Pascal Rambert : « On s’approche de la justesse en se concentrant sur la vérité du corps de l’acteur »
Par Nicole Birmann Bloom
Que signifie reprendre une pièce 30 ans après sa création, dans une autre langue ? L’auteur et metteur en scène Pascal Rambert est un habitué de l’exercice puisque ses œuvres théâtrales sont reprises partout à travers le monde. Il livre ici quelques clés sur sa façon d’écrire et de travailler pour trouver ces formes de vie qui rentrent à nouveau dans les mots, en passant par le corps des acteurs.
L’art du théâtre et De mes propres mains, sont deux monologues que vous avez remonté régulièrement, et souvent présentés en binôme. Le premier date de 2007 et le second de 1992, mais ce sont des textes intemporels. Pourriez-vous nous parler de l’articulation entre les deux textes et leur passage dans le temps ? Que représente la forme du monologue pour vous en tant qu’auteur et metteur en scène ?
Si je me souviens bien, je pense que c’est la quatrième ou la cinquième version de ces pièces, avec des acteurs ou des actrices différents dans des versions françaises et étrangères, notamment italiennes ou américaines. J’ai l’habitude de remonter toutes mes pièces à l’étranger et d’en faire des versions dans le monde entier, mais ces deux pièces ont été au commencement de ce processus. Une pièce qui date de 1992 ou 1993, c’est déjà un autre siècle, et c’est certainement totalement une autre époque. Mais si on regarde de près la façon dont De mes propres mains a été écrite, c’est vraiment le creuset de ma façon d’écrire aujourd’hui, sans ponctuation, avec cette volonté de donner à la phrase ce que j’appelle le flow, un flow de conscience. Cette pièce a été à l’origine d’une prise de conscience, que je n’écris pas du théâtre classique avec un début, un milieu, une fin, mais que mon travail consiste à créer des moments, des moments de conscience chez les personnages, des moments extrêmes, des moments de séparation comme dans Clôture de l’amour (‘Love’s End’), des moments de retrouvailles difficiles comme dans Sœurs (Marina & Audrey) (‘Sisters’), des moments de répétition extrêmement intenses comme dans – justement – Répétitions ; toutes les pièces que je fais sont des moments extrêmement intense de la vie. C’est de ça que traite aussi De mes propres mains, à travers un personnage qui est tellement affamé de la vie que la vie ne lui suffit pas, et qui décide donc de mettre fin à ses jours dans un rapport à la fois hédoniste au monde, et de déception vis-à-vis de ce que le monde peut offrir. L’art du théâtre, c’est légèrement différent, c’est l’histoire d’un acteur vieillissant qui explique l’art du théâtre à son chien et qui dit des choses, disons, assez scandaleuses sur le théâtre, sur la façon d’envisager cet art que je pratique depuis plus de 40 ans. Il y a quelque chose d’assez provocateur, et donc d’intéressant, dans le fait de montrer cette pièce ici aux États-Unis, puisqu’elle s’attaque à tous les clichés que l’on peut avoir sur l’art du théâtre, la manière dont il faudrait interpréter les textes, les jouer. Quel que soit le pays, c’est une charge contre la culture de l’époque et du lieu où la pièce est jouée.
Vous écrivez souvent pour des acteurs, des actrices tels que Audrey Bonnet, Stanislas Nordey (que le public a pu voir, à Princeton University), Marina Hands, Laurent Poitrenaux… Pourriez-vous nous parler de votre propre relation aux acteurs et aux actrices que vous mettez en scène ? Est-ce que vous pratiquez ce qu’on appelle une écriture de plateau, en travaillant le texte et en le faisant évoluer avec les acteurs, ou bien est-ce que vous arrivez avec un texte qui n’évolue pas mais dont les variations se jouent au niveau de la mise en scène ?
Très précisément, j’écris toujours pour les acteurs aussi bien pour mes projets en France qu’à l’étranger. J’en rencontre 10, 20, 30, 40, 50…et c’est à partir de ces rencontres que je fais un choix, que je commence à écrire une pièce. Mais je ne vais jamais à la rencontre des acteurs avec une idée préétablie de ce que je vais écrire, car c’est un processus qui part toujours de l’association que je fais entre les corps, les tessitures des acteurs et leur énergie. Pour la reprise de De mes propres mains à PS21, j’avais envie de faire porter cette parole-là par Ismaïl ibn Conner, que j’avais entrevu dans une pièce d’Arthur Nauzyciel et que j’ai donc convié à venir faire la pièce pour notre plus grand bonheur à tous les deux. L’autre acteur sur qui repose la pièce, c’est Jim Fletcher avec qui j’avais déjà travaillé pour Clôture de l’amour lors de sa création il y a quelques années à New York. Jim a cette particularité d’être extrêmement sobre dans son jeu, on pourrait presque dire qu’il ne joue pas, et ça faisait très longtemps que je voulais retravailler avec lui. Ça ne s’est pas présenté cette fois-ci, mais je pense que je finirai par écrire quelque chose spécifiquement pour lui comme l’a fait Richard Maxwell pendant des années. Pour moi, Jim est un poète plus qu’un acteur dans le rapport qu’il entretien à la langue. C’est la raison pour laquelle après le travail de traduction en anglais effectué par Nicolas Elliott, j’ai tenu à faire des séances de travail à la table avec lui et Jim Fletcher. C’est une chose de traduire un texte pour pouvoir le lire, ou même pour faire des sous-titres, c’est tout autre chose quand les acteurs doivent le dire. A ce moment-là on ne peut faire l’économie de ce travail en commun pour rapprocher l’oralité que je cultive dans ma façon d’écrire en français, de l’oralité en anglais ou en américain.
C’est d’ailleurs un exercice que je fais en cantonais, en mandarin, en japonais, en russe…dans toutes les langues dans lesquelles je travaille dans le monde. L’objectif n’est pas de changer le texte à proprement parler, mais de se retrouver avec le traducteur et avec les acteurs pour prendre le temps de retrouver l’énergie de la phrase. Sinon, on joue une langue morte. C’est toujours très difficile, parce que je ne peux pas parler toutes les langues dans lesquelles mes pièces sont traduites, et on me demande toujours comment je fais pour savoir si le texte est juste quand je travaille à Hong Kong ou à Pékin. Ma réponse, c’est qu’on s’approche de la justesse en se concentrant sur la vérité du corps de l’acteur. Quand quelque chose est faux dans la phrase, ça se voit dans le corps. Dans la mesure où je répète quasiment tous les jours, et donc que je passe mon temps à regarder des acteurs, mon œil s’est affiné au cours des années. Je peux aujourd’hui, repérer assez vite quand quelque chose est faux. Et je l’entends très, très vite. Mais on ne modifie pas le texte, j’y insiste, on cherche à trouver ces formes de vie qui rentrent à nouveau dans les mots et qui permettent aux acteurs de chercher ce que nous cherchons toujours sur les plateaux, à savoir la vie elle-même.
C’est un peu un travail de sculpteur en 3D avec de la matière vivante…
Complètement ! On est comme des charpentiers qui reprendraient en permanence la structure de leur édifice, et c’est très beau. J’ai travaillé au Japon, et j’ai toujours été étonné de voir que certaines maisons, certains temples, sont détruits tous les 60 ans pour que les charpentiers qui les font conservent leur savoir-faire, pour que le geste soient maintenus. C’est comme si on avait conservé en Europe la manière de faire les cathédrales. Ces gestes-là se sont perdus aujourd’hui. Au Japon, c’est maintenu parce qu’ils détruisent systématiquement les anciens bâtiments pour garder le geste humain qui les fabrique, pour que les gestes ne disparaissent pas. Il y a dans la traduction quelque chose qui se rapproche de ça, c’est-à-dire qu’il faut toujours, à un moment donné, remonter la traduction et la refaire pour lui redonner cette vie dont je parlais.
Ismaïl ibn Conner et Jim Fletcher sont deux acteurs qui ont eu des expériences en France et en Europe, mais qui restent des acteurs américains. Avez-vous noté des différences culturelles spécifiques dans leur manière de s’approprier le texte, et dans votre relation, par rapport à d’autres pays où vous avez travaillé ?
Pour répondre, je dois d’abord dire à quel point le travail que je fais aujourd’hui est très influencé par ma découverte du théâtre américain, quand j’ai commencé à venir travailler aux États-Unis dans les années 80. Un moment très important a été ma découverte du travail de Richard Maxwell, aux antipodes d’un théâtre européen classique, avec tous ses décors, ses costumes, bref de ce à quoi on était habitué. Il reste pour moi l’exemple absolu de l’hyper réalisme américain, dans laquelle j’ai trouvé une forme de pauvreté au sens positif du terme. C’est une voie que j’ai pu explorer lorsque je dirigeais le Théâtre de Gennevilliers, en invitant Richard Maxwell lui-même, ou bien Young Jean Lee, le Nature Theater of Oklahoma, et beaucoup d’artistes américains qui explorent une forme de réel extrêmement puissant sur le plateau. Tout ça pour dire que monter ici ces pièces, c’est d’une certaine manière les ramener sur leur terrain d’origine. Ces deux pièces-là ont été contaminées par mon amour du théâtre contemporain américain, et spécialement du Downtown theater de New York (NDLR : Downtown New York, au sud de 14th Street, a regroupé historiquement les théâtres de recherche et d’avant-gardes). Alors maintenant, ces textes reviennent aux États-Unis, après avoir été monté en français à Princeton University, et si je devais relever une différence majeure, c’est qu’Ismaïl comme Jim apportent une sorte de réalisme lyrique, ou de lyrisme réel, au texte. L’intensité intérieure de ces deux acteurs, leur jeu, sont profondément américains. Si je songe à la version italienne par exemple, il y avait quelque chose de plus chantant. L’italien, c’est une onde, alors que l’américain, c’est une destination. Ça crée nécessairement un théâtre différent.
Puisque vous avez évoqué l’importance d’un certain théâtre américain sur votre travail, pourriez-vous nous en dire plus sur vos influences ? Quelles sont vos références, vos inspirations ?
J’ai eu une révélation à ce sujet récemment, ici à Chatham. Je repensais à une pièce qui s’intitule Finlandia, que je viens de finir et qui sera créée au mois de septembre à Madrid. C’est une pièce pour deux acteurs espagnols, qui est franchement très dur, les rapports entre les deux personnages sont âpres, pénibles, et je m’interrogeais sur l’origine de cet intérêt chez moi pour les grands monologues. Ce n’est pas la première fois que je me pose la question, mais j’étais incapable de répondre. Soudain, ça m’a frappé, je me suis rendu compte que l’origine était sans doute l’incroyable monologue final de La maman et la putain de Jean Eustache, que j’ai dû voir quand j’avais 17 ou 18 ans. Il y a quelque chose dans ce monologue, son ton, dans le fait qu’Eustache le film dans un très long plan séquence face caméra, ce qui représente une forme de scandale cinématographique à l’époque, qui m’a sidéré. Ça, c’est pour le temps long des monologues. Il y a aussi des artistes qui vous autorisent, comme j’en ai fait l’expérience dans les années 80, quand j’ai commencé à lire Thomas Bernhard. Depuis que j’ai 16 ou 17 ans, je travaille une seule phrase. Que ce soit dans De mes propres mains, Clôture de l’amour, L’art du théâtre… ou dans Finlandia, c’est toujours la même phrase qui se continue. Je la mets simplement dans des corps différents, dans des pays différents. C’est une démarche qui doit beaucoup à Thomas Bernhard, qui m’a fait prendre conscience qu’on pouvait donner une forme aux combats intérieurs. Au théâtre toujours, je pense à des auteurs comme Bernard-Marie Koltès – dont on a beaucoup parlé avec Ismaïl ibn Conner qui l’a joué ici aux Etats-Unis – ou Peter Handke qui a su donner une forme à l’intérieur du cerveau des êtres humains. En littérature, je pense évidemment à James Joyce ou encore à Virginia Woolf, à tous ces auteurs qui ont travaillé le flux de conscience pour le mettre en mots.
Récemment, vous avez eu une expérience avec les élèves de l’école du Théâtre national de Bretagne (TNB) qui a donné lieu à Dreamers. Pourriez-vous nous parler de votre relation avec ces tout jeunes acteurs qui vont débuter, qui commencent leur carrière dans un monde particulièrement complexe ?
J’en ai malheureusement trop peu, par manque de temps, mais ce n’est pas la première fois que je fais cette expérience puisque j’avais aussi écrit Mont Vérité pour les élèves du Théâtre national de Strasbourg ; Lac que j’avais écrit pour l’excellente école suisse La Manufacture ; ou encore il y a deux ans maintenant Others, pour les élèves de Princeton University. Je le fais de temps en temps parce que moi-même, quand j’avais 20 ans, j’ai adoré certains artistes, j’ai adoré certains metteurs en scène qui m’ont beaucoup aidé. Et puis, c’est important d’être avec des jeunes gens de 30 ans, ça me permet de mieux comprendre un monde que parfois je ne comprends pas. J’essaie de le faire une fois par an, une fois tous les deux ans. De toute façon, quand on fait le métier que je fais, l’âge ne compte pas car tant qu’on est habité d’une éternelle curiosité on jouit d’une jeunesse éternelle. C’est en tout cas ce que j’ai pensé récemment en croisant Peter Brook qui doit avoir 92 ou 93 ans. Donc ce n’est pas que je me sens proche des jeunes gens dans leur vingtaine, mais beaucoup de choses nous rassemblent, j’aime les écouter et donner une forme à leurs inquiétudes. J’avais oublié, mais quand on a 25 ans, ou qu’on se rapproche de la trentaine, il y a des vertiges qui se créent. J’aime mettre mon oreille contre ces tourments de la jeunesse. Là, en écrivant Dreamers – qui est vraiment la traduction de Rêveurs, et qui n’a rien à voir avec le mouvement des Dreamers ici aux Etats-Unis – je leur ai demandé de m’envoyer leurs rêves par email et par voice mail pendant deux ans. J’ai récolté énormément de matière à partir de laquelle j’ai pu commencer à écrire des textes pour eux, c’était très beau, comme une plongée à l’intérieur de l’inconscient d’une génération entière. J’arrive finalement à une photographie très personnelle, inattendue de la jeunesse, très peu normative. On voit l’inconscient à l’œuvre, et c’est formidable.
En résidence au PS21 (Chattam, New York) avec les acteurs Jim Fletcher, Ismaïl Connor et le traducteur Nicolas Elliott, Pascal Rambert a pu adapter deux de ses pièces, des monologues en langue anglaise. “The Art of Theater” et “With My Own Hands” sont présentés les 14, 15, 21 et 23 janvier 2022 dans le cadre de la nouvelle initiative Under the Radar on the Road, soutenue par FACE Contemporay Theater, Villa Albertine, Under the Radar-The Public Théâtre, PS 21, et votre compagnie, Structure production. Soutien à la traduction d’ArtCena- Contxto Network