de jeunes garçons hétérosexuels, cis hétéro-normés, qui en choisissant la danse déviaient du cursus des pratiques physiques masculines classiques. Ce que nous avons découvert à New York comme à Los Angeles, c’est que tout en conservant la puissance émancipatrice de cette danse, tout en adoptant le même trajet qui mène de la chambre individuelle à la rencontre dans l’espace public avec d’autres danseurs, le jumpstyle rassemblait des communautés très différentes. Il a été approprié par des minorités : une jeune fille trans, des latinos, beaucoup d’immigrés… Ce qui s’est révélé fascinant quand on a joué To Da Bone en Amérique du Nord, avec nos danseurs venus d’Europe, c’était de voir comment à partir d’un point de départ artistique commun, des liens se tissent, des ponts se créent, des amitiés se nouent entre des communautés très différentes. Tout notre travail tourne autour de cette idée.
Cinq ans se sont écoulés depuis votre venue avec To Da Bone. Entre temps, on a vu émerger des pratiques très différentes autour de la danse sur Internet, mais aussi une longue période où il était devenu impossible de se rassembler à cause de la pandémie. Qu’avez-vous trouvé en arrivant aux USA ?
Nous sommes arrivés à New York après 1 an et demi de crise de COVID, et avons tout de suite ressenti une très grande tension sociale. C’est une ville de services (pris en charge, de manière systémique, par des personnes racisées), et le manque de personnel engendré par la pandémie y a créé un climat assez lourd. Si Los Angeles a aussi pâti de la crise, et que le nombre de sans-abris a augmenté depuis notre premier séjour, nous y avons tout de même trouvé une certaine douceur que nous n’avions pas ressentie à New York.
Mais ce que nous trouvons véritablement stimulant aux États-Unis, c’est le fait que l’éducation populaire sur le genre, la sexualité, le racisme, soit assez répandue pour que ce type de conversations ait lieu, alors que la France demeure bien plus tendue et crispée sur toutes ces questions. En revanche, la France offre un accès beaucoup plus facile à la culture, l’art et la santé. Nous sommes donc rentrés en France avec un sentiment d’hybridation, puisque nous nous sentions naviguer entre ces deux territoires qui ont énormément à mettre en commun. En tout cas, nous avons senti aux États-Unis que nous étions sur la même longueur d’onde sur tous ces sujets-là, et c’était plutôt agréable.
Qu’entendez-vous par cette expression que vous avez employée de « danse post-internet » ? Comment percevez-vous l’évolution de la danse avec l’apparition de nouveaux réseaux sociaux comme TikTok ?
Pour répondre à votre question, je vais faire un détour par notre collectif. Quand nous nous sommes rencontrés, nous étions de jeunes artistes, des amis, qui avaient envie de se faire une place. Après notre première production ensemble, on s’est rendu compte qu’il faudrait qu’on signe sous le nom d’un collectif, et c’est comme ça que (LA)HORDE est apparue. Le nom nous a plu car il est à géométrie variable : il peut contenir autant nos trois entités que cent personnes. Nous travaillons de manière très soudée : partage de vidéos, échange de lectures, visite des mêmes expositions… Avec l’avènement d’internet 2.0, donc en 2005-2007, tout un courant de l’art contemporain a émergé, qu’on désigne désormais par le terme de « post-internet ». Des artistes du monde entier ont pu soudain communiquer esthétiquement, et cette simple possibilité a habité nos nombreuses conversations. La danse post-internet, désigne donc un système de pensée et de pratiques artistiques auxquels on a en fait recours en studio avec les danseurs, en partant de ces danses qui se développent sur internet, et qui font naître une culture et une histoire. Cela dit, ce à quoi on assiste aujourd’hui avec les mouvements viraux qui ont lieu sur TikTok marquent encore une nouvelle étape qui se caractérise par la viralité, leur côté éphémère, et la création de rassemblements de centaines de milliers de personnes. Il faut donc faire une différence entre les danses virales et les danses post-internet, qui elles peuvent se décliner in real life. Les danseurs de jumpstyle, par exemple, utilisent internet comme outil d’émancipation, leur permettant d’entrer en contact, d’échanger, de progresser, et de construire une culture commune. Ils finissent toujours par se retrouver dans des meetings où ils concourent ensemble, en présentiel.
Comme votre nom même de (LA)HORDE le suggère, vous menez toute une réflexion sur le lien entre l’individu, le corps et le collectif, qui sont des tensions exacerbées par internet. Pourriez-vous nous parler plus en détails de la question de l’engagement, de la protestation, qui est au cœur de votre travail ? Comment est-ce que la danse devient aussi un outil politique de rassemblement ?
En tant que collectif, nous nous s’intéressons aux autres. Pour reprendre les mots de la danseuse et chorégraphe Pina Bausch : « Je ne m’intéresse pas à comment les gens bougent, mais à ce qui les fait bouger ». Cette idée est un peu un leitmotiv dans notre travail. Tous les trois, nous avons besoin d’être touchés par une émotion, une virtuosité, du beau, du spectaculaire. Si l’inexplicable nous fascine parce qu’il nous amène à penser qu’il s’est passé quelque chose, j’avouerai que nous apprécions aussi beaucoup la phase de conceptualisation et d’échange avec des interprètes, pendant laquelle nous explorons les raisons motivant leurs mouvements.
La danse, c’est aujourd’hui ce langage universel qui n’a pas de mots, qui ne porte pas de texte. Sa capacité à fédérer est une source de pouvoir pour des communautés qui ne peuvent plus s’exprimer, ou qui n’ont pas, à proprement parler, de place dans la société. La danse est pour nous ce lieu sensible et politique très fort. Nous avons pu nous en rendre compte lorsque nous nous sommes penchés sur les origines du jumptsyle, aussi comme expression politique, et découvrir qu’il s’inspirait de danses traditionnelles géorgiennes. Nous nous sommes donc rendus sur place, pour constater que les danses géorgiennes sont aujourd’hui liées à un mouvement techno LGBT extrêmement influent, qu’elles ont aussi été un instrument de résistance à l’invasion russe de 2008. L’emploi de termes comme « danse traditionnelle » ou « concerts » pour désigner certaines formes de spectacles est en réalité un moyen d’éviter la censure. À l’intérieur de cette « tradition », ils ont en réalité continué à innover en lien avec tout un réseau underground techno qui se retrouve à la discothèque Bassiani, située sous le stade Boris-Paichadze à Tbilissi. Toute une jeunesse s’y retrouve autour des questions de genre, de société, de sexualité, de pouvoir, de politique… sur fond de danse techno et parfois donc de danses traditionnelles. Un lieu comme Bassiani incarne tout ce que nous avons envie de manipuler, c’est un creuset où le politique, l’organique et le sensible, se mélangent, et qui nous a inspiré la création Marry Me in Bassiani. Mais comme ces histoires ne sont jamais complètement les nôtres, nous ne travaillons pas seuls. Nos réponses, nous les avons trouvées dans le partage, dans l’expérimentation, dans l’entre-chemin, et en jouant aussi sur une dramaturgie entre fiction et réalité. Le politique et l’esthétique de la violence ont beaucoup habité notre travail ces dix dernières années et aujourd’hui, nous tendons vers une matière qui se veut puissante et engagée physiquement en termes de gestuelle, et qui essaie aussi de trouver une lumière, un espoir, car il est compliqué d’être neo no future dans un moment tel que celui qu’on en train de vivre. L’esthétique de la violence continuera à être présente dans notre travail. Mais la nature de cette violence n’est pas fixe et pourra évoluer ; nous sommes encore jeunes, après tout.
Vous ressentez donc vraiment le besoin de créer, d’intégrer une forme d’optimisme, de dire qu’il y a quand même une lumière au bout du tunnel. Avez-vous donc l’impression que la position punk et nihiliste, fermée à l’avenir, n’est plus tenable aujourd’hui ?
Pour nous, être punk aujourd’hui, c’est trouver la lumière. Depuis le début de (LA)HORDE en 2011, il y a toujours eu, au cœur de notre esthétique de la violence, une forme de liesse, de rite, d’élévation, que le groupe permet. Dans To Da Bone, quand les danseurs de jumpstyle sautent sur place et en silence pendant les dix premières minutes, il y a dans cette répétition, qu’on le veuille ou non, une violence qui fait corps et qui suscite chez le spectateur l’espoir que quelque chose va se passer.
Avec l’arrivée du confinement, nous avons dû interrompre notre dernier spectacle, Room With a View, que nous avions monté avec les danseurs du Ballet National de Marseille, nous privant de danse pendant un an et demi. Au cours du processus de création de ce spectacle, le compositeur et musicien Rone a amené une certaine lumière à notre travail. Il nous a permis de comprendre que le Ballet National de Marseille est une communauté spécifique, éphémère (composée d’une quinzaine de nationalités cette saison), et que la pièce chorégraphique qui émerge de cette collaboration doit dire quelque chose du monde dans lequel on vit. Depuis Room With a View, nous avons eu envie de trouver un chemin lumineux, et même si tout le monde n’est pas en mesure de le percevoir, pour nous, cette lumière est violente.
Vous êtes des artistes multimodaux, avez un intérêt pour l’art contemporain, la pratique scénique, la musique, la vidéo… Vous parliez justement de Rone, et donc de musique électronique, très importante dans votre travail. Pourriez-vous nous dire aussi un mot de l’utilisation que vous faites de la vidéo ? Quelle place vous lui accordez-vous et pourquoi est-elle importante ?
C’est pour nous assez naturel de nous tourner vers la vidéo, qui offre une autre modalité de la pratique scénique. Elle permet de nous rapprocher des interprètes et d’adopter une écriture différente de celle du théâtre, plus frontale. Les différents médias ne s’annulent pas, mais permettent plutôt à des œuvres et des points de vue de s’additionner, offrant au spectateur la possibilité d’entrevoir une pièce chorégraphique à travers ces prismes multiples. Nous sommes de grands cinéphiles, et le septième art se retrouve toujours dans notre travail chorégraphique et au plateau. Pour nous, l’outil vidéographique n’est absolument pas un calcul commercial, c’est un mode de narration qui nous permet de toucher à des problématiques qui nous intéressent. Ces vidéos nous permettent de faire aussi bien un documentaire, qu’une œuvre d’art contemporain, un clip, ou d’offrir le témoignage d’une de nos performances (comme on l’a fait avec The Master’s Tools en 2017 pour Nuit Blanche à Paris, qui mélange des passages ressemblant à une installation filmée avec d’autres capturés par des téléphones)…
Vous avez collaboré pour la vidéo Ghost avec le réalisateur, producteur, et scénariste américain Spike Jonze. Comment cela s’est-il fait ?
Spike Jonze est notre aventure américaine, notre folie du confinement ! Nous avions en fait tourné un clip pour Room With a View avec le Ballet National de Marseille, à la fin duquel tous les danseurs forment un monstre et s’envolent. Ce monstre s’est transformé en virus… nous avons donc dû arrêter les représentations, mais ce clip est devenu viral. Un jour, nous recevons un mail d’un producteur américain, David Zander, de chez MJZ, insistant pour qu’on ait un rendez-vous. En se renseignant, nous apprenons qu’il travaille avec des gens qu’on admire, tels Spike Jonze, Harmony Korine, Chris Cunningham… Il nous a ensuite mis en contact avec Spike Jonze, avec qui on a échangé par Zoom. On n’arrivait pas à y croire ! A la suite de cela, Spike Jonze nous a écrit un court scénario qu’on a tourné au musée des Beaux-Arts de Marseille, et c’est à partir de ce moment-là qu’il est devenu notre parrain chez MJZ.
Revenons sur cette question de la danse liée à la fête, puisque l’on vient de traverser deux ans sans possibilité de fêtes collectives. Qu’est-ce qui disparaît selon vous quand la fête n’est plus possible, et qu’espérez-vous de son retour ?
Les fêtes sont des endroits de transgression, des hétérotopies très précieuses, surtout dans des moments tels que ceux qu’on est en train de traverser. Ces endroits nous sont particulièrement chers, parce que c’est dans ce type de safe place – des soirées LGBT à Paris, comme la “Flash Cocotte” ou les soirées “Possession” – que nous nous sommes rencontrés. Pour nous la fête, ça va de la soirée d’anniversaire au club techno. Il est vrai que même si les choses s’apaisent en France en ce moment, l’autre est toujours présenté comme un danger, et la fête est synonyme de violence. Pour nous c’est l’inverse, c’est un endroit de protection contre la violence, qui permet un rapport différent à l’autre, qui donne la possibilité aux générations de se mélanger. Lors de notre passage à Tbilissi en Géorgie, nous avons été touchés par la place que conserve la techno dans des lieux de contestation et de révolution. Encore une fois, nous avons eu la preuve que la musique, l’art, font bouger des choses. Il faut donc faire très attention à ce que la fête ne disparaisse pas, et qu’elle ait sa place dans notre société, car elle est politique.
Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel, à l’origine du collectif (LA)HORDE, sont à la tête du Ballet National de Marseille. Artistes multimodaux, ils créent des spectacles de danse contemporaine, tant sur scène que filmés ; la danse est au cœur de leurs pièces chorégraphiques, films, performances et installations. Ils ont collaboré avec des grands noms du cinéma américain et de la musique française. Ils étaient en résidence Albertine à New York et Los Angeles, co-programmé avec la Fondation Art Explora. Vous pouvez retrouver leurs productions, et notamment leurs clips vidéo ici.
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