« Faire toujours plus avec toujours moins » ou l’art d’être résilient
Par Ophélia Mantz
La signification du terme de résilience, défini à l’origine comme la capacité d’un matériau à rebondir, a évolué au fil du temps, et de son utilisation par des disciplines comme l’écologie et l’économie. Pourtant, mesurer la résilience d’une ville reste difficile. Dans cet article en échos à son intervention lors de la Nuit des idées à Monterrey, l’architecte Ophélia Mantz propose de mobiliser les notions de civitas, d’adaptation, mais aussi d’écosophie et d’écologie temporelle pour comprendre le changement progressif du système urbain en réponse aux crises. Avec un objectif : modifier nos modes de vie pour construire une société conviviale basée sur le bien-être et la qualité de vie.
L’étymologie de « résilience » – du latin resilio, resilire – évoque un retour en arrière, un rebondissement. Si l’origine de ce concept renvoie à la capacité physique d’un matériau à retrouver son état initial à la suite d’un choc ou d’une pression constante, sa signification a beaucoup évolué. Jusqu’à son utilisation actuelle qui peut connaître de nombreuses occurrences liées aux différentes disciplines qui s’en sont emparées.
Son évolution moderne commence avec l’utilisation du terme par le physicien Georges Charpy, qui parle dès 1901 de « système résilient ». Il désigne ainsi la capacité d’un matériau à rebondir, en accord avec l’étymologie, mais en mettant en exergue le rôle de l’environnement externe dans le comportement des matériaux, au-delà de leurs seules propriétés internes. On cesse alors de parler de la capacité de résilience d’un objet, mais plutôt de la capacité de résilience d’un ensemble d’objets, pris dans un « système ».
Cette approche du potentiel de résilience, compris comme la conséquence d’actions intérieures et extérieures, a ensuite été renforcée par les sciences naturelles et les sciences humaines. Ce qui est alors mis en avant, c’est une échelle élargie d’interactions permettant de qualifier de « résilient » un système ou un groupe social (resilient system ou community resilience). Dans ce cas on parle alors d’opportunités mobilisables, c’est-à-dire que le potentiel de résilience repose sur les relations qui interviennent entre le sujet et son environnement.
Il en est de même dans le domaine de l’économie, qui fait valoir l’action des facteurs internes et externes sur la capacité d’une structure économique à retrouver un état d’équilibre. Les sciences de l’économie ajoutent cependant une caractéristique pour qualifier la valeur résiliente d’un système : l’importance de la dimension temporelle dans son retour à l’équilibre. Dans d’autres domaines comme l’informatique, on utilise le terme anglais system resiliency pour qualifier la valeur d’un système en fonction de sa capacité à tolérer les failles ou les anomalies. Mais c’est finalement grâce aux travaux menés dans le domaine de l’écologie que la notion de résilience prend tout son sens actuel, en lien direct avec les évolutions, l’adaptation et la réorganisation d’un système après avoir dépassé les chocs qu’il a subis.
Cette longue évolution, qui a permis d’affiner progressivement la notion de résilience jusqu’à son appropriation par le discours écologique, n’empêche pas qu’elle présente certaines limites conceptuelles lorsqu’on l’applique au domaine urbain. D’abord parce qu’en matière d’écologie, la résilience d’un écosystème sera mesurée en fonction de sa capacité à rebondir après des perturbations sans altérer la qualité intrinsèque de sa structure. Dans le cas contraire, on parle de « bifurcation d’un système », en considérant qu’il n’existe qu’un seul état d’équilibre possible, et que le système analysé s’en éloigne plus ou moins. Cette approche est difficilement applicable à la ville, qui repose de manière intrinsèque sur des systèmes économiques, sociaux et politiques changeants. Il n’existe pas en matière urbaine un état d’équilibre unique, car cela signifierait sinon que le système est incapable d’évoluer, d’apprendre des moments de crise, et de se réorganiser.
Il est donc très difficile de mesurer la résilience d’un système urbain, je propose dès lors de nous tourner plutôt vers la notion de cité qui permet de considérer tout à la fois l’interaction des sphères économique, politique et sociale en constante évolution ; et de parler plutôt d’adaptation, un terme plus précis qui évoque le changement progressif du système urbain comme réponse aux crises dont il se nourrit.
L’adaptation est un processus qui nous permettrait de répondre aux crises vécues, mais comment faire face aux différentes crises qui nous menacent : crise climatique et sociale, raréfaction des ressources matérielles, pollution de la terre, de l’air et de l’eau ? Comment se préparer à affronter l’échelle inédite de ses crises ? Une réponse se trouve sans doute du côté des écrits d’Ivan Illich, défenseur invétéré d’une société conviviale, qui proposait déjà dans les années 70 de « faire toujours plus avec toujours moins », ce qui est implicitement une façon de parler de l’art d’être ou de devenir résilient.
La nuit des idées 2023 s’intitule simplement « MORE ? », il s’agit donc de répondre à cette question en se plaçant dans la lignée du faire toujours plus avec toujours moins d’Illich, et pour y parvenir d’aborder deux notions importantes : l’écosophie et l’écologie temporelle. Loin d’une approche « techno-solutionniste », ces deux concepts permettent de repenser nos relations avec nous-même, les autres et notre milieu. Mais cette ambition exige aussi un questionnement profond quant aux fondements idéologiques de nos sociétés – et de la politique traditionnelle – qui, comme l’a bien montré Pierre Charbonnier, ont lié depuis le développement de la Modernité le concept de liberté à celui d’abondance. Espérons alors rassasier notre esprit pour contrer ce que nous pourrions désigner, en s’inspirant du philosophe français héritier de Bruno Latour, comme notre boulimie d’abondance.
Introduit en 1972 par Arne Naess, l’écosophie est un mot formé de la contraction d’écologie et de philosophie, et popularisé lorsque Naess fonda le mouvement Deep Ecology, ou Écologie profonde. Le philosophe proposait alors de remettre en cause la place dominante prise par l’homme par rapport au reste des espèces vivantes, et plaidait pour un plus grand respect de nos relations à la « Nature ». Mais il mettait aussi l’accent sur la valeur des êtres « naturels », qu’il plaçait au-dessus des valeurs « culturelles ».
Par la suite, le néologisme a été repris par Félix Guattari dans son livre les Trois Ecologies publié en 1990, qui lui a donné un sens radicalement différent. Naess s’inscrivait dans une approche dualiste, opposant Nature et Culture, alors que Guattari refuse cette dichotomie et s’intéresse à l’interconnexion des deux. Il se penche sur les relations entre ce qu’il définit comme les trois échelles qui régissent nos relations avec le milieu « naturel » : la psychè, le social et l’environnement. L’approche écosophiste, énoncée par le philosophe et psychanalyste français dans ce livre, apparaît encore aujourd’hui comme un outil précieux pour penser l’écologie. Cependant, il semble important de revenir simplement sur la valeur des éléments qui participent à la construction du bien-être individuel. Celui-ci pourrait se mesurer à l’aune des notions d’autonomie, de plaisir et de partage, inséparable évidemment des échanges établis au sein d’un collectif.
Mais comment propulser ces valeurs dans un quotidien détérioré par un assèchement social à l’ère digitale, et par l’émergence d’« Homo-numéricus » ? La réponse pourrait se trouver dans la légitimation des espaces communs qui transmettent ces valeurs. Si telle est l’hypothèse, ces espaces deviendraient alors des milieux où l’on valorise la pédagogie de la présence, où l’on apprend au contact des autres : on jardine, on bricole, on partage, on devient autonome, on s’émancipe, on s’épanouit. Les espaces communs pourraient alors développer des « niches écologiques » (Jean-Pierre Warnier) d’où émergeraient de nouvelles valeurs et de nouveaux comportements.
Aujourd’hui, traumatisés par la pandémie de COVID-19, nous faisons face à une certaine schizophrénie quant à la valeur des espaces collectifs : nous y aspirons et les redoutons à la fois. Heureusement, l’engouement pour la promotion des espaces communs « physiques », antérieure à la crise sanitaire, semble persister. On y trouve des espaces de co-jardinage, des bricothèques, ateliers de co-développements, des Fab Labs ou Repair Café. Il peut aussi bien s’agir d’un espace commun au sein de l’espace domestique, que d’un espace collectif installé dans un bâtiment ou un quartier, mais toujours au service de collectifs de taille moyenne, au service de relations conviviales.
De nombreux acteurs de la ville ou de la cité semblent avoir pris conscience du besoin de renforcer ces espaces de partages de valeurs, de comportement, d’outils, d’objets techniques, d’action sur la matière (transformer nos déchets ou réutiliser nos objets obsolètes) afin d’accéder à un bien-être individuel et collectif. Ces espaces du « commun » sont donc le terreau pour développer le bien-être dans le processus d’individuation. Par la suite ils favoriseront une participation au sein d’un collectif, et contribueront à légitimer l’action et l’espace pour « faire société ».
Si l’écologie repose sur la compréhension des interrelations entre les éléments d’un système, au cœur de l’écosophie, il semble tout aussi important d’en étudier les processus et par conséquent les rythmes et les temporalités qui les organisent. C’est ce que propose le concept « d’écologie temporelle », porté par la chronobiologie, qui cherche à analyser et à comprendre les rythmes des êtres vivants. À la suite du sociologue et urbaniste américain Richard Sennett, il s’agit donc de proposer de repenser les interrelations des sphères économique, sociale et politique qui construisent la cité, à l’aide de ce concept d’écologie temporelle.
À cet égard, nous pouvons faire référence au rapport final de recherche du projet Moderato publié en France en 2014 par le Ministère de la transition écologique, du développement durable, des transports et du logement (à lire ici). On y trouve une réflexion et une valorisation de la réappropriation du temps au travers de pratiques de décélération des rythmes individuels et collectifs qui régissent les comportements et les usages en milieu urbain. En d’autres termes, le rapport fait un éloge à l’écologie temporelle qui permettrait d’envisager une meilleure qualité de vie pour la société, tout en la préparant à développer l’art d’être résilient.
Les rythmes agissent sur notre milieu et donc sur notre comportement. Plus concrètement, les espaces urbains peuvent renforcer la synchronisation individuelle et collective afin de lutter contre la disparition du temps sur les surfaces asphaltées ou bétonnées. Les parcs, les places, les jardins collectifs, les ateliers collectifs, les rues, les espaces communs polyvalents sont des supports efficaces pour rétablir les rythmes biologiques et sociaux. Ils devraient être des priorités dans la politique des villes aspirant à renforcer la résilience, à l’instar des modes de transports lents, piéton et cyclable, qui eux aussi sont une résistance aux rythmes accélérés du quotidien.
Cette courte présentation de l’écosophie et de l’écologie temporelle montrent comment ces outils de réflexion peuvent nous aider à modifier nos modes de vie contemporains. Car la résilience d’un système urbain repose d’abord sur l’adaptation, à long terme, des acteurs économiques, sociaux et politiques face aux crises qui vont les ébranler. Des acteurs qui pourtant ne rechignent pas à verbaliser, à tout vent, que nous devons aspirer à une société plus juste. Alors, mettons-nous à l’œuvre pour organiser une société plus conviviale basée sur le bien-être et la qualité de vie. Tous deux engendrés par l’autonomie, le plaisir et le partage des individus transmis au sein des espaces communs. C’est alors que nous pourrons affronter le défi lancé par Ivan Illich : « faire toujours plus avec toujours moins ».
Ophélia Mantz est architecte DPLG, et titulaire d’un Master en architecture bioclimatique et durabilité de l’Escuela Técnica Superior de Arquitectura de Madrid. Ses recherches portent sur la construction d’une pensée écologique dans le domaine de l’architecture et de la ville. Elle co-dirige avec Rafael Beneytez le cabinet d’architectes Z4A/Z4Z4. Elle a reçu entre autres le prix ACSA Faculty Design Award 2019, le S.ARC H 2018 et le prix national espagnol des parcs et jardins publics 2015. Elle est actuellement professeur adjoint et directrice du Material Research Collaborative au G.D. Hines College of Architecture and Design de l’université de Houston, Texas, États-Unis.
Pendant la Night of ideas in Monterrey, le 2 mars 2023, elle a participé à la table ronde #1: « Me, My Environment and Others ».