On March 13th, 2018, Joan Wallach Scott, Professor Emerita at the Institute of Advanced Study, was honored with the insignia of Chevalier of the Legion of Honor in a ceremony held at the Cultural Services of the French Embassy. On this occasion, the following speech was delivered by Françoise Gaspard, historian, politician, and international advocate for women’s rights. An English translation is available below the French original.
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La Légion d’honneur est la plus haute décoration honorifique française. Elle est aussi la plus ancienne. Nous la devons à Bonaparte. Celui-ci a été, à 30 ans, le bras armé du coup d’État du 9 novembre 1799 qui a mis fin à la Révolution. Proclamé Premier consul, il fait adopter le 29 mai 1802 la loi instaurant la Légion d’honneur, décoration destinée à récompenser civils et militaires « ayant rendu des services éminents à la nation ».
Depuis 1802 la France a connu de nombreux régimes. Deux Empires, deux Monarchies, des Républiques – nous en sommes à la cinquième. Ce qui est remarquable c’est que la Légion d’honneur ait survécu à ces bouleversements institutionnels. Avec un bref intermède : le gouvernement de Vichy, celui de la collaboration avec l’Allemagne d’Hitler, remplaça la Légion d’honneur par un nouvel ordre, la Francique. À la Libération de la France, en 1944, la Légion d’honneur a retrouvé sa place dans les institutions de la République.
Cette décoration est longtemps demeurée l’apanage des hommes. Il a ainsi fallu attendre près d’un demi-siècle pour voir une première chevalière. En 1851, Louis-Napoléon Bonaparte vient d’être élu Président de la Seconde République. Il décore Marie-Angélique Duchemin de la Légion d’honneur, à titre militaire. Elle a 79 ans. Mariée à 17 ans à un soldat, elle suit l’armée en campagne comme de nombreuses femmes à cette époque. Son mari et son père meurent tous deux au combat en 1792. Elle décide alors de s’engager – il y eut des femmes militaires sous la Révolution – et monte rapidement en grade grâce à son autorité et sa bravoure au combat. Elle a 20 ans, en 1794, lorsqu’elle est gravement blessée au siège de Calvi, en Corse. Je livre à Joan Scott le nom de cette ancêtre dans l’ordre de la Légion d’honneur. Une histoire des femmes décorées reste d’ailleurs à écrire. Elles ne sont entrées dans les récompenses honorifiques de la République que tardivement et par effraction. Jusqu’à une date récente, elles se sont se comptées, à chaque promotion sur les doigts de la main. Il est même arrivé qu’une promotion n’en compte aucune. Plus rares encore ont été les femmes accédant aux grades supérieurs puisque l’ordre en compte plusieurs. Il a par exemple fallu attendre 1894 pour voir une femme promue officier l’artiste peintre Rosa Bonheur ; et 1953 pour l’écrivaine Colette devienne la première accédant au grade de grand officier, Je ne doute pas que dans une réédition de son ouvrage sur la parité paru en 2005, Joan consacrera un nouveau chapitre à la loi de 2007 qui impose que désormais les promotions de la Légion d’honneur comptent autant de femmes que d’hommes. Depuis 2008 ces promotions sont paritaires. Une révolution.
C’est l’apport remarquable de Joan W. Scott à l’écriture de l’histoire, à celle de notre pays et aux débats intellectuels, philosophiques et politiques qui le traversent, que la République française récompense aujourd’hui. Parce que Joan adolescente a appris le français dans l’école de Brooklyn où elle a fait ses études secondaires, la France a été le terrain de ses recherches. Étudiante en histoire, politiquement engagée dans ces années 1960, notamment contre la guerre du Vietnam, elle consacre ses premières recherches à l’histoire de la classe ouvrière. Carmaux ville ouvrière du midi de la France, fief du leader socialiste Jean Jaurès, a été ce premier terrain. Au 19e siècle y cohabitent des prolétaires de deux cultures différentes, des mineurs et des ouvriers qui fabriquent des bouteilles de verre. C’est aux ouvriers verriers, à leurs grèves et à la naissance du syndicalisme que Joan consacre sa recherche. Sa thèse a donné lieu à son premier ouvrage, The glassworkers of Carmaux. Parue aux États-Unis en 1974, elle a reçu le prix Herbert Baxter attribué par l’Association des historiens américains. Je l’ai relue il y a quelques jours et j’ai été frappée à quel point cet ouvrage, en plus d’un style d’une clarté exceptionnelle, révèle déjà les interrogations de l’historienne sur ce qu’est l’écriture de l’histoire.
Nommée professeure d’université en 1969 alors que se fait jour chez les étudiantes une demande nouvelle, celle du rôle des femmes dans l’histoire, Joan déplace son regard vers ce qui était jusque-là demeuré un angle aveugle de l’histoire sociale, discipline majoritairement masculine : les ouvrières. En 1978 paraît un ouvrage co-écrit avec sa collègue Louise Tilly, Women, Work and Family. Il analyse la place des femmes dans le processus d’industrialisation de la France et de l’Angleterre depuis le 18e siècle jusqu’à nos jours. Le terrain de Louise Tilly est l’Angleterre. Celui de Joan, la France. L’ouvrage demeure lui aussi un classique de l’histoire sociale et une référence en ce qu’il montre que, contrairement à une idée reçue, les femmes ont toujours travaillé. Il révèle ainsi la dimension asymétrique et sexuée du marché du travail.
En 1980, Joan intègre comme professeure Brown University. Les auteurs de ce qu’on nomme alors la French Theory alimentent les débats intellectuels. Joan découvre les écrits des philosophes, Roland Barthes, Jacques Derrida, Michel Foucault et des psychanalystes, Jacques Lacan et Jean Laplanche qui procèdent à une relecture de Freud. Ces lectures, dit-elle, ont relancé les questions sur lesquelles ses travaux antérieurs butaient, et elles la conduise à théoriser le concept de genre. En 1986 parait dans la revue American Historical Review son article « Gender : a Useful category of Historical Analysis », « Le genre, une catégorie utile de l’analyse historique ». Traduit dans de nombreuses langues, il est devenu un outil d’analyse des relations sociales de sexe. Il allait faire connaître Joan non seulement aux États-Unis et en France, mais aussi dans la communauté internationale des historiens et des historiennes et dans celle, plus large, des spécialistes en sciences humaines. J’ignore si l’on connaît le nombre de fois où cet article a été cité, commenté, débattu et admiré, mais celui-ci est certainement considérable.
Cet avec cet outil que Joan va écrire l’histoire et d’abord celle du féminisme français. Dans son livre Only paradoxes to offer, French Feminism and the Rights of Man, elle démontre comment le féminisme français révèle les fondements du républicanisme de ce pays. Paru en 1996 aux États-Unis et dans sa traduction française en 1998, l’ouvrage a ouvert dans la communauté historienne française un débat particulièrement fécond. Qui va se continuer et se développer avec la publication du livre sur la parité, Parity ! Sexual Equality and The Crisis of French Universalism.
On ne s’étonnera donc pas que Joan Scott ait été sollicitée dans les polémiques intellectuelles et politiques françaises. Sur la parité évidemment, qui a suscité une importante controverse chez les féministes françaises. Sur l’interdiction du port du voile islamique à l’école, analysé comme une manifestation des spécificités du républicanisme français. Sur le féminisme encore à l’occasion de l’affaire dont Dominique Strauss-Kahn a été l’instigateur. La tribune publiée dans le New York Times dans laquelle elle critique une « théorie française » de la séduction que revendiquent des intellectuelles françaises suscite de furieux échanges dans la presse nationale. D’autres débats incitent les médias français à requérir son opinion. Pour récuser l’idée, créée de toutes pièces par l’Église catholique hostile au mariage gay, qu’il y aurait une « théorie du genre ». Pour dénoncer l’islamophobie qui se drape dans une laïcité combattante. Pour éclairer les polémiques récentes suscitées en France par l’affaire Weinstein.
Dans la présentation d’un grand entretien que Joan a accordé à une revue française, Vacarme, il est avancé qu’elle est un peu notre nouvel Usbek. La comparaison est judicieuse. Usbek c’est ce personnage des Lettres persanes de Montesquieu qui a quitté Ispahan en 1711 pour Paris, où il va séjourner de 1712 à 1720. Les lettres qu’Usbek envoie dans son pays sont une description des mœurs, de la société française et de la politique. Comme Usbek en effet, Joan analyse, avec un regard distancié, non seulement l’histoire de la France, mais aussi les débats qui l’agitent, « nous obligeant sans cesse à repenser nos catégories et à déplacer notre regard » afin de mieux comprendre notre présent à la lumière de l’histoire. L’interlocuteur de Joan dans cet entretien ajoute un avis que je partage : « Au 18e Siècle, on l’aurait nommée un “esprit libre”, sauf qu’aujourd’hui de tels esprits ont un corps, un genre une nationalité et une histoire compliquée. On dira donc plutôt une amie, quelqu’un qui effectivement vous trouble avec bienveillance et remet la pensée en mouvement ».
Oui, Joan est une amie. Comme de nombreux intellectuels français, je lui dois beaucoup. Il est d’autant plus émouvant pour moi de lui remettre cette décoration que le dernier ouvrage publié en France sous sa direction, en collaboration avec Bruno Perreau, Les Défis de la République, m’est particulièrement destiné. Pour toutes ces raisons, je me réjouis d’être ici pour procéder à la reconnaissance officielle d’un travail d’exception au bénéfice de la France.
Chère Joan Wallach Scott, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je vous fais chevalière de la Légion d’honneur.
The Legion of Honor is the highest and oldest honorary distinction awarded by France. Founded by Napoleon Bonaparte who, at the age of 30 put an end to the Revolution with an armed coup d’État on November 9th, 1799; then, after being proclaimed as the First Consul on May 29th, 1802, he enacted the law that established the Legion of Honor, an award to honor civilians and soldiers “who have provided eminent services to the nation.”
Since 1802, France has undergone numerous regimes: two empires, two monarchies, and several republics. Today we’re in the Fifth Republic. What is remarkable is that the Legion of Honor has survived all of these institutional changes. With only one brief interlude: the Vichy government, which was collaborating with Hitler’s Germany, replaced the Legion of Honor with a new order, the Francique. When France was liberated in 1944, the Legion of Honor reclaimed its place among the institutions of the Republic.
For a long time, this decoration remained a privilege for men only. Almost half a century passed before it was awarded to a woman for the first time. In 1851, Louis-Napoléon Bonaparte had just been elected as the president of the Second Republic. He honored Marie-Angélique Duchemin with the military title of the Legion of Honor. She was 79 years old. After marrying a soldier at the age of 17, she followed the army to the countryside, like many women did at the time. Her husband and her father both died in battle in 1792. She decided then to enlist – there were female soldiers during the Revolution – and rose quickly through the ranks thanks to her leadership and bravery in battle. She was 20 years old in 1794 when she was gravely wounded during the siege of Calvi, in Corsica. I hand over to Joan Scott the name of this forebear in the Legion of Honor. A history of women recipients of the Legion of Honor remains to be written, I might add. Women were included in the honorary rewards of the Republic only later on, and under duress. Until recently, the number of women with the Legion of Honor could be counted on one hand. Even rarer still were women who entered the higher ranks, for the order has multiple “grades.” For example, it wasn’t until 1894 that the painter Rosa Bonheur became the first female Officer, and in 1953, the writer Colette became the first woman to reach the rank of Grand Officer. I don’t doubt that in a re-publication of her work on equality published in 2005, Joan will dedicate a new chapter to the law of 2007 which dictated that from that point on, the same number of Legions of Honor must be awarded to women as to men. Since 2008, the number of decorations of men and of women has been equal. A revolution.
Today, the Republic of France commends Joan W. Scott for her remarkable contribution to the writing of history, to the history of France, and to the intellectual, philosophical, and political debates which criss-cross this history. Because young Joan studied French during secondary school in Brooklyn, France became the location for her research. A student of history who was politically engaged in the 1960’s, notably against the Vietnam War, she first devoted her research to the history of the working class. Carmaux, a working-class town in the middle of France which served as the stronghold of the socialist leader Jean Jaurès, was her first site for study. In the 19th century, two different groups of proletariats co-habited the town: miners and workers who made glass bottles. It is to these glass workers, to their strikes and the birth of trade unionism, that Joan devoted her research. Her thesis gave rise to her first work, The Glassworkers of Carmaux. It was published in the United States in 1974, and she received the Herbert Baxter Adams Prize awarded by the American Historical Association for it. I reread it a few days ago and I was struck by the extent to which this work, written with exceptional clarity, already reveals the questionings of a historian about the nature of writing history.
Joan was appointed a university professor in 1969 during a time that a new question was being raised by female students: that of the role of women in history. She shifted her focus towards something that, until then, suffered from a blind spot in social history (a male-majority discipline): female workers. In 1978, Women, Work, and Family was published, co-authored with her colleague Louis Tilly. It analyzes the place of women in the process of industrialization in France and England from the 18th century to present day. Louis Tilly worked in England; Joan, in France. The work remains a classic of social history and a reference which shows that contrary to popular belief, women have always been working. It thus shows the asymmetric and gender-related dimension of the job market.
In 1980, Joan became a professor at Brown University. The authors of what we now call French Theory were feeding intellectual debates. Joan discovered the writings of philosophers Roland Barthes, Jacques Derrida, and Michel Foucault, and psychoanalysts Jacques Lacan and Jean Laplanche who carried out a reinterpretation of Freud. These interpretations, she said, have once again asked the questions with which her prior works struggled, and they drove her to theorize the concept of gender. In 1986, her article “Gender: A Useful Category of Historical Analysis” was published in the American Historical Review. Translated into many languages, it became an analytical tool of social relationships between genders. It would make Joan well-known not only in the United States and in France, but among the international community of historians and, more broadly, specialists in social sciences. I do not know the number of times that this article has been cited, commented on, debated, and admired, but it’s certainly a large number.
It is with this tool that Joan would write about history beginning with that of French feminism. In her book Only Paradoxes to Offer, French Feminism and the Rights of Man, she demonstrates how French feminism reveals the foundations of the republicanism of France. Published in 1996 in the United States and in 1998 in translation in France, this work opened an especially fecund debate among the French community of historians which would continue and develop with the publication of her book about parity, Parity! Sexual Equality and the Crisis of French Universalism.
So it is not surprising that Joan Scott has been solicited during intellectual and political debates in France: on parity, obviously, which has remained an important controversy for French feminists; on the ban of the hijab in schools, analyzed as a manifestation of the specifics of French republicanism; on feminism regarding the matter instigated by Dominique Strauss-Kahn. The piece published in the New York Times, in which she criticizes the “French theory” of seduction which French intellectuals claim, provoked furious exchanges in the national press. Other debates have prompted the French media to ask for her opinion. To refute the idea created entirely by the Catholic Church, opposed to gay marriage, that there could be a “theory of gender.” To denounce Islamophobia which cloaks itself in a combative secular group. To illuminate the recent debates provoked in France by the Weinstein scandal.
In an extensive interview that Joan did with a French magazine, Vacarme, it is claimed that she is in a way our new Usbek. The comparison is a fair one. Uzbek is the character in Montesquieu’s Persian Letters who leaves from Ispahan in 1711 to go to Paris, where he stays from 1712 to 1720. The letters that Usbek sends to his country are a description of customs of the French society and of its politics. Indeed, like Usbek, Joan analyzes with a distanced perspective not only the history of France but also the debates that agitate it, and “oblige us ceaselessly to rethink our categories and shift our view” to better understand our present day in the light of history. Joan’s interviewer, in this article, added a remark which I will share: “In the 18th century, we would have called her a ‘free spirit,’ except that today such spirits are a body, a genre of nationality and a complicated history. So we will say rather a friend, someone who effectively troubles you with benevolence and causes you to reflect some more.”
Yes, Joan is a friend. Like many French intellectuals, I owe her a lot. It is that much more moving for me to confer this decoration on her because the last work published in France under her direction, in collaboration with Bruno Perreau, Les Défis de la République, clearly honors my own life’s work. For all these reasons, I am thrilled to be here to proceed with the official recognition of Joan Wallach Scott’s exceptional research, teaching, and writings for the benefit of France.
[While conferring the medal] Chère Joan Wallach Scott, au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je vous fais chevalière de la Légion d’honneur.