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Atlanta, identité noire et échos de l’Atlantique

Cascade mythical skating ring in Atlanta © Raymond McCrea Jones

Par Maboula Soumahoro

On peut être une historienne des Etats-Unis, spécialiste de l’histoire noire et des théories de l’héritage afrodiasporique, et pourtant être frappée par la spécificité d’Atlanta. C’est l’expérience vécue par Maboula Soumahoro lors de sa résidence dans la ville de Martin Luther King. Elle en conclue que les connaissances théoriques ne peuvent se substituer à l’expérience physique pour qui veut comprendre comment cette ville du Sud est devenue un foyer majeur de la diaspora noire-africaine.

L’idée de ma résidence à Atlanta (Géorgie) a germé de mes réflexions liminaires sur la question de la diaspora noire/africaine, et de son ancrage dans l’Atlantique noir. Ma formation m’a permis de maîtriser l’histoire des États-Unis, ses cultures, sa démographie, sa géographie – dont ses lignes de fracture entre l’Est, le Midwest et l’Ouest, mais surtout entre le Nord et le Sud. Mais malgré la connaissance de cette histoire, des cultures et de la théorie liées à cette diaspora afro-descendante, je dois admettre que je n’avais jamais véritablement prêté attention à la ville d’Atlanta en tant que telle. Peut-être parce que j’ai longuement vécu aux États-Unis, ce qui m’a permis d’éprouver le pays au-delà de son étude théorique, cependant la partie dans laquelle j’avais le plus fréquemment transporté mon corps – noir, d’origine africaine et de femme – se situe plutôt au Nord-Est.

Me trouver pendant une longue période à Atlanta, m’a permis d’éprouver le Sud. C’est-à-dire de l’éprouver de tout mon être, sans me limiter à une approche à distance, en surplomb ou depuis le confort de l’abstraction. Cela dit, si j’étais consciente de ce que l’on a nommé le « sectionnalisme » – c’est-à-dire la division territoriale des États-Unis en deux aires culturelles et surtout politiques dont l’affrontement de plusieurs décennies a inéluctablement mené à la guerre de Sécession – je n’avais jusqu’alors jamais envisagé la dimension extranationale du Sud. En effet, je connaissais bien l’histoire de la guerre de Sécession et ce que les divisions entre le Nord et Sud du pays avaient produit au sein des Etats-Unis, dont l’intégrité politique avait failli être irrévocablement dissoute entre 1861-1865. Ce que j’avais moins pris en compte était la place pour la diaspora noire africaine du Sud étatsunien. En d’autres termes, je n’avais pas entendu l’écho de l’Atlantique qui se réverbère dans le nom-même de la ville d’Atlanta.

Comment était-il possible d’oublier la place qu’occupe Atlanta pour les descendants de cette diaspora née du déplacement forcé de millions d’individus (hommes, femmes et enfants) originaires du continent africain dans le contexte de la traite négrière transatlantique ? J’avais pourtant fait de cet événement tragique, qui a été l’un des moteurs de l’entrée de l’Occident dans l’ère moderne, le cœur de mes recherches. Une première explication est probablement géographique, puisque Atlanta est située à l’intérieur des terres et non sur la côte Atlantique. Mais l’histoire de la diaspora noire/africaine ne saurait se limiter à la traite transatlantique, qui n’a été qu’un point d’étape d’un long parcours.

Un parcours qui a débuté à l’intérieur des terres africaines, où les personnes étaient chassées et capturées avant d’être acheminées vers les côtes ouest africaines, d’où certaines d’entre elles entamaient la longue traversée de l’océan Atlantique lors de ce que le commerce triangulaire désignait comme le Passage du milieu. Puis, une fois arrivées dans les Amériques, généralement par le biais de îles de la Caraïbe, la porte d’entrée du continent américain, ces personnes étaient envoyées dans différente colonies ou nations du « Nouveau Monde », cela au gré des demandes et besoins. Logiquement, les ports d’entrée étaient situés sur la côte Atlantique.

Dans le cas des États-Unis, et ceci dès le moment où la nation qui n’était pas encore advenue faisait partie de l’empire colonial britannique, puis lors de sa Révolution et de son émergence sur la scène internationale en tant que nation indépendante entre 1776 et 1783, les ports situés au Nord comme au Sud ont chacune joué une part active. Il est primordial de saisir les multiples dimensions de la traite : sa dimension internationale, fondamentalement intercontinentale, mais également sa dimension strictement nationale. Ainsi les personnes réduites en esclavage, arrivées sur le territoire étatsunien par la porte Atlantique, ont été expédiées dans l’ensemble du territoire. Du Nord au Sud. Et même lorsque la traite transatlantique fut abolie par les Etats-Unis en 1808, il demeura possible d’acheter et de vendre des personnes réduites en esclavage à l’intérieur du pays jusqu’au moment de la guerre de Sécession.

Lorsque les Etats du Sud furent vaincus à l’issue de cette guerre, le plus grand monument confédéré dédié à la mémoire de cette guerre a été érigé à une vingtaine de minute du centre-ville d’Atlanta, dans un immense domaine (qui abrite également un musée) dont l’adresse porte le nom de celui qui fut le président des États confédérés. Les drapeaux des onze États du Sud qui ont formé la Confédération flottent fièrement au vent, chacun accompagné de sa propre plaque commémorative indiquant avec précision la date de son ralliement à la Confédération. Enfin et surtout, ces onze drapeaux et plaques forment comme une haie d’honneur faite au gigantesque bas-relief, gravé à même la montagne, qui célèbre les hommes qui sont considérés comme les trois leaders les plus importants de la Confédération.

Cela, il faut le voir pour le croire. Et pour comprendre…

Comprendre l’immensité et la centralité de la question raciale, de même que la profondeur des racines noires de la nation étatsunienne. Comprendre la façon dont une icône de l’envergure de Martin Luther King a pu émerger des terres géorgiennes, creusant le sillon d’une longue généalogie familiale et pastorale. Comprendre la présence des universités noires (HBCUs), Spelman, Morehouse, Clark Atlanta, Interdenominational Theological Center  et la façon dont ces dernières s’attèlent depuis des générations à modeler le leadership africain-américain. Comprendre jusqu’au dynamisme des cultures Hip Hop d’Atlanta qui, partout, se sont déployées : dans les rues, dans les institutions, dans toutes les disciplines artistiques et académiques, dans les boîtes de nuit et les clubs de strip-tease. Pour reprendre les mots du groupe de rap phare d’A-Town Outkast, prononcés alors que la culture Hip Hop était perçue à tort comme confinée aux seules côtes Est et Ouest du pays : oui, « Le Sud a quelque chose à dire ».

Comprendre enfin, que la ville d’Atlanta, à l’image du quartier d’Harlem à New York, opère également telle un aimant qui attire une multitude de populations d’ascendance africaine, proche ou lointaine. Qu’il s’agisse d’Africains-américains originaires d’autres endroits du Sud. Sans oublier ceux issus du Nord qui décident de s’établir dans le Sud, dans une mouvement migratoire contraire à celui de la Great Migration du siècle dernier. Qu’il s’agisse en outre de la « nouvelle » migration noire qui depuis 1965 continue de mener des Africains, Caribéens, Sud-américains et Afropéens aux États-Unis et à Atlanta. Ainsi, la diaspora noire-africaine a fait de la ville l’un de ces centres. Ce mélange est perceptible et se décline à différents degrés dans la cuisine, dans la musique, dans le coiffure, dans les styles vestimentaires, dans les différents parlers.

À Atlanta, c’est ce que j’ai vu et compris.

A Atlanta, j’ai pu entendre les échos de l’Atlantique retentir. En Cascade.

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