Entretien avec l’artiste et marionnettiste Elise Vigneron

La production d’ANYWHERE (2016) par le Théâtre de l’Entrouvert – Elise Vigneron, une adaptation de Œdipe sur la route de l’écrivain belge Henry Bauchau, nous montre l’ultime voyage du héros.

ANYWHERE invite le spectateur à traverser les différents états de l’élément eau, métamorphose intérieure d’un personnage mythique à travers une marionnette à fils conçue en glace avec l’aide de la marionnettiste Hélène Barreau. Suite à l’invitation de Blair Thomas, fondateur du festival Chicago International Puppet Theatre, ANYWHERE a récemment été transmis à un casting de marionnettistes américains (Mark Blashford et Ashwaty Chennatt).

La première américaine sera présentée au Festival du 19 au 22 janvier 2023. 

VA (Villa Albertine): Avant tout qu’est ce qui vous a inspiré dans l’oeuvre de Bauchau? Et qu’est ce qui est venu en premier, le roman ou la glace…qui fond pour se transformer en eau.

Elise: Suite à la création du spectacle Impermanance (janvier 2013), où j’avais travaillé sur des matériaux éphémères dont la glace, j’ai eu envie de prolonger ces recherches en mettant en scène une marionnette faite de glace.

L’idée plastique a été première, ensuite j’ai cherché un texte sur lequel m’appuyer pour construire la dramaturgie.

J’avais été fascinée par le roman « Oedipe sur la route », l’écriture de Bauchau, sa force symbolique et poétique, son rapport à l’inconscient. Cette oeuvre m’avait alors paru tellement puissante en la lisant que j’avais l’impression que de la mettre en scène, en image risquait de la réduire.

Mais elle revenait sans cesse à mon esprit. C’est en échangeant avec Benoit Vreux, le dramaturge d’ANYWHERE qui connaissait aussi très bien Henry Bauchau, sur cette idée que j’avais de matérialiser la métamorphose intérieure d’Oedipe par une marionnette de glace que j’ai su que cette intuition était juste.

Le spectacle s’est construit à partir d’un tissage entre ce que m’évoquait ce roman en terme d’installations, d’images, de sons, de matières,  le travail avec les matériaux,  et les motifs récurrents dans l’oeuvre de Bauchau. Tout au long du processus de création, j’ai cherché à aller toujours vers une forme épurée et ouverte à l’interprétation du spectateur.

VA: Pourriez vous décrire les différent phases concernant la transmission d’une telle pièce – une nouvelle aventure pour vous — et la réaction avec la marionnette, entre Oedipe et Antigone, et avec la glace elle-même.

Elise: Ce projet de transmission est né de ma rencontre avec Blair Thomas lors de notre tournée avec ANYWHERE en Amérique du Nord en mars 2020. Tournée interrompue par la crise sanitaire qui a donné suite pendant le confinement à une correspondance entre nous deux sur des sujets reliés à l’art de la marionnette, nos sources inspirations, notre rapport à la matière, nos questionnements sur ce monde en basculement, nos envies de repenser la diffusion et circulation des oeuvres à l’international. Dans ce moment d’arrêt, le désir de réfléchir à de nouvelles façons d’appréhender nos vies, nos professions étaient très présentes. 

Et c’est ainsi que nous avons commencé à imaginer ce projet de transmission d’ANYWHERE. Au départ, nous n’avions aucun cadre auquel se référer ni mode d’emploi, seulement  le désir de réfléchir à de nouvelles modalités de coopération et de construire une aventure humaine et artistique forte. 

Ensuite, ça a été de nombreux échanges entre nos équipes pour affiner et structurer le projet. Ce que je trouve très fort dans ce processus coopératif c’est que chacun a pu participer dés le départ à la co-construction de ce projet avec investissement et initiatives.

Blair a sélectionné des interprètes et les techniciens de l’équipe Américaine et l’équipe du Théâtre de l’Entrouvert s’est chargée de re-construire l’entièreté des décors et des marionnettes. Ce projet a été réalisable  grâce au soutien de la FACE Foundation / Villa Albertine, de l’Institut Français dans le cadre du dispositif EXPORT et de l’AVIAMA (association internationale des villes amies de la marionnette) ainsi que des soutiens privés Américains.

Nos deux équipes se sont rencontrées lors des représentations d’ANYWHERE données en décembre dernier en France (Au Cratère, Alès), une occasion pour eux de voir plusieurs représentations et de commencer le travail. Cette rencontre a été un grand moment et nous a donné la sensation d’un nouveau souffle pour ce spectacle qui tourne depuis 6 ans.

Le spectacle ANYWHERE n’est pas transmissible comme un objet fini, il nécessite de s’adapter aux matériaux instables qu’il met en jeu. A travers cette transmission et au-delà de l’œuvre finie elle-même, c’est une démarche singulière axée sur la recherche et l’expérimentation qui est partagée. Et c’est plus particulièrement cet axe qui m’intéresse. 

De plus, le fait que ce soit une autre équipe, une autre culture, nous emmène à véritablement re-créer le spectacle, à être dans un processus très actif qui est passionnant.

L’interaction est au coeur de ce projet : interaction entre deux équipes de cultures différentes, interaction entre une marionnette d’Oedipe et une Antigone de chair, interaction constante avec cette matière glace.

En travaillant avec la glace, cette matière instable, on est toujours en équilibre, on s’adapte en permanence à la matière, et elle nous conduit alors vers des territoires inconnus.

Actuellement, dans un monde où l’homme est face à sa vulnérabilité, cette matière nous place dans un temps cyclique de la transformation. Par le caractère empathique et immédiat qu’elle convoque chez le spectateur, elle nous relie aussi à notre être matière et ainsi au monde que nous habitons.

Par ce biais elle nous parle de notre monde contemporain en mutation.

VA: Votre prochaine création est aussi inspirée par un chef d’oeuvre de la littérature, Les vagues de Virginia Woolf où l’élément de l’eau est aussi très important. Pourriez vous nous en dire plus ? 

Elise: En effet, je suis actuellement sur la création d’un spectacle pour des marionnettes de glace à taille humaine qui verra le jour en octobre 2023 à Marseille.

Nous avons adapté le roman en en gardant la trame centrale qui est la trajectoire de 5 personnages pris de la toute petite enfance à l’âge de la vieillesse .

La construction de leur identité et leur avancée dans la vie sont mises en parallèle avec la description d’un paysage marin pris de l’aurore au crépuscule.

À travers ces marionnettes de glace, « être temps » qui fondent pour s’unir dans Les vagues, je m’intéresse aux liens entre l’identité individuelle, collective et « cosmique ».

C’est un projet passionnant qui me permet d’approfondir mes recherches sur la glace en travaillant avec de la glace creuse et des techniques de glaciation et de manipulation  à plus grande échelle.

A la croisée du théâtre, de la marionnette et de la danse, les identités se démultiplient passant de 5 personnages à 10 avec la présence des comédiens manipulateurs pour créer un choeur à l’image de notre humanité. 

Dialoguer avec ce texte d’une grande beauté me permet de plonger dans l’univers intime et riche de Virginia Woolf.