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Où allons-nous ? Repenser la citoyenneté dans un monde post-Covid

Par Nicolas Delalande

Le Covid a bouleversé les coordonnées de notre société en modifiant profondément l’articulation entre obéissance et liberté. Dès lors, répondre à la question « où allons-nous ? », posée à l’occasion de la Nuit des Idées 2022, c’est relever un défi politique : celui de repenser nos obligations collectives et sociales, le rôle de l’État, la balance des droits et des devoirs… en bref, la citoyenneté.

Depuis deux ans, la pandémie de Covid-19 a conduit à un spectaculaire accroissement des contraintes que les autorités publiques font peser sur les comportements individuels, pour sauver des vies et préserver les capacités hospitalières. Des mesures extrêmes de restriction des libertés adoptées lors des premiers confinements jusqu’aux débats récents sur le maintien du port du masque ou l’obligation vaccinale, la crise sanitaire et sociale a placé la question des obligations collectives au cœur du débat politique.  

Quelle est la légitimité des pouvoirs publics à imposer des limites drastiques à la liberté de se déplacer et de voyager, de se réunir, d’entrer dans des commerces ou des restaurants ? Comment fonder, en démocratie, le principe d’obligations collectives qui découlent à la fois d’une injonction de l’État et des devoirs qui nous incombent vis-à-vis des autres membres de la société (en termes de santé publique et de protection des plus vulnérables par exemple) ? Pourquoi, et à quelles conditions, acceptons-nous de nous soumettre à des règles collectives ? Est-il encore possible, dans des sociétés à la fois plus individualistes et plus atomisées, de s’entendre sur des principes de vie commune et des formes socialement acceptables de limitation de nos désirs d’indépendance ?  

Ces questions, aussi anciennes que la philosophie politique, ne sont jamais définitivement tranchées. La confrontation planétaire des modèles politiques (démocratiques, autoritaires, populistes, etc.), la perte de crédit des autorités publiques et scientifiques et la défiance qui traverse les sociétés contemporaines les ont replacées au centre du débat public et des contestations sociales (au sujet des masques, des pass sanitaires, etc.). À travers le Covid-19, ce sont bien nos conceptions de la citoyenneté, du lien social et des manières de faire société qui ont été mises à l’épreuve, et qui risquent bien de l’être encore dans les années à venir.  

Pour justifier les obligations imposées aux individus pendant la pandémie, les pouvoirs publics ont souvent employé une rhétorique liée aux devoirs et sacrifices que chaque citoyen doit à la collectivité, dans le prolongement des discours élaborés aux XIXe et XXe siècles pour promouvoir la citoyenneté dans le cadre des États-nations. En effet, les conceptions de la citoyenneté que nous avons héritées s’enracinent dans un moment historique particulier, celui des deux siècles passés, caractérisé par un double mouvement d’expansion des pouvoirs de l’État (désormais capable de mobiliser des ressources, des populations et des informations à très grande échelle) et d’élargissement des droits et des libertés accordés aux individus.  

L’émancipation individuelle, toujours incomplète et inégale, est allée de pair avec un accroissement des pouvoirs dévolus à l’État (en matière de conscription, de taxation, de scolarisation, de politiques sociales, de santé publique, de contrôle des corps, etc.). Les discours sur la citoyenneté ont toujours offert un double visage : on y insiste d’un côté sur la défense des droits individuels, la participation et l’inclusion civique, de l’autre on y souligne les devoirs et les obligations que l’appartenance à une communauté politique présuppose. Parmi ces devoirs, outre l’obéissance à la loi et la reconnaissance du fait majoritaire, a longtemps prévalu une contrainte parmi les plus lourdes qui soient, celle de combattre lorsque le pays était en guerre, sans pouvoir s’y dérober.  

De même, les sociétés contemporaines se sont habituées (dans des proportions variables selon les pays) à payer des impôts élevés, pour financer la guerre ou les services publics, à la suite des deux guerres mondiales qui ont à la fois encouragé et imposé le civisme fiscal. Pour le dire simplement, la citoyenneté moderne et les obligations qu’elle implique sont le produit d’un âge marqué par l’affrontement entre les États-nations et les empires, associant étroitement citoyenneté, guerre et sens du sacrifice. Le poids et la violence des obligations imposées aux sociétés en guerre, au nom de la défense nationale, sont devenus aujourd’hui presque inimaginables et incompréhensibles à nos yeux, rétifs à toute forme d’obligation unilatérale et disproportionnée.  

La crise sanitaire a aussi mis en suspens tout un ensemble de routines sociales et d’obligations, plus ou moins consenties, qui tissaient la trame de la vie sociale, et qui doivent désormais être rediscutées et relégitimées, dans un contexte idéologique et politique qui n’a plus rien à voir avec celui des XIXe et XXe siècles.  

La perturbation du lien scolaire en est un exemple. Selon les pays, les écoles ont été plus ou moins longtemps fermées et remplacées par des expériences d’enseignement à distance. Au bout de deux ans, il apparaît par exemple que des centaines de milliers d’enfants manquent à l’appel dans le système scolaire américain, et que certaines familles plébiscitent l’éducation à domicile (home schooling) comme solution de plus long terme, pour des raisons sanitaires ou idéologiques (lorsqu’il s’agit pour elles de contester le bien-fondé des savoirs transmis par l’institution scolaire, comme l’illustrent les polémiques récentes sur les manuels scolaires, la Critical Race Theory, etc., dans les États du sud des États-Unis).  

En suspendant la dimension routinière du simple fait d’aller à l’école, la pandémie a réouvert tout un ensemble de débats, déjà latents, sur la légitimité de l’obligation scolaire et sur la défense du libre choix éducatif contre les systèmes d’enseignement public. Sous l’effet des potentialités induites par les technologies numériques se dessine, plus largement, l’horizon d’une société où nous ne serions plus obligés de partager, bon gré mal gré, des lieux et des expériences communes.  

Alors que l’école, la caserne, le bureau de vote, la place publique, etc., étaient, pour le pire et le meilleur, les lieux où s’éprouvaient le lien de citoyenneté aux XIXe et XXe siècles, nous entr’apercevons un monde dans lequel le simple fait d’être en présence, physique et immédiate, de nos concitoyens n’aurait plus ni valeur, ni saveur, ni nécessité.   

On pourrait imaginer que la mise en suspens de certaines obligations sociales et la contestation des mesures dictées par l’urgence sanitaire soient des phénomènes passagers, liés au contexte exceptionnel de la pandémie. Mais, comme dans bien d’autres domaines, on peut aussi faire l’hypothèse que la crise que nous traversons accélère et radicalise des tendances déjà présentes. Il ne s’agit pas de se lamenter, une fois de plus, sur la crise du lien civique et social, un discours que des voix conservatrices utilisent volontiers pour critiquer la fragmentation des sociétés multiculturelles et glorifier un âge d’or perdu de l’unité nationale, qui n’a sans doute jamais existé. Il s’agit plutôt de prendre acte du fait que le lien de citoyenneté a perdu de son « évidence » historique et nécessite d’être promu sur des bases différentes que celles qui avaient prévalu aux XIXe et XXe siècles, dans des sociétés alors très fortement façonnées par le fait militaire.  

La crise récente nous oblige ainsi à reposer la question de ce que nous devons à la collectivité et à l’État, sous forme d’obligations réciproques et de droits partagés, sans présupposer que tous les individus et tous les groupes sociaux aient un intérêt immédiat et comparable à la citoyenneté, qui peut aussi être, pour certains, synonyme de discrimination ou de sentiment d’exclusion. La difficulté d’étendre la vaccination parmi des populations pauvres ou fragiles qui y auraient pourtant le plus grand intérêt sanitaire le montre bien : les discours normatifs sur la citoyenneté sonnent creux lorsqu’ils apparaissent en décalage avec des expériences sociales marquées davantage par la marginalité ou la relégation que par l’inclusion civique.  

Retrouver le fondement de nos obligations collectives et sociales, réfléchir au rôle de l’État pour les faire appliquer, rééquilibrer la balance des droits et des devoirs pour l’ensemble des citoyens, quelles que soient leurs histoires, leurs origines et leurs appartenances : voilà les défis politiques que la pandémie nous laissera en héritage, une fois que nous aurons remisé masques, gel et passes sanitaires dans l’armoire à pharmacie.

 

Nicolas Delalande est professeur au Centre d’histoire de Sciences Po, habilité à diriger des recherches depuis juin 2018. Il dirige des thèses dans le domaine de l’histoire politique, économique et sociale. Ses recherches portent sur l’histoire de l’État, des inégalités et de la solidarité en Europe aux XIXe et XXe siècles. En 2019, il a publié La Lutte et l’Entraide. L’âge des solidarités ouvrières, une enquête sur l’histoire des solidarités ouvrières internationales depuis la création de l’Association internationale des travailleurs en 1864. Auparavant, il avait travaillé sur l’histoire du consentement et des résistances à l’impôt (Les Batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours).

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