De la Bourgogne à Brooklyn : les explorations verrières d’Eve George
Eve George, souffleuse de verre et designer accomplie, partage son expérience lors de sa résidence à New York. Cofondatrice de l’Atelier George, Eve associe travaille du verre, expériences urbaines intenses et explorations culinaires variées. La culture alimentaire new yorkaise a eu une influence profonde sur sa vision artistique, se traduisant par des créations en verre pour la table, témoignage de son évolution artistique dans ce creuset de cultures et de créativité.
Je suis designer et souffleuse de verre et si mon studio s’est installé depuis peu à Paris, mon atelier, où je mets en forme du verre en fusion, est installé en Bourgogne, plus précisément en Côte d’Or, un pays de vins et de gastronomie traditionnelle française, de plus en plus prisé par des gourmands et amateurs venus de loin. Nous comptons près de onze nationalités différentes parmi nos voisins. J’y parle d’ailleurs presque aussi souvent anglais que français.
Lorsque Laurent et moi avons co-fondé l’Atelier George, nous avons quitté la région Grand Est, « pays du verre », où nous nous sommes formés, avons travaillé et nous sommes rencontrés. Nous avons reconstruit une ruine de pierres au beau milieu de la campagne, et y avons installé un four, des outils, un atelier où tous les objets pensés par nos deux têtes, prennent vies sous l’action de nos quatre mains.
Ces pièces d’exception s’organisent en collections, qui définissent une direction artistique renouvelée tous les deux ans.
En 2022, nous dévoilons « Cime », un ensemble de pièces étroitement liées à notre environnement rural, et partiellement créées dans le contexte du confinement de 2020.
La future collection, objet de recherche de ma résidence à la Villa Albertine devait donc à la fois prendre le contrepied de ce travail, et tisser ses prolongements dans l’esthétique chère à notre univers.
C’est dans cet esprit que je suis parti à New York, de février à avril 2023, pour poser les jalons de « Brume ».
Afin de renouveler mes inspirations visuelles, la situation urbaine de la mégapole américaine, son bouillonnement, ses extrêmes, m’ont comblée.
On dit parfois de moi que je suis trop intense. J’ai un t-shirt brodé « demi-mesure » qui s’amuse de ce trait de caractère. Je tire peut-être cette liberté exacerbée de mon éducation franco-américaine, ou du simple fait que je souffle du verre. En effet cette matière, à 1100°C, devient indomptable. Elle coule, elle mémorise chaque geste qu’on lui appose, et se casse dès que sa mise en forme se trompe de temps. C’est une chorégraphie en plan séquence où le meneur brûle, et le ou la partenaire ambitionne de donner une forme à cette danse, sans jamais pouvoir prendre le dessus sur les mouvements dictés. Alors on anticipe et mémorise chaque geste, et on accepte que sur cette piste, l’objet mis en forme sera un absolu, ou sera retenté, ou ne sera pas.
La détermination New Yorkaise que je découvre agit en catalyseur de cette habitude de travail.
Il faut profiter de chaque instant, saisir toutes les occasions, voir chaque journée comme une opportunité. C’est à la fois vertigineux, de voir ce productivisme érigé en modèle, et décomplexant, que de banaliser ce mode vie, que j’ai l’habitude de contenir, de temporiser ou de taire.
Le contexte d’une résidence, c’est aussi de consacrer du temps à l’exploration, de s’autoriser les découvertes gratuites, de permettre aux idées d’infuser. C’est la première fois depuis longtemps que je prends autant de recul, et que j’officialise une quête artistique, sans prérequis économique. Immédiat du moins.
Cette liberté nouvelle se heurte souvent à l’américanisation de ma vie en France. C’est un paradoxe qui me suivra tout au long de ce séjour.
J’ai passé mes premiers jours à visiter de nombreux lieux culturels et à rencontrer les différents partenaires de ma résidence. Grâce à Wanted Design, j’ai un ancrage à Industry City (Brooklyn), tandis que la Villa me fait graviter autour de Manhantan. A mi-chemin entre ces deux mondes, je pose mes valises in Downtown Brooklyn. J’opère le passage d’un quartier à l’autre au gré des rencontres, et ne parviens pas à qualifier ce qui définit cette ville comme un tout, au regard de ces changements de contextes drastiques.
Quelques jours après mon arrivée, je rencontre Lucien Zayan, chef autodidacte et fondateur de The Invisible Dog art center. J’ai l’opportunité d’aller y voir la représentation de la pièce « Autophagies » d’Eva Doumbia guidée et suivie par la dégustation d’un mafé cuisiné par Alexandre Bella Ola.
Au cours de la performance, guidée par les mots d’Eva, le vécu de sa troupe, et l’interprétation en textes, danses, musiques et odeurs de chaque ingrédient qui constitue ce plat, je prends conscience de la puissance symbolique qui gravite autour du simple fait de manger.
À ce moment, je décide quasi-impulsivement de m’intéresser au monde de « la food » New Yorkaise, qui suit cette indéfinition urbaine ressentie.
À Industry City, la tentative immobilière de fabriquer de toutes pièces un quartier créativement attractif, « cool », dans une friche industrielle excentrée, se concrétise surtout grâce à ses nombreux « food joints ». Le Japanese Market en serait l’exemple le plus réussi : une véritable enclave japonaise sous forme de halle de restauration rapide, couplée à une supérette où on n’entend ni ne lit un mot d’anglais. On s’attable à un comptoir pour manger des ramens dans des bols jetables. C’est très bon. Mais on admet ici qu’on ne fait que passer entre 12:30 et 1 pm.
The French Bakery n’assouvira pas mon exigence parisienne affûtée dans le 12e arrondissement, mais j’accepte qu’elle représente le goût du « pain au chocolat » (et non du chocolate croissant) auprès du reste du monde.
Chez Barely Disfigured, un barman Français nous tend un livre de poche, dans lequel est glissé la carte. Ou un marque page sur lequel est imprimé un flashcode pour découvrir la carte. Je ne me souviens plus bien. Mais je sais que partout, j’étais terrorisée à l’idée de tomber en panne de batterie.
Tout ce qu’on boit est typiquement américain. Mais ça, je l’apprendrai plus tard à la lecture de « Straight up or on the rocks : a cultural history of American drink », de William Grimes ; et au visionnage de Drink Masters, on Netflix. Faire français en ces lieux, signifiait seulement faire impression d’impertinence.
In Brooklyn, Saraghina Caffè est une enclave européenne fondée par des Milanais, qui ont parfaitement adaptés l’univers de la salle et de la carte du vieux continent à la « friendliness » (autant que possible) attendue par la clientèle du quartier.
Lucali c’est un morceau d’Italie servie à une tout autre sauce. Quand je me promène le soir dans le quartier, la file infinie qui se forme à l’entrée me rappelle Supreme & Apple qui comme leurs noms ne l’indiquent pas, n’ont rien à voir avec la gourmandise. The fuss here, is about Pizza. La préférée de Jay-Z (supposedly).
Nura à Brooklyn réinterprète les accents Indiens par le prisme de la « nouvelle cuisine américaine ». Les Naans y sont parfaits. Je ne sais pas ce que serait l’ancienne cuisine américaine. Puisque ce que je trouve ici, c’est un renouvellement constant, parfois effréné, qui lie et s’approprie les cultures sans complexes. Les frontières sont fluides et sont franchies comme on zappait alors sur une télécommande, et comme on swipe et épingles aujourd’hui des idées glanées dans le flot indigeste des images numériques.
Fish cheeks résulte aussi de ce mashup culturel : les chefs et cheffes sont originaires de Thaïlande. Je retiens the ice cream Bo Lan qui éteint avec douceur le feu du palais. En guise de fudge, c’est un jaune d’œuf figé de froid qui dégouline au sommet de la boule de glace et craquelle sous la cuiller.
Je regarde toujours attentivement les objets de ces tables, qui décorent les lieux, les gestes qu’ils induisent, les rituels qu’ils suggèrent, sans jamais les imposer.
« I definitely advise that you share a couple courses » serait la phrase qui rappelle à mes expériences de gastronomie ici, même les plus élégantes, le savoir-vivre américain qui est fait de flexibilité et d’hospitalité franche.
Au cours de cette résidence, j’ai beaucoup dessiné. Je travaille souvent par itérations entre le croquis en plan, et les volumes de verre. Mais à New York, tout est allé très vite, puisque j’ai pu prototyper mes premières intuitions au sein du Corning Museum of Glass. Après seulement une dizaine de jours passés à New York, je m’envole upstate pour une immersion verrière hors du commun. Dans le Panthéon du verre international, Corning Museum of Glass, sa collection de verre historique et contemporain et ses ateliers de création et de recherche tiennent une place de choix. Le centre a bâti une réputation internationale auprès du monde verrier, notamment grâce à la production de nombreux contenus vidéos, les masterclasses verrières de pointe, et la médiation auprès du grand public, in situ et sur Netflix.
Avec l’aide de l’équipe de souffleur et souffleuses de verre sur place, plusieurs prototypes partiellement anticipés ont pris forme. J’ai aussi profité de cette immersion verrière pour explorer les collections du Musée ainsi que le fond de la Rakow Library, avec un intérêt particulier pour les ouvrages centrés sur l’art de recevoir, l’histoire des arts décoratifs à table, les coutumes de repas selon les époques et les pays.
J’y ai découvert des gravures italiennes de 1750, représentant des tables dressées comme des jardins, en plan et en élévation. Le « centre de table », d’abord réalisé en sucre, avant d’être pérennisé en porcelaine les siècles suivants est une typologie qui me fascine.
Dans les collections du Corning Museum of Glass, je découvre les premiers exemples de verre soufflé en extrême orient : il s’agit de minuscules flacons datés de la fin du XVIIIe siècle, destinés à contenir du tabac (ou de l’opium). Le savoir-faire verrier étant né en Mésopotamie, sa diffusion au-delà de l’empire Romain d’Orient et d’Occident -la Renaissance Italienne, à Venise, faisant figure d’apogée culturelle et technique- s’est échelonnée au gré des échanges commerciaux et des migrations.
Leur utilisation s’explique dans leur dénomination : ce sont des « snuff bottles ».
Je me souviens de nombreuses chorégraphies gestuelles introduisant des dégustations : mon amie Céline Pelcé – ancienne résidente de la Villa Kujoyama à Kyoto – avait officié une cérémonie du thé à l’atelier avant mon départ et m’avait transmis ce goût pour la mise scène. Je pense aussi à l’action d’humer les arômes d’un vin avant de faire perler sa cuisse dans le tourbillon de son verre. J’imagine alors une typologie entièrement dédiée à la « mise en odeur », et lui donne la forme de fioles à arômes : une bouteille miniature à porter à ses narines avant la dégustation.
De retour à New York, ma valise pleine d’échantillons de verre imitant l’écume, les flots, et les reflets de l’eau, ainsi que plusieurs prototypes d’objets de table, je poursuis mon exploration de la ville.
Désormais, son plan m’apparait comme un immense banquet, où les « blocs » sont des services et les rues et les voies d’eau des chemins de table qui séparent les places assises. En place des gratte-ciels au cœur de la cité, il y a les pièces les plus hautes, les décors, les vases, les plats. Tout autour, une immense variété de formes, disposées précisément sur une grille orthographique.
J’imagine des natures mortes semblables à des isométries d’architectures, tracées au feutre calibré sur calque, avec le titre dans un cartouche en bas à droite, écrit au normographe.
Lucien Zayan prépare un dîner entièrement dédié à l’ail, ses symboles, son goût et son odeur et m’invite à intervenir dans le projet.
Je lui montre mes flacons à sentir. L’idée du rituel qui accompagne l’usage de ces pièces nous amuse beaucoup et Lucien invente une décoction d’ail aux notes florales et boisées que nous proposerons ainsi aux convives en introduction au dîner.
Je compose aussi des bouquets d’alliums dans mes vases pour la table. Nous goûtons beaucoup de choses : de l’ail fumé qui a le goût de réglisse et l’aïoli que Lucien veut ajuster à la perfection, même s’il est déjà parfait.
Le soir à table, l’entrée en matière ouvre un flot de souvenirs et d’anecdotes racontées, grâce au parfum et à ce qu’il fait remonter à la surface de nos esprits.
J’ai rendez-vous quelques jours avant mon départ, avec Michael Anthony, le chef du Gramercy Tavern, après un service du midi, même si la taverne du lieu offre un service continu tout l’après-midi.
J’arrive, je m’annonce, Michael me rejoint et se confond en excuses : il doit terminer une affaire urgente, est-ce que je peux l’attendre ? Est-ce que ça me dit de manger quelque chose en attendant ? Je n’ai pas déjeuner, on m’installe au bar. Je comprends mieux l’architecture du lieu et la répartition des espaces : une grande salle vitrée sur la rue, « la taverne ». À côté de moi au bar, un couple à l’accent du sud mange un burger avec des couverts, à une table ronde derrière, des enfants finissent leur assiette de dessert. À ma gauche, deux jeunes hommes en costume en pleine conversation finissent leur café. Face à moi, le barman tatoué enchaîne les shakes pour l’autre extrémité du comptoir.
On parle de Paris. Il y a monté le bar de la Felicita lorsque Big Mama l’a ouvert dans le 13e arrondissement il y quelques années. Juste avant le Covid. On m’apporte une entrée composée de betteraves jaunes et roses, agrumes de la même palette, lait de coco, des fleurs et de la fleur de sel au sommet. C’est beau. C’est vraiment bon. Le couple à ma droite se joint à notre conversation. Ils disent qu’il faut que je goûte le burger. Qu’ils l’ont commandé parce que la table à côté s’en délectait lorsqu’ils sont arrivés. C’est le bouche à oreille du goût dans cette salle où les cuisines et façons de recevoir s’adaptent à chacun. C’est fluide. Et tout le monde se sent accueilli comme il l’attendait.
Un peu plus au fond de la salle, l’atmosphère se fait plus feutrée, les tables rondes couvertes de nappes blanches donnent le ton. It’s the Dining Room, et le service s’y termine. La carte est différente mais les espaces communiquent. S’interpénètrent même. Derrière moi, il y a le four à bois et le grill, ouvert sur cette double très grande salle et alcôves.
Les gestes du mixologue me fascinent. Il fait tourner les verres comme je fais tourner le mien à l’atelier. Seule la température change. On m’a confié les livres du chef que je feuillette à côté de mon assiette. Le premier raconte son parcours, son arrivée au Gramercy, sa patte sur cet endroit.
Le second est dédié aux légumes. Il me rappelle le compte Instagram d’Alain Passard. Du potager à l’assiette en quelques opérations. Je pense au fait que je vais retourner en Bourgogne au printemps. Retrouver le jardin, la cuisine, l’ail des ours et les asperges sauvages dans les bois.
Michael revient et me propose de prendre un dessert et un café à table un peu plus loin. Son brownie aux pécans (je ne dis pas « noix de » pour rester fidèle à son titre officiel) légèrement salés au dessus, dans une assiette with vanilla ice cream. C’est régressif à souhait. Ça n’a rien d’institutionnellement gastronomique. Et c’est en même temps uniquement gastronomique.
Nous parlons des heures. Des saisons, de verre soufflé dans des feuilles de chou, des légumes dans la peinture. La mise en place pour le dîner commence. Ici on accueille les convives dès dix-huit heures. Et jusqu’à vingt-deux s’ils préfèrent. Je visite le salon privé où on peut dîner comme à la maison, le service se faufilant par une porte dérobée accédant directement aux cuisines. Je termine ma visite par tous les postes de celle-ci. C’est peut-être le coup de feu mais c’est très paisible. Je sais que je suis sur le départ mais nous nous promettons de nous revoir.
Je rentre en France avec l’envie de découdre tous les ourlets qui nappent les tables que je connais. J’ai fini et rapporte une ligne de verres à shooter qui semblent couler dans des iridescences d’argent. Ils prendront place à table, même si l’usage ne veut peut-être pas. Je ne sais pas encore comment ma ville de verre sera habitée et apprivoisée. Mais il me tarde de finir son plan et sa construction.