Où allons-nous ? L’école comme ouverture à l’imprévisible
Par Noah W. Sobe
Comment répondre à la question « Où allons-nous ? » sans se pencher sur l’école comme lieu où le futur se construit ? Le spécialiste d’éducation Noah W. Sobe nous invite pourtant à nous affranchir de cette vision de l’école comme outil de contrôle de l’avenir. Paradoxalement, pour que l’éducation puisse véritablement contribuer à la construction de l’avenir, il ne faut pas chercher à anticiper.
Ce que nous enseignons, et donc ce qu’apprennent nos enfants, permet-il de bien préparer l’avenir ? C’est en tout cas l’espoir que chacun nourrit pour l’éducation, car l’école est ce lieu qui éduque les générations futures, les dirigeants de demain comme les futurs citoyens. Pourtant, tout au long du XXe siècle, les Américains ont porté sur leurs établissements scolaires un regard ambigu, empli d’ambition, mais aussi parfois de peur et d’inquiétude.
Par-delà les frontières des États-Unis, à mesure que les écoles et les universités se mondialisaient, la plupart des sociétés se sont mises à considérer l’éducation comme un puissant vecteur de changement (ou un moyen de s’y opposer). « Les enfants sont l’avenir de l’humanité », dit-on. Suivant cette logique, en façonnant leur esprit, nous façonnons l’avenir. Pourtant, bien qu’elle soit intuitive et souvent présentée comme une évidence, le rapport entre l’éducation et notre avenir mérite une réflexion plus approfondie.
La question posée cette année par la Nuit des Idées, « Où allons-nous ? », pourrait nous inviter à un simple exercice de prospective, auquel on peut répondre par certaines certitudes en ce qui concerne l’éducation. En 2050, en dépit de revers ponctuels, si les tendances actuelles se maintiennent, nous aurons progressé vers l’égalité de genre. Nous serons aussi en bonne voie d’obtenir de réelles avancées en matière d’égalité des chances, malgré des mouvements importants de privatisation de l’école, de commercialisation du savoir, et de repli croissant de l’apprentissage vers la sphère domestique. La démographie, autre outil de projection qui s’avère très utiles pour anticiper l’avenir, permet par exemple de prévoir l’explosion de la jeunesse en Afrique subsaharienne, et donc le besoin de cette région de centaines de milliers d’enseignants supplémentaires dans les décennies à venir.
Mais la projection fait aussi face à des incertitudes et à la multiplication de facteur moins prévisibles difficiles à intégrer dans les schémas traditionnels. Par exemple, les États-Unis vont faire face à une pénurie massive d’enseignants, non pas dans plusieurs années, mais dès le mois de septembre. Or, le problème ne vient pas ici d’une mauvaise anticipation de la démographie, mais des tensions causées par la Covid-19 et son lot de perturbations sur les conditions de travail et de salaire. Peut-être aussi de la nouvelle flambée des « guerres culturelles » (cultural wars) qui se nouent autour de l’enseignement.
L’évolution de la situation internationale a également un impact important. En matière d’éducation, nombre de théories sur l’avenir de l’enseignement prévoient un changement des pratiques éducatives dans les années à venir. La place du numérique dans notre vie quotidienne et la progression du temps que nous passons dans les mondes virtuels obligent l’éducation à réagir et à s’adapter en conséquence. Avec là aussi son lot d’incertitudes.
Dès lors, que devient l’idée selon laquelle l’éducation sert à préparer l’avenir ? En situation d’incertitude généralisée, il faudra bien inclure de nouvelles compétences, plus transversales, fondées sur des notions comme la flexibilité et la résilience. Toute la difficulté tient en la nécessité de penser l’avenir sans se laisser errer au gré des vents et des tempêtes du moment. L’éducation est sans aucun doute l’un des meilleurs outils dont nous disposons pour façonner l’avenir, mais la question de savoir où nous allons doit plutôt s’envisager comme un moyen de déterminer une orientation que de tracer un chemin.
Pour que l’éducation puisse véritablement contribuer à la construction de l’avenir, il ne faut pas chercher à anticiper, et nous devons paradoxalement lui tourner le dos (ou, du moins, tourner le dos à certaines façons de l’envisager). Cela suppose de changer notre façon d’aborder l’incertitude, d’adopter une posture très différente de ce que préconisent les courants de pensées les plus répandus.
Plutôt que de voir les écoles comme des lieux où l’avenir peut être contrôlé, il faut accepter cette incertitude, et apprendre à évoluer dans un contexte d’émergence radicale. Cela suppose de mettre l’accent sur les approches critiques, de mieux équilibrer transmission du savoir et création de nouveaux savoirs, et enfin de donner la priorité à l’ouverture et l’empathie. C’est la condition pour que chacun prenne conscience qu’il est impliqué dans des processus d’interaction, de résistance, de présence au monde et de formation.
Dans la vision esquissée ici, la traditionnelle dynamique intergénérationnelle au cœur de l’éducation doit aussi connaître de profonds changements. Les adultes ne peuvent plus être ces sachants privilégiés qui orientent les jeunes esprits impressionnables vers un avenir qu’ils auraient choisi pour eux. Les enfants ne sont pas pour autant considérés comme des précurseurs visionnaires. Mais comme la grève étudiante pour le climat et d’autres mouvements de jeunesse nous l’ont rappelé, il est totalement injuste d’abandonner l’avenir à la seule responsabilité de la génération suivante. Le dérèglement climatique, mais aussi la violence, les guerres et les conflits actuels montrent combien il est urgent pour toutes les générations de passer à l’action ensemble, ici et maintenant.
Défendue depuis déjà plus d’un siècle, comme par le philosophe pragmatiste américain John Dewey, l’idée que l’éducation doit être considérée comme un mode de vie et non comme la simple préparation d’une vie à venir reste d’une grande actualité. L’éducation – c’est-à-dire notre manière de concevoir la scolarité et de donner la possibilité d’apprendre à tous les âges de la vie – est l’une des clés pour prendre soin de nous-mêmes, des autres et de notre planète.
Chercheur en éducation comparée et historien de l’éducation, Noah W. Sobe enseigne à l’Université Loyola de Chicago, et travaille en ce moment à l’UNESCO. Il s’intéresse en particulier aux fonctionnements des écoles comme lieux disputés de production culturelle et composantes incontournable des peuples, sociétés et mondes.
Subscribe to the Villa Albertine Magazine newsletter