Stéphanie Childress : « Un orchestre ne fonctionne pas de manière démocratique »
Par Candice Bedouet
À seulement 23 ans, la cheffe d’orchestre franco-britannique Stéphanie Childress a déjà une place importante dans le monde de la musique classique. C’est actuellement l’une des rares femmes à diriger un orchestre aux États-Unis, en tant que cheffe assistante du St. Louis Symphony Orchestra. Elle est toute de même parvenue à s’évader quelques temps pour sa résidence avec la Villa Albertine, à la découverte d’autres grandes formations américaines. Avec une question en tête : comment la culture d’une ville influence-t-elle le son de son orchestre, et quel rôle les femmes jouent-elles dans cette histoire ?
Tout d’abord, pouvez-vous vous parler de votre parcours de cheffe d’orchestre et de ce qui vous a amenée à devenir résidente de la Villa Albertine ?
Je suis Franco-britannique, et j’ai été l’une des finalistes du concours de cheffes d’orchestre La Maestra de la Philharmonie de Paris. J’ai eu le deuxième prix, ce qui m’a donné beaucoup de visibilité en France. Même si je suis née à Londres, où j’ai grandi, j’ai la nationalité française car ma mère est Française ; j’ai donc toujours eu des liens très forts avec la France. Quand la Philharmonie m’a parlé d’un nouveau programme de résidences visant à renforcer les relations culturelles entre la France et les États-Unis, j’ai postulé et j’ai eu la chance de voir ma candidature retenue. C’était parfait pour moi, parce que je vis actuellement à St. Louis, dans le Missouri, où je suis cheffe assistante du St. Louis Symphony Orchestra. Quand je ne travaillais pas, j’ai pu voyager dans différentes villes du pays pour observer leurs orchestres. Et si je n’ai pas eu la chance de les diriger, je me suis rendu compte en les étudiant qu’ils sont très différents les uns des autres. Je suis allée à Chicago, Atlanta, Los Angeles et San Francisco, parce qu’on y trouve quelques-uns des meilleurs orchestres américains. Celui d’Atlanta, en particulier, était très intéressant parce qu’il a le vent en poupe et qu’il vient de nommer sa première directrice musicale, Natalie Grossman.
Comme je ne connaissais pas vraiment les villes en question, cette « tournée » m’a aussi fait découvrir ces différents lieux et leur culture. L’une des choses les plus difficiles – et certainement les plus frustrantes – auxquelles les chefs d’orchestre doivent faire face, c’est que lors de leurs déplacements professionnels, ils ne voient très souvent que leur hôtel et la salle de concert, et n’ont pas le temps de découvrir la ville. J’étais donc ravie de pouvoir me rendre dans les musées, rencontrer les conservateurs. Ça a été une révélation, et le temps fort de ma résidence !
À l’issue de cette « tournée », où vous avez pu observer quatre orchestres américains, diriez-vous que le lieu où vous vous produisez influe sur votre travail ?
Oui et non. Oui, parce que les musiciens que je dirige habitent une ville spécifique ; non, parce ce qui compte avant tout, ce sont les gens, davantage que les lieux où je les dirige. Il ne faut pas non plus négliger le fait qu’un orchestre est, comme toute institution, dépendant de la culture administrative qui le soutient. C’est ce qui détermine les conditions d’exercice des musiciens, leur salaire ou le nombre d’heures qu’ils doivent travailler. Ces questions d’ordre très pratique changent d’une ville à l’autre et affectent l’état d’esprit d’un orchestre. Comme dans n’importe quel groupe de gens, chaque membre a son identité. La grande question est de savoir dans quelle mesure tout cela affecte le son de l’orchestre. C’est ce que mon projet souhaite découvrir.
Ce dont je me suis rendu compte, c’est qu’aux États-Unis, il y a eu une grande culture de l’enregistrement après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 1950 et 1960. On pouvait dire, en écoutant tel ou tel enregistrement, s’il s’agissait de l’Orchestre de Cleveland ou de celui de Chicago, car chacun avait un son distinct. Aujourd’hui, la différence est moins nette. Même en Europe, tout est beaucoup plus homogène. Cela dit, il y a un fort sentiment d’appartenance, surtout aux États-Unis, où chaque ville est fière de sa culture, comme les différents pays d’Europe peuvent l’être de la leur. Un aspect important de ma résidence a été de tenter de déterminer si, et comment, la culture d’une ville affecte le son d’un orchestre.
Quelles sont vos conclusions?
C’est encore difficile à dire, car le son d’un orchestre dépend également de son directeur musical, c’est-à-dire de la personne avec lequel il travaille le plus. Le son est façonné à la fois par sa manière de diriger et, bien entendu, par l’acoustique du lieu. L’orchestre de San Francisco, par exemple, dispose d’une salle assez grande caractérisée par une forte résonnance. Le chef d’orchestre, Esa-Pekka Salonen, est passionné de musique contemporaine. Ils sont donc très bons dans ce domaine. À titre de comparaison, j’ai assisté à un concert du Los Angeles Philharmonic, où Gustavo Dudamel dirigeait la Neuvième Symphonie de Beethoven. Or il y a beaucoup moins de réverbération dans cette salle. Par conséquent, les musiciens jouaient différemment. Les articulations courtes passaient très bien, mais ce n’était pas forcément le cas des phrases plus longues. Outre la ville et sa culture, il y a donc beaucoup d’autres paramètres.
Pensez-vous que votre exploration de toutes ces villes et orchestres influencera votre vision de la musique et de la manière de diriger un orchestre ? Aimeriez-vous repartir en Europe avec certaines des choses que vous avez apprises et remarquées ici ?
Je ne sais pas si le fait de visiter toutes ces villes changera ma façon de diriger un orchestre quand je rentrerai en Europe (ce qui n’est pas dit), mais cela influera certainement sur ma façon de travailler. Observer différents chefs et leur orchestre m’a permis de voir ce qui fonctionne et ne fonctionne pas, et comment chacun se comporte. L’objectif de ce projet était vraiment de créer des liens entre les villes et leurs orchestres. Cela étant dit, je sais que tout ceci imprègnera mon subconscient. Mon objectif est de modeler l’orchestre comme une société idéal, ce qui est sans doute un projet un peu utopique ! J’aimerais plus tard effectuer des recherches, en parallèle de mes fonctions de chef d’orchestre, afin d’avoir une approche plus académique de ces questions, monter un projet avec des universitaires et des musiciens pour voir comment l’orchestre est un microcosme de notre société.
L’un des grands enjeux de la musique classique est de se défaire de son image élitiste, d’art réservé à une élite blanche et aisée. Quelle serait votre priorité pour changer cette situation ?
Si l’on veut transformer le public habituel du classique, il faut avant tout repenser l’éducation musicale et artistique. La démocratisation, le fait de proposer des concerts à des gens qui n’y ont pas spontanément accès, est un projet essentiel mais qui peut être fastidieux et contre-productif lorsqu’il devient contraint. C’est ce que l’on observe en Europe où, pour obtenir des subventions gouvernementales, il faut obligatoirement développer des projets pédagogiques. Ce n’est bien sûr pas une mauvaise chose, mais je me souviens très bien, quand j’étais jeune et que j’en ai profité, à quel point les intervenants qui viennent vous dire ce qu’est l’Art avec un grand A peuvent sembler condescendants. Les institutions artistiques doivent prendre conscience de leur rôle éducatif, mais il est encore plus important que l’art soit intégré, dans tous les pays, au cursus scolaire. De même qu’on n’attend pas d’un enfant qu’il sache que la combinaison de tel ou tel élément entraîne telle réaction chimique, il faut effectuer un travail de pédagogie à la musique et à l’art en général.
L’objectif n’est pas de former une génération d’artistes, mais d’aider les jeunes à aimer l’art. Qu’on l’apprécie ou qu’on s’y adonne, c’est quelque chose de tellement enrichissant ! Il est d’ailleurs inquiétant que les personnes qui aiment la musique classique soient assez âgées, car elles ne seront pas toujours là. Quand ce public âgé, majoritairement blanc, aura disparu, où les orchestres américains trouveront-ils l’argent pour leurs concerts ? J’aimerais donc me concentrer sur la jeune génération et intégrer l’éducation artistique dès la maternelle. Dans les orchestres composés de jeunes, il y a clairement une volonté de diversité, mais nous en sommes encore loin. Je pense que la priorité est de susciter l’engouement de la nouvelle génération pour l’art, ce qui suffirait à remplir les auditoriums et les musées.
Le fait d’être une jeune femme dans un secteur majoritairement masculin vous empêche-t-il de trouver votre place ?
Je pense que j’ai eu beaucoup de chance d’être une jeune cheffe d’orchestre, parce que je n’ai pas l’impression d’avoir été victime de comportements misogynes. En revanche, je sais que beaucoup de mes consœurs plus âgées, ne serait-ce que de quelques années, ont vraiment eu du mal. Mais les choses sont vraiment en train de changer, et de manière positive. La compétition à laquelle j’ai participé, La Maestra, est l’un des symboles de ce changement, car elle tente réellement de rééquilibrer le rapport entre les hommes et les femmes dans ce métier. Aux États-Unis, il y a encore du travail pour voir des cheffes d’orchestre accéder à la tête de grandes institutions, parce que c’est toujours facile de se fixer un quota et de souligner que de nombreuses cheffes d’orchestre ont été invitées au cours de la saison. Pourquoi ne pas plutôt confier la direction musicale à une femme ? Le simple fait de poser la question fait déjà un peu bouger les choses. Je pense que la raison pour laquelle on a eu peur de confier ce poste à une femme, c’est qu’on redoutait de la voir prendre des décisions, parce qu’il faut bien dire qu’un orchestre ne fonctionne pas de manière démocratique. Quelqu’un doit décider du tempo, et de la manière dont les choses vont se dérouler.
Pour tout vous dire, je pense que c’est la société tout entière qui a encore du chemin à faire. Je me sens davantage respectée en tant que cheffe d’orchestre qu’en tant que femme au quotidien. Le monde de la musique classique n’est pas à l’abri des maux de notre société, ni des injustices sociales.
Cet article a été publié dans States, la revue de la Villa Albertine disponible à la librairie Albertine de New York et dans d’autres librairies aux États-Unis.