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Quand la communauté est justice

© Daniela Andujo

Par Terence Lester

L’activiste et chercheur Terence Lester étudie les racines de ce qu’il appelle « l’architecture hostile », et son impact sur le phénomène des sans-abris à l’intersection de la race et de la classe. Il s’inspire, dans cet article tiré de son intervention lors de la Nuit des idées à Atlanta, de l’expérience familiale du racisme dans le Sud soumis aux lois Jim Crow. Alors que l’architecture hostile marginalise encore davantage les sans-abris, il met ici en lumière le pouvoir de l’appartenance, de la communauté dans la lignée de Martin Luther King, et exhorte les lecteurs à affronter les barrières systémiques pour créer une société plus inclusive et plus juste.

J’ai découvert l’architecture hostile à 17 ans. Le servofrein de ma Chevrolet Baby Blue Box 1981 venait de me lâcher, et ma mère m’a suggéré d’appeler mon grand-père, Carlton York, un mécanicien, pour voir s’il pouvait résoudre le problème. Il m’a proposé de passer et m’a appris deux choses que je n’oublierai jamais. La première, c’était qu’il ne comptait pas faire le boulot à ma place. Il m’a dit de prendre quelque chose dans la boîte à outils et qu’il allait réparer la voiture avec moi. J’ai attrapé une clé dans une boîte rouillée, au milieu d’outils qui semblaient avoir traversé quelques générations, sans même savoir si j’avais pris le bon outil. Pour mon grand-père, « le simple fait de chercher était un signe d’apprentissage… »

La deuxième leçon est venue quand je lui ai dit que je ne pensais pas pouvoir réparer la voiture parce que je ne savais pas me servir de ses outils. C’était l’occasion qu’il attendait pour me faire une leçon d’histoire, et transformer ainsi comme il en avait le secret la voiture en salle de classe ! Il m’a raconté comment il avait grandi dans le Sud à l’époque de la ségrégation raciale et lutté au quotidien contre des lois injustes et des bâtiments conçus pour rappeler aux Noirs qu’ils n’avaient pas leur place aux États-Unis.

Attention : mon grand-père ne me disait pas ça parce qu’il pensait que je serai incapable de réparer ma voiture sans lui. Ce qu’il m’enseignait, c’est tout ce qu’il avait dû surmonter simplement pour que je puisse la réparer. Il me rappelait à quel point le monde était hostile, et ne cessait de nous rappeler, à lui, à ma famille et à toutes les victimes du racisme, que nous n’étions pas dignes d’être Américains et que nous ne pourrions jamais nous intégrer.

L’architecture hostile dont il parlait, c’étaient les fontaines à eau, les panneaux sur les bus ou les pancartes sur les vitres des restaurants qui nous indiquaient que nous passerions les derniers ou que l’entrée principale nous était interdite, et que, d’une manière ou d’une autre, nous n’étions pas les bienvenus.

Il m’a dit que la question de la salubrité publique était intrinsèquement liée au sentiment d’exclusion, de telle manière que les gens qui nous ressemblaient finissent par croire qu’il était impossible de trouver sa place, se réaliser ou se lancer dans quoi que ce soit d’autre que ce qu’on nous avait réservé. L’architecture hostile nous rappelait avec violence que nous étions des intrus dans notre propre pays.

J’ai regardé les yeux fatigués de mon grand-père, qui était le premier à me parler de ce sentiment d’exclusion et de ce que ça fait de vivre avec. Et puis, dans cette Chevy de 1981, il a ajouté que j’appartenais à une communauté plus large, une communauté bien-aimée.

Il m’a que la place que l’on a dans une société dépend de la valeur intrinsèque que l’on nous assigne à tous. Il m’a rappelé que, le 15 avril 1960, Martin Luther King avait prononcé un discours à Raleigh, en Caroline du Nord, un discours que l’on peut consulter dans ses archives à Stanford (2021) :

« Nous devons être on ne peut plus clairs : la résistance et la non-violence ne suffisent pas. Notre lutte doit inclure un autre élément, afin de la rendre réellement significative. Cet élément, c’est la réconciliation. Notre objectif final, c’est la création d’une communauté bien-aimée. Car, dénuées de leur sens profond, les tactiques de non-violence peuvent engendrer une nouvelle forme de violence. »

Mon grand-père m’a appris que j’appartenais à une communauté plus grande que celle que définit la haine. L’idée, évoquée par Martin Luther King, d’une société où tous les membres seraient valorisés et inclus, où la justice et la paix régneraient.

Cette conversation avec mon grand-père a été le déclencheur qui m’a conduit à faire un doctorat en politique publique et à analyser la manière dont celle-ci a été utilisée pendant des siècles pour définir la valeur des pauvres et des sans-abris dans ce pays, en m’intéressant tout particulièrement à ces derniers. J’ai passé ces dernières années à faire des recherches sur les cinq périodes de sans-abrisme aux États-Unis, et sur la manière dont la rhétorique sociale et politique l’a fait passer du statut de question sociale à question pénale.

Plus de quarante ans de pénalisation des politiques publiques ont créé un lien entre le problème la criminalité et les sans-abris, et participé directement à l’exclusion de ces derniers. Comment en sommes-nous arrivés là ? Pourquoi pensons-nous automatiquement à la drogue et à la santé mentale quand on évoque les sans-abris ? La politique publique telle qu’elle est menée depuis près d’un quart de siècle a façonné l’opinion, et décidé de ceux qui sont dignes de considération, et de ceux qui ne le sont pas. Ce discours nuisible empêche ceux qui n’ont pas d’adresse permanente d’être pleinement acceptés dans la communauté bien-aimée (Cf. Christopher Herring).

Tout cela m’a aidé à comprendre les trois concepts rhétoriques qui expliquent la façon dont nous envisageons les causes de la pauvreté et du problème des sans-abris, telles que les a définis la sociologue Teresa Gowan :

  1. La rhétorique sur le péché, où les gens établissent un lien entre moralité et pauvreté ;
  2. La rhétorique sur la maladie, où les gens tentent d’expliquer que la pauvreté est due à un problème mental ; et
  3. La rhétorique sur le système, où les gens comprennent les problèmes systémiques qui font que l’on devient sans-abris.

Je trouvais ces trois concepts fascinants, dans la mesure où ils conduisent tous à aborder le problème sous l’angle de la sanction et de l’exclusion. Comme ils alimentent la façon dont la société envisage les sans-abris, j’ai tenté de comprendre comment les politiques publiques affectent l’estime de soi et empêchent certains d’intégrer leur communauté bien-aimée.

Mes investigations m’ont mené au Tennessee, le premier État à punir très sévèrement le fait de dormir dehors, en infligeant une peine pouvant aller jusqu’à six ans de prison et la perte des droits civiques de l’accusé·e. Or, quand on a un casier, il devient plus difficile de retrouver un emploi et un logement. L’objectif de mon voyage était de transformer ma thèse en documentaire. À mon arrivée, j’ai mené des recherches ethnographiques et observé une autre forme d’architecture hostile : comme mon grand-père, j’ai vu un design urbain qui cherche à effacer toute trace des pauvres, une architecture non seulement hostile à une ethnie mais aussi à une classe sociale tout entière. Cela m’a fait réfléchir à l’intersection des questions du racisme et de la classe sociale, et à la manière dont l’idée d’effacement sous-tend l’architecture hostile. L’effacement est toujours une menace pour la communauté dans la mesure où son existence dépend directement de la visibilité de ses membres.

Être vu et entendu nous confirme que nous sommes humains et bien présents. Hier comme aujourd’hui, l’architecture hostile a toujours pour objectif la salubrité publique et jamais la visibilité de ceux qui en sont dignes. Les piques, les clôtures, les rochers et les panneaux omniprésents en ville rappellent aux pauvres et aux sans-abris qu’ils n’ont rien à faire là… surtout s’ils n’ont pas de logement. Lorsque le fait d’être sans-abris devient un crime, les personnes concernées ne sont plus considérées comme des individus dans le besoin, ce qui peut conduire à une forme supplémentaire de marginalisation et d’exclusion. Cette déshumanisation perpétue le cycle de la pauvreté, le problème des sans-abris et la criminalisation, et complique encore davantage la quête de stabilité et d’accession au soutien dont ces personnes ont besoin pour reconstruire leur vie. C’est pourquoi la communauté est si importante, car pour se reconstruire, il faut avoir sa place quelque part.

En parlant dans la rue avec des sans-abris, j’ai découvert que la notion de chez-soi correspond à l’endroit où l’on se sent exister, où l’on est accepté et où l’on peut développer de vraies relations. C’est l’endroit où l’on a sa place. Bien que le problème des sans-abris concerne par définition l’absence de logement, j’ai vu à quel point les « logements abordables » n’ont rien d’abordable, même pour ceux qui ont un emploi. Je me souviens qu’Howard, un Noir qui a trouvé un appartement après avoir vécu sous un pont et qui milite pour les sans-abris, m’a dit « que ce que l’on qualifie d’abordable ne l’est pas pour les sans-abris… »

C’est là que j’ai pris conscience que le Tennessee avait voté une loi interdisant de dormir dehors, mais qu’il n’avait pas pour autant créé davantage de places dans les foyers pour sans-abri. En substance, les villes ont passé de nouvelles lois pour exclure cette population. Plus je voyageais, plus j’entendais d’histoires qui allaient à l’encontre de la communauté bien-aimée chère à Martin Luther King, un concept qui évoque l’idée d’interconnexion et d’interdépendance, le fait de trouver sa place, d’envisager le monde comme une adresse partagée, où chacun est le bienvenu. C’est un acte juste. J’ai cherché à trouver le moyen d’amplifier les voix des sans-abris, de manière à leur donner l’occasion de reprendre leur place dans cette communauté bien-aimée. La solution, c’est le pouvoir des récits individuels.

Par la pratique du contre-récit, j’ai découvert que les sans-abri pouvaient trouver leur place en racontant eux-mêmes leur histoire. Qui sommes-nous, après tout, pour prendre des décisions qui affectent les gens de manière concrète si nous n’intégrons pas les parties prenantes et les sans-logis dans la discussion ?

Qui sommes-nous pour croire ce qu’on nous raconte sur des personnes que nous n’avons jamais rencontrées ? En étendant le concept de communauté aux sans-abris, on œuvre à créer une société qui valorise et inclut chacun de ses membres. Parce que la communauté est une somme de récits individuels, j’ai eu l’idée de créer un musée pour lutter contre les stéréotypes et les concepts qui nient à cette population le droit de faire partie de cet ensemble.

Ce Musée de la Dignité est situé dans un conteneur que l’on peut déplacer d’un endroit à l’autre pour rendre justice et raconter ceux qui ont été exclus par les politiques publiques et l’opinion. Nous y accueillons tout type de visiteurs : des policiers, des décideurs, des élèves (de la maternelle à la terminale), des éducateurs, des étudiants, des membres de l’Église, des personnes du monde de l’entreprise, des agents immobiliers et tout un éventail d’individus qui cherchent à faire preuve de davantage d’empathie envers les exclus. C’est un espace qui permet aux gens de s’identifier à un discours beaucoup plus nuancé que ceux qui ont servi à étiqueter et entraver les sans-abris pour la simple raison qu’ils traversaient le pire moment de leur vie.

Le musée recueille des témoignages de personnes qui ont vécu sous des ponts, dormi dans des tentes et enduré les périodes les plus froides de l’année sans aucune source de chaleur. Il donne la parole à ceux qui vivent dans leur voiture avec leur famille parce qu’ils ne peuvent plus payer leur loyer, à ceux qui ont été licenciés ou qui s’efforcent de trouver un emploi avec un salaire décent. Il vise à faire taire le discours social et politique qui semble suggérer que cette population est indigne de faire partie d’une communauté bien-aimée. La communauté est un concept révolutionnaire, dans la mesure où, comme l’a dit Martin Luther King dans sa Lettre envoyée depuis la prison de Birmingham, « l’humanité tout entière est prise dans un réseau inéluctable de relations mutuelles tissé dans une destinée commune ».

Les sans-abris font partie de ce réseau de relations mutuelles. Nous devons reconnaître l’importance de la communauté et sa capacité à créer une société plus juste et inclusive. Quand nous l’étendons à ceux qui n’ont pas d’adresse permanente, nous affirmons leur valeur et leur dignité d’êtres humains et reconnaissons l’importance de privilégier leurs droits inaliénables.

Nous remettons en question le discours stigmatisant des personnes qui « méritent » ou « ne méritent pas » la situation dans laquelle elles se trouvent du fait de l’échec des politiques de logement dans les années 1970 et 1980. Il faut aussi reconnaître l’importance de la vie humaine et affirmer la valeur et la dignité de ceux qui font, avec courage, l’expérience de la pauvreté au quotidien.

Ainsi, lorsque nous parlons d’idées, faisons en sorte qu’elles comprennent la création d’un espace où les sans-abris peuvent faire entendre leur voix ; que le discours qu’elles véhiculent rende justice à ceux qui ont été sacrifiés par des gens qui n’ont jamais fait l’expérience de la pauvreté ; qu’elles se fondent sur la notion incontestable que même les sans-abris font partie de la communauté ; qu’elles proposent de nouvelles manières d’inclure ceux qui ont été criminalisés par les politiques publiques, en réaffirmant leur humanité ; qu’elles soient nourries par l’amour et la compassion, afin de déconstruire l’idée fausse selon laquelle les pauvres ou les sans-abris ne sont pas vraiment dignes de contribuer à notre monde.

On pourrait penser que la notion de communauté est anodine. Ce n’est pas le cas : la communauté est un acte juste parce qu’elle reconnaît la valeur et la dignité inhérentes à chaque individu, y compris aux sans-abris ; parce qu’elle cherche à surmonter les obstacles systémiques et les injustices qui ont mené à la crise du logement ; parce qu’elle favorise l’inclusion sociale et qu’elle aide à lutter contre la stigmatisation et la discrimination auxquelles sont confrontés les sans-abri ; parce qu’elle procure un sentiment de sécurité, de stabilité et d’appartenance, essentiels au bien-être et à l’épanouissement de chacun ; parce qu’elle amplifie les voix des opprimés ; et parce que, dans un monde où l’architecture hostile est omniprésente, elle est justice.

 

Références :

Centre Martin Luther King Jr. pour le changement social non violent (25 février 2022). The King Philosophy – Nonviolence 365. Consulté le 13 janvier 2023 sur https://thekingcenter.org/about-tkc/the-king-philosophy

The Martin Luther King, Jr., Research and Education Institute (24 mai 2021). Consulté le 8 mars 2023 sur https://kinginstitute.stanford.edu/king-papers/documents/statement-press-beginning-youth-leadership-conference

Terence Lester est doctorant et fondateur de l’organisation à but non lucratif “Love Beyond Walls”, qui s’efforce de sensibiliser et d’aider les sans-abri. Désireux de mieux comprendre les personnes que son organisation aide, Terence Lester a vécu un mois parmi les sans-abri d’Atlanta. Il a également eu l’occasion de créer le Dignity Museum, le premier musée des États-Unis consacré à la représentation du sans-abrisme. En 2018, Lester a participé à la Marche contre la pauvreté, une marche de 386 miles d’Atlanta à Memphis, où il a eu le privilège de prendre la parole au Lorraine Motel pour le 50e anniversaire de l’assassinat de Martin Luther King Jr. Terence a écrit six livres, dont “I See You”, “When We Stand” et son prochain ouvrage, “All God’s Children : How Confronting Buried History Can Build Racial Solidarity” (Tous les enfants de Dieu : comment affronter l’histoire enfouie pour construire la solidarité raciale), dont la sortie est prévue en juin 2023.

Cet article est basé sur sa participation à la Nuit des idées à Atlanta le 4 mars 2023.

 

 

 

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