Où allons-nous ? Vers un horizon commun
Par Victorien Coquery
L’horizon est ce point qu’on n’atteindra jamais, car nous avons beau nous diriger vers lui, il ne cesse de reculer. Partant de ce paradoxe, Victorien Coquery entame ici une réflexion philosophique pour répondre à la question de la Nuit des idées « Où allons-nous ? ». Car à vouloir atteindre l’horizon à tout prix, ne finit-on pas par le perdre ou par le dérégler ?
D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? L’interrogation existentielle que Paul Gauguin inscrivit sur son tableau-testament prend corps dans la notion d’horizon. Cette toile d’environ un mètre de haut sur quatre de large exposée au Musée des beaux-arts de Boston représente des femmes tahitiennes qui, de la naissance à la vieillesse, tournent les yeux dans différentes directions : le spectateur embrasse du regard l’épopée de la vie tandis qu’à l’arrière-plan une idole bleue mystérieuse symbolise l’au-delà.
L’installation aux antipodes fournit à Paul Gauguin le changement de perspective radical qu’il attendait pour révolutionner sa peinture et dépasser les codes de l’impressionnisme. L’aspiration de l’artiste à repousser les limites du connu pour acquérir une compréhension globale et plus profonde des phénomènes se retrouve dans tout domaine de recherche et de conquête physique ou spirituelle : elle concerne autant le pionnier américain de la Frontière du Far West que le biologiste qui explore le fonctionnement du corps humain, et l’actualité récente a rappelé de manière tragique la mobilité potentielle des frontières. Toute nouveauté n’est manifestement pas un progrès, mais comprendre comment l’horizon de nos mondes culturels, de nos domaines de travail ou de pensée influence notre action apparaît comme une réflexion préliminaire à tout projet collectif lucide : comprendre l’horizon permet de construire l’avenir.
Dans le cadre de la Nuit des idées, les élèves du Lycée International de Boston se sont interrogés sur la notion d’horizon, en s’intéressant à trois aspects : l’horizon du monde physique, l’horizon de notre être individuel et l’horizon collectif des sociétés.
L’horizon se manifeste dans l’expérience la plus commune comme la délimitation fondamentale de la terre et du ciel. En ce sens, il est à la base de nos premières représentations de l’espace, comme le suggère sa place de premier plan dans les récits de cosmogonie : pour Hésiode, Gaïa et Ouranos font partie des premiers dieux dont tous les autres sont issus ; dans la Genèse, Dieu sépare le ciel de la terre au deuxième jour, après la distinction des ténèbres et de la lumière et avant la formation des continents. En Étrurie, les haruspices fulgurateurs firent de l’horizon un laboratoire d’observation des relations entre la terre et le ciel bien avant les météorologistes : ils le découpaient en seize sections pour y interpréter les signes envoyés par les dieux à travers la foudre. Visible ou invisible, l’horizon reste dans le monde des images le socle sur lequel s’édifie l’architecture d’un paysage, donnant au tableau plus ou moins de profondeur selon la hauteur à laquelle on le positionne, des fresques de Pompéi aux toiles de Claude Monet, en allant jusqu’au cinéma. Cette limite structurante peut aussi enfermer, et le spleen éprouvé par Charles Baudelaire « quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » trouve son pendant dans ses rêves d’élévation « par-delà les éthers » réalisés des décennies plus tard par les astronautes et les astrophysiciens qui purent repousser l’horizon de l’Homme jusqu’aux confins de l’univers dans le domaine de l’espace et jusqu’au Big Bang dans le domaine du temps. Notre représentation du monde est donc fondée sur des limites mobiles, qui reculent au rythme des conquêtes de la connaissance. Cet appel au dépassement semble porté par l’horizon lui-même, qui donne à voir l’invisible et nous échappe quand nous croyons l’approcher : son mirage est souligné par la lumière dans une sorte d’incandescence, un halo à partir duquel Walter Benjamin définissait la notion d’aura ; le narrateur de la Recherche, ouvrant sa fenêtre sur la mer à Balbec, évoque même le spectacle étonnant « d’un navire absorbé et fluidifié par l’horizon » à mesure qu’il s’y engouffre.
Pourtant, ce n’est qu’avec Husserl et le développement de la phénoménologie que les philosophes tracent un parallèle entre les horizons du monde physique et ceux de l’expérience individuelle. Selon Martin Heidegger, l’existence humaine est conditionnée par le fait que nous nous dirigeons irrémédiablement vers la mort (Sein zum Tode), que nous décidions d’en prendre conscience ou que nous préférions l’oublier dans des divertissements, concentrant par exemple nos efforts sur les moyens de vivre plus longtemps ou de laisser de nous un souvenir impérissable. Cet horizon ultime se décline sur différents niveaux plus ou moins prévisibles, comme ceux de la retraite, d’un anniversaire, d’une fin de mois, de la fin de semaine ou de la fin de journée autour desquels notre vie quotidienne s’organise. Des phénoménologues comme Maurice Merleau-Ponty s’intéressent à l’horizon des choses, qui nous apparaissent toujours sous un certain angle, selon une certaine perspective, et que nous n’avons jamais fini de connaître. Cela est d’autant plus vrai dans notre relation à autrui, que nous ne pouvons jamais totalement connaître, et qui ne peut pas même se réduire à un ensemble de catégories : comme l’horizon, autrui nous échappe toujours. En cela, il peut susciter espoir ou désespoir, deux sentiments conditionnés par la notion d’horizon. Dans le conte de Charles Perrault, quand la jeune femme qui a désobéi à la Barbe bleue prie pour gagner du temps, elle demande à sa sœur Anne en haut de la tour si elle ne voit pas arriver les frères rédempteurs, mais jusqu’au dernier moment, cette dernière ne voit que « le soleil qui poudroie » et « l’herbe qui verdoie ». Cet épisode évoque une autre soeur Anne, celle de la reine Didon dans L’Énéide de Virgile : voyant disparaître au loin Énée qui l’a trahie, la Carthaginoise s’apprête à se percer le cœur de son épée avant de s’effondrer sur le bûcher préparé par cette même sœur. On peut imaginer le soulagement des marins de Christophe Colomb apercevant enfin la terre, ou des mercenaires de Xénophon retrouvant la mer Noire après une longue traversée des montagnes d’Arménie : ces paysages sont souvent ceux de notre vie intérieure.
Ainsi, dans l’horizon se dessine une dimension collective : plus qu’une même origine, c’est le fait de regarder un même horizon et de progresser dans une même direction qui nous rassemble. Les connaissances et techniques disponibles à un moment du temps influencent notre manière de voir le monde et d’envisager l’avenir ; elles ont leur contrepartie sinistre, comme les défis du climat ou les inquiétudes suscitées par les moyens raffinés que l’homme emploie à la destruction de ses semblables : l’urgence de ces questionnements collectifs crée une communauté de destin qui contribue à définir une génération. Dans les sociétés démocratiques, cette communauté de destin prend tout son sens puisqu’elle est questionnée par les candidats aux élections qui défendent chacun une vision de l’avenir ; les échéances électorales sont des contemplations d’horizons communaux, régionaux, nationaux ou européens. L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe interroge l’horizon culturel de l’Europe, qui ne semblait jusqu’alors pas incompatible avec la slavité. Dans les entreprises, l’idée d’horizon semble se traduire par la volonté affichée d’horizontaliser le plus possible les organigrammes, chaque membre de l’organisation partageant ses points de vue à égalité avec le plus grand nombre ; encore faut-il ne pas perdre de vue que la décision d’horizontaliser vient nécessairement d’un chef qui se situe avec ses employés dans une relation verticale. Car finalement, à vouloir atteindre l’horizon à tout prix, on finit par le perdre ou par le dérégler : la révolution des transports, puis la télévision et Internet ont certes élargi nos horizons, nous rendant plus proches de réalités lointaines, mais nous ont aussi éloignés de nos voisins et de notre entourage ; les réseaux sociaux tendent à enfermer les utilisateurs dans la bulle de leurs centres d’intérêt. Le culte de la vitesse et de l’immédiateté aboutit à ce que Paul Virilio, dans son Essai de dromoscopie, nomme « horizon négatif » : notre temps est fragmenté, le recul est de plus en plus difficile, l’inspiration poétique face aux étendues sauvages de la nature a laissé place à un sentiment d’urgence permanente. Et si nous tournons de nouveau nos regards vers l’horizon physique de villes comme Los Angeles ou São Paulo, il s’évanouit derrière des nuages suspects ; à Xingtai en Chine il est tout simplement invisible. Les horizons ont besoin de nos soins.
Où allons-nous ? Contemplons l’horizon sans être dupes de ses mirages et en évitant de ne pas voir la prairie devant nous à force de regarder au loin. La démocratie, en particulier, rencontre de nouveaux fronts, externes face aux agressions armées, mais aussi internes, dans ses réponses aux grandes crises de notre temps. L’horizon est à l’image du désir : nous avons beau nous diriger vers lui, l’idéal qu’il nous promet recule sans cesse. Mais rien ne nous empêche de nous éloigner de lui, de reculer nous-mêmes au lieu de nous laisser happer par la course aux énergies fossiles, aux technologies polluantes, aux idéologies trop prometteuses pour ne pas causer plus tard de frustrations et d’amertumes. Une réflexion collective sur toutes ces questions a été proposée lors de la Nuit des Idées : pour bien voir l’horizon, il faut être plusieurs.
Victorien Coquery enseigne le français et la littérature classique au Lycée international de Boston. Élève de l’École Normale Supérieure (Paris), il est diplômé d’histoire et d’histoire de l’art à l’Université Paris Sorbonne. Il a écrit son mémoire de master sur “La philosophie des couleurs dans le De rerum natura de Lucrèce”, sous la direction de Carlos Lévy. Après l’agrégation, son expérience en tant qu’enseignant à Los Angeles, Paris, Montpellier, Longwy et Boston l’a mené à exploré des pédagogies innovantes telles que l’organisation d’une exposition interactive sur Tocqueville, ou bien la création de vidéos de karaoké en latin et grec ancien.