Alain Gomis : « Avec Thelonious Monk, je veux montrer l’artiste au travail »
Par Raphaël Bourgois
Comment retrouver les traces du New York de Thelonious Monk aujourd’hui ? Le cinéaste franco-sénégalais Alain Gomis, qui prépare un film sur le grand jazzman, cherche ce qui de nos jours résonne avec l’époque de cette figure incontournable et maudite du Bebop.
Que cherchiez-vous en venant aux Etats-Unis, alors que l’écriture de votre film sur Thelonious Monk était dans sa dernière étape ?
Cette résidence poursuit plusieurs objectifs. D’abord, conduire une recherche sur des éléments iconographiques et biographiques, pouvoir visiter les lieux fréquentés par Monk et s’en imprégner. Il se trouve que je ne suis pas logé très loin de là où il a passé toute sa vie à New York, dans l’Upper West Side près de Columbus Circle. C’est un quartier qui s’appelait avant San Juan Hill, dont la population était très largement issue des minorités afro-américaines et portoricaines, puis qui a été presque entièrement rasé notamment pour créer le Lincoln Center, un grand centre culturel pour les arts de la scène. Thelonious Monk a été témoin de cette transformation, il a vécu l’avant et l’après. Il est étonnamment difficile de trouver des traces photographiques de San Juan Hill aujourd’hui, mais si ce qui était vraiment le quartier de son enfance a disparu, il reste tout de même des endroits où Monk a vécu. C’est aussi un quartier réputé pour avoir été un haut-lieu d’agitation sociale et de révolte. Tout ça pour dire qu’en m’intéressant à Monk et en venant sur place, je me suis plongé dans cette histoire d’un effacement, qui est propre à l’histoire de Manhattan où des quartiers populaires entiers, habités par les Noirs, ont été rasés au fur et à mesure du développement de la ville. C’est aussi le cas par exemple du village Seneca au moment de la construction de Central Park.
Cette résidence m’a aussi permis de me plonger dans l’histoire du jazz, d’aller à Harlem, de visiter les clubs. Avec toujours ce souci d’essayer de voir ce qui restait de l’époque de Monk, et ce qui avait changé. Comme dans tous les films d’époque, je m’attache à la question de savoir ce qui a survécu, ce qui continue d’exister. Je suis assez surpris par exemple de constater qu’en ce qui concerne le jazz, la situation n’a pas tellement évolué. Certes, c’est aujourd’hui une scène très vivante, mais tout reste très concentré dans des lieux majoritairement possédés par des blancs, et réuni un public lui aussi majoritairement blanc. Bref les structures fondamentales n’ont pas beaucoup bougé. Il y a évidemment plein de choses qui se sont améliorées, mais structurellement ça reste les mêmes artistes employés d’une industrie détenue par une autre couche de la société.
Comment avez-vous abordé ce genre très codifié du Biopic ?
En n’essayant pas de faire un « Biopic ». Ce qui m’intéresse dans ce projet, c’est avant tout une approche très subjective du personnage, basée sur mes sensations. Ce que j’ai envie de raconter, c’est la quête personnelle d’un artiste qui a toujours essayé de rester fidèle à son expression, à sa démarche artistique qu’il voulait très pure, en dehors de tout contexte social, politique ou économique. Ce qui est évidemment impossible, surtout pour un artiste Afro-américain, a fortiori à l’époque de la lutte pour les droits civiques. Il y a chez lui une quête impossible d’intégrité, de fidélité à sa musique, sans jamais tout à fait parvenir à échapper à son époque. Et ça, ça m’intéresse beaucoup.
Je me suis aussi beaucoup interrogé sur ce qui définit un film d’époque, la façon de le concevoir. Pour arriver à la conclusion qu’en ce qui me concerne, ce qui compte c’est d’insister sur ce qui résonne aujourd’hui, ce qui reste vivant. Donc avant même de me poser la question du New York de cette époque, j’ai réfléchi sur les mouvements, les manifestations qui ont lieu de nos jours, comme Black Lives Matter. Je vais m’appuyer beaucoup là-dessus, pour ne pas donner une image figée du passé.
Quelle place est celle de Thelonious Monk comme artiste, comme musicien de jazz, dans cette histoire ? Comment le présenteriez-vous à des lecteurs qui ne le connaitraient pas ?
Il a développé une forme très personnelle, une écriture bien particulière, et c’est pour ça qu’il veut être reconnu, avant tout comme un artiste. Ce qu’il amène, il l’amène au monde en tant que personne, pas en tant que Noir. Et ça, ça résonne fort avec aujourd’hui. C’est un pianiste-compositeur qui a révolutionné le jazz, avec d’autres comme Charlie Parker ou Dizzie Gillepsie, en posant les fondations du Bibop. Mais à la différence de ces deux autres grands jazzmen, il a connu une reconnaissance tardive, du fait de sa façon de jouer très avant-gardiste. Plutôt que la fluidité du jeu, il recherchait un son plus accroché, qui permet l’ouverture d’espaces… et donc il proposait une musique moins évidente, plus difficile aussi à vendre. Il y a ce narratif qui s’est progressivement installé selon lequel les Gillepsie, Parker et autres avaient bien réussi, quand Monk a eu une carrière plus difficile. Ce qui l’a par la suite amené, il faut le dire, à être reconnu par la génération d’après comme une sorte d’icône underground. Il faut aussi faire un sort à l’image qui lui colle à la peau, celle du fou, de l’excentrique, du génie renfermé sur lui-même et sur sa musique pleine d’angles, d’étrangetés. La construction de ce personnage m’intéresse, d’autant que j’ai pu me rendre compte à quel point il en était conscient, la cultivait, en jouait pour pouvoir exister dans ce monde-là. J’ai rencontré son fils récemment, qui m’a raconté comment Monk s’était résigné à cette image du fou, tout simplement pour pouvoir faire manger sa famille.
Le récit, subi ou choisi, de la vie de Thelonious Monk participe donc d’une forme de vérité de la biographie de Thelonious Monk ?
Oui, car il a accepté le personnage construit autour de lui, il a participé à en façonner les contours tout en luttant intérieurement pour ne pas être réduit à cette image, pour être reconnu pour sa musique… Le récit n’est pas anodin, il ne faut pas l’écarter en prétendant dévoiler une pure vérité, ni éluder les stéréotypes et la façon dont ils sont fabriqués. Et au milieu de ça, il y a cette inspiration que je trouve magnifique, cette idée que c’est en mettant des ruptures dans la ligne droite qu’on accède plus fortement à l’émotion. Il ne joue pas sur la fluidité, ne cherche pas à emmener celui ou celle qui écoute tout droit vers l’émotion, mais part de cette intuition géniale selon laquelle c’est en insérant des trous dans le récit qu’on fait ressortir les éléments les plus forts. Parce qu’en tant que spectateur, qu’amateur de musique, on participe plus activement à l’œuvre dans ces espaces laissés ouverts. Les éléments de l’œuvre ne sont seulement apportés de l’extérieur, ils viennent de l’intérieur de chacun de nous. C’est une démarche très proche de celle des Modernes, et en cela je dis souvent que Thelonious Monk me fait penser à Cézanne.
Cette approche très moderne, difficile, qui lui vaut une reconnaissance tardive, quelle est sa réception en France ? Il y a cette idée selon laquelle les musiciens noirs américains, les jazzmen, trouvaient en France autant un public averti, qu’une terre d’accueil, un refuge loin des lois raciales. Cela correspond-il à l’histoire de Monk, qui est venu à plusieurs reprises en France, dès les années cinquante ?
C’est un sujet en soit, qui fera d’ailleurs l’objet d’un autre film, un documentaire que je continue de monter ici, en parallèle de mon travail sur le long métrage. Je suis tombé lors de mes recherches sur les rushs d’une émission de l’ORTF, la radio et télévision publique française, datant de 1969, et qui donne un éclairage un peu différent de ce que vous décrivez. C’est encore une fois la question de comment on raconte l’histoire. En l’occurrence, l’interviewer est la même personne qui l’avait fait venir en 1954 pour un concert qui ne s’était pas très bien passé puisqu’il avait été sifflé. Ensemble, ils reviennent sur cet épisode que l’interviewer français interprète comme une réaction à sa musique trop avant-gardiste, incomprise à l’époque. Il insiste sur la France comme terre d’accueil des musiciens, qui l’a invité alors qu’il n’était pas reconnu aux Etats-Unis. Mais la réponse de Monk raconte tout autre chose. Il insiste lui sur le fait qu’il n’a pas été très bien traité, ce sont ses mots, qu’il a gagné moins que les autres musiciens etc. Ce passage sera finalement coupé au montage, parce que ça vient perturber le récit généralement admis. On entend littéralement l’interviewer se retourner vers le réalisateur et lui dire “ça on coupera, c’est trop désobligeant”.
Ce que vous racontez vient aussi remettre en perspective tout un discours qui existe jusqu’à aujourd’hui, et qui est même plus présent que jamais, sur la différence fondamentale de la France et des USA sur ces questions liées à la race.
Je pense en effet que les deux pays sont très différents, par leur histoire, et en même temps on trouve de vraies ressemblances, ils sont confrontés à des problématiques proches même si chacun gère à sa façon ses ambiguïtés, son malaise. Aux Etats-Unis le discours sur la liberté existe en parallèle aux discriminations et au racisme structurel. En France, c’est le discours sur l’universel qui cohabite avec des formes évidentes d’oppression et de discriminations. Et pour faire vivre ce paradoxe, il faut produire du discours, de l’image, de l’illusion, des terrains de réconciliation et d’échanges. On est tout de même en droit de s’interroger sur ce discours, de se demander au fond ce qu’il change et ce qu’il permet. Est-ce qu’il ne permet pas de vivre ensemble, sans toutefois rien changer à l’état des choses, sinon à la marge ? J’ai là le roman de Mohamedd Bougnar Sarr qui vient d’avoir le prix Goncourt. C’est quand même étonnant quand on y pense tout le battage médiatique autour de ce prix donné à un auteur noir, sénégalais. C’est un événement en soi. On en est encore là en 2021 ?
Dans votre pratique artistique, de cinéaste franco-sénégalais, vous menez la même quête que Monk pour vous extraire de cette réalité. Vous pensez y parvenir ?
Bien sûr que non, je suis complètement pris dedans. Même si j’essaye de faire en sorte que ce que je porte, ce que je raconte, se situe à un endroit qui nous interroge en tant qu’être humain. Il me semble qu’on essaye tous d’atteindre cet endroit, en creusant un peu à l’intérieur du personnage, où sa spécificité devient commune. On peut appeler cela de l’universalisme, à condition de se mettre d’accord sur le sens du mot. Ce que Monk nous dit, c’est que l’universel ne se réduit pas à une forme unique mais recouvre autant de forme que de possibilités… c’est un peu comme de dire que dans l’infini, il n’y a que des centres. Le problème survient quand l’Universal est identifié à tel ou tel caractère. Le racisme voudrait empêcher que les autres accèdent à l’universel en soi. Thelonious Monk est en prise avec ça, à cette idée que les formes d’expressions qui s’enracinent dans des histoires, des ressentis, des cultures différentes devraient toujours être rapportées à une vision unique de l’universel, blanche et européanocentrée. Ça se voit par exemple dans certaines interviews de Monk sur lesquelles j’ai travaillées, et où les journalistes cherchent toujours à le comparer, à le ramener à la musique classique européenne, qu’il a étudié et joué en tant que pianiste. Pour pouvoir dire que sa musique a quelque chose d’extraordinaire, il faudrait pouvoir dire qu’il est un connaisseur aussi de la musique classique occidentale. Parce que c’est le lieu de la respectabilité, l’étalon auquel il faut se confronter. Lui, il résiste tout le temps, il fait comme s’il n’avait jamais eu de rapport à la musique classique. Pas besoin d’en passer par là. Ce qu’il est en train de faire vaut en soi.
Comment rendre ça d’un point de vue cinématographique, cette forme qui vaut en soi ?
D’abord en évitant la linéarité du Biopic. C’est un genre que j’aime, mais qui a un certain nombre de règles dont j’essaie de me dégager. Je ne prétends pas réaliser un arc sur la vie de Thelonious Monk. Le film essaie d’être plutôt comme lui, ou plutôt comme moi je perçois qu’il écrit, d’explorer les ruptures, les morceaux de sa vie. C’est dans ces ruptures qu’on trouvera une forme de vérité de Thelonious Monk. Qui je suis pour dire « voilà qui était Thelonious Monk » ? C’est ça faire un film peut-être, travailler aussi les trous, les interstices… c’est dans la nature même du cinéma, qui est une succession d’images fixes, le mouvement est créé par les espaces entre chaque image. Ce qui m’intéresse c’est de réinventer aussi ce travail du hors-champ.
Un mot pour finir de la musique, puisque ce sera un film forcément très musical. Quel traitement de la bande son avez-vous prévu ?
Le film tournera beaucoup autour du travail de musicien, la musique n’est donc pas une illustration mais fait partie intégrante de qui était Thelonious Monk. Et puis il existe des documents formidables de lui au travail. Une référence pour ce film, c’est Le Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot, je veux montrer l’artiste au travail. C’est magnifique de pouvoir voire Picasso en train de peindre, de créer, de faire apparaître comme il dit dans le film « les tableaux qui sont sous le tableau ». On a des traces audios des enregistrements de Monk, il y a même des moments plus théoriques où il explique sa musique. Ce qui est bien dans un film comme celui-ci, c’est qu’on peut avoir la vraie musique, celle qu’il a lui-même enregistrée. Dans la plupart des cas, je veux avoir les masters originaux qui constitueront la bande son. La musique doit être intégrée et constituer la matière principale du personnage.