Yvonne Rainer: Portrait d’une danseuse en lectrice
Par Jo-ey Tang
Comment lire, voir et exposer l’œuvre d’Yvonne Rainer aujourd’hui ? C’était la question au cœur de la résidence d’Arlène Berceliot Courtin, qui revient dans cet entretien avec Jo-ey Tang sur l’héritage de l’iconique danseuse et chorégraphe américaine, figure de proue de la danse postmoderne et minimaliste.
Arlène, vous êtes curatrice, chercheuse et critique d’art, et passez avec aisance d’un rôle à l’autre. Comment investissez-vous ces différentes modalités ? Avez-vous une idée du rôle que vous occupez à un moment précis, ou tout cela est-il plus complexe et en constante évolution ?
Je dirais que c’est à la fois complexe et fluide. Avant tout, mon rôle est celui d’une chercheuse ; l’écriture de textes et d’entretiens, de même que la programmation d’expositions impliquent de mener des recherches. Mon travail de curatrice est un moyen parmi d’autres de présenter ces recherches et d’initier une discussion collective avec des artistes, des personnes travaillant dans le monde de l’art, et le public. Bien que je mène des recherches dans le milieu universitaire, je ne travaille pas dans un contexte académique. J’envisage ainsi la recherche comme une pratique autonome, avec son propre vocabulaire.
Vous êtes lauréate du partenariat entre le Centre National des Arts Plastiques (CNAP) et la Villa Albertine. Pouvez-vous présenter le contexte et la thématique de votre projet à San Francisco ?
Cette année, le CNAP et la Villa Albertine ont initié un partenariat afin de soutenir des résidences artistiques professionnelles aux États-Unis. Je leur suis très reconnaissante d’avoir choisi mon projet pour cette première édition. Ma recherche est une exploration à long terme du travail de la chorégraphe, danseuse et cinéaste américaine Yvonne Rainer. Née à San Francisco au début des années 1930, elle est une figure majeure de la danse postmoderne et du cinéma expérimental nord-américain. Ma résidence et mes recherches s’attachent à mettre en évidence l’influence des écrits français sur sa vie d’artiste, en mettant l’accent sur son interprétation et son appropriation de ces textes, des années 1970 aux années 1990.
Vos recherches vous ont menée à New York, Los Angeles et San Francisco. Quelle place la région de San Francisco occupe-t-elle dans votre résidence ?
Yvonne Rainer a quitté San Francisco au milieu des années 1950 pour New York. Son objectif principal était d’étudier le théâtre afin de devenir actrice. Elle a ensuite décidé de se consacrer à la danse, en suivant l’enseignement de Martha Graham et de Merce Cunningham. Le fait de vivre et de quitter San Francisco ont influencé son travail et les premières années de sa vie d’artiste. C’est la première fois que j’y séjourne. Même si la ville n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était dans les années 1950, il était indispensable pour moi de l’explorer, car elle est fondamentale dans l’histoire des communautés LGBTQIA+. Bien que de nombreux lieux LGBTQIA+ historiques soient fermés, la ville elle-même est une archive. J’ai aussi pu accéder aux archives du GLBT Historical Society Museum, l’une des plus vieilles institutions à avoir collecté des témoignages personnels et collectifs relatifs à ces communautés.
Votre projet fait le lien entre la côte Est et la côte Ouest, de New York à la Californie, et de Los Angeles à San Francisco. Ces mouvements sont intrinsèquement liés à l’histoire de la danse aux États-Unis. Nous sommes passé·e·s tout à l’heure devant le 321 Divisadero Street, où se trouvait le San Francisco Dancers Workshop d’Anna Halprin, pionnière de la danse postmoderne. Il y a maintenant un panneau « À vendre ». Des photos d’archives montrent des rassemblements communautaires absolument fantastiques, où les corps rêvaient et vivaient en mouvement. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce site légendaire et sur les liens entre Anna Halprin et Yvonne Rainer ?
La danse postmoderne et l’histoire de l’art américain sont motivés autant par les relations que par les oppositions entre la côte Est et la côte Ouest. Anna Halprin a probablement été l’une des premières grandes figures de l’avant-garde chorégraphique à quitter New York afin de poursuivre sa carrière à San Francisco. À bien des égards, elle a joué un rôle central dans la déconstruction de la danse d’Yvonne Rainer et la pratique chorégraphique de l’artiste, danseuse et chorégraphe américaine d’origine italienne Simone Forti tout comme l’artiste minimaliste Robert Morris. Pendant l’été 1960, Yvonne Rainer a participé à son premier workshop, à l’invitation de Simone Forti (qui était à l’époque mariée à Robert Morris). Cette expérience fondamentale l’a amenée à imaginer de nouvelles manières de bouger, de danser, de chercher et d’écrire le mouvement.
L’atmosphère de la Baie de San Francisco offrant un libre accès à la plage et aux montagnes, change le rythme même de la danse. D’une certaine manière, le San Francisco Dancers Workshop a offert une nouvelle salle de danse, où Halprin a remplacé les miroirs traditionnels par des arbres et des branches. Au début des années 1950, son mari, l’écologiste et architecte Lawrence Halprin, a conçu un plateau en plein air parmi les séquoias à Kentfield, dans le comté de Marin, en Californie. Pour toutes ces raisons, ce lieu a joué un rôle crucial dans l’évolution de la danse vers la danse postmoderne et témoigne même du lien fondamental entre les chorégraphes modernes ou pré-postmodernes et celles et ceux du Judson Dance Theater. Nous savons, par exemple, que Merce Cunningham s’y est produit. En vivant et en travaillant collectivement lors des ateliers, Halprin a fait de nos émotions et de nos affects le point de départ afin de penser, vivre et bouger différemment.
En consultant ses archives, j’ai pu confirmer cette hypothèse, et mieux cerner son processus créatif en Californie. En effet, ses papiers abondent d’informations, qu’il s’agisse de ses carnets, programmes ou lettres adressées aux participant·e·s des ateliers au fil des ans, de ses notes personnelles où elle met en avant une nouvelle vision de la danse, dans laquelle la nature joue un rôle central, ou encore de ses photographies en noir et blanc montrant Yvonne aux côtés d’acteur·rice·s incontournables de l’histoire de la danse, de la performance et de l’art du XXe siècle, tel·le·s que Simone Forti, Robert Morris et Trisha Brown.
Votre domaine de recherche s’étend sur deux décennies, de la fin des années 1970 à la fin des années 1990, que vous envisagez peut-être, là aussi, comme un « mouvement » dans le temps. Dans quelle mesure les vingt dernières années du XXe siècle sont-elles fondamentales pour votre travail ? Comment comprenez-vous les changements sociaux et culturels dont Yvonne Rainer a pu être témoin ? Quels récits souhaitez-vous mettre en avant, à travers vos recherches ?
Le début des années 1970 marque la deuxième vague du féminisme en France et son arrivée, quelques temps plus tard, aux États-Unis. Ces années correspondent également à l’apparition du soi-disant » French Feminism « , un concept « fake » initié par les universités américaines afin de ramener les étudiant·e·s sur leurs campus lorsqu’ils et elles protestaient contre l’occupation militaire américaine en Asie du Sud. À cette époque, Yvonne Rainer argumente sa transition de la danse au cinéma. Elle a souvent dit que produire des films était sa façon d’exprimer sa vie émotionnelle à l’écran et sur scène, ce qui, selon elle, n’était pas possible dans la danse (que ce soit en tant que chorégraphe ou en tant que danseuse se produisant pour d’autres).
Elle débute sa carrière de cinéaste par une collaboration avec l’artiste franco-américaine Babette Mangolte à travers le film Lives of Performers, sorti en 1972. Cette œuvre singulière propose une exploration exhaustive de la subjectivité de l’interprète, combinant répétitions et représentations d’une danse, superposant gestes, émotions et affects du passé vers le présent.
Ce passage des corps sur scène aux interprètes se déplaçant devant la caméra était totalement nouveau. Il a introduit une exploration conceptuelle de la notion de spectateur et une étude du potentiel narratif inhérent au cinéma. D’ailleurs, la filmographie riche et complexe de Rainer, développée du début des années 1970 au début des années 1990, propose la première représentation cinématographique de la maladie, du vieillissement, de la ménopause et des conséquences de la crise du sida sur la communauté LGBTQI+ de New York, d’un point de vue féministe puis lesbien, et offre ainsi une investigation politique individuelle et collective dans une période pré-queer.
Tout au long de sa carrière de performeuse et de cinéaste, Rainer n’a cessé de réinterpréter sa position d’artiste, femme et lesbienne. Elle est un exemple de longévité et de renaissance constante, à travers son expérience de la séparation, de la réconciliation et de l’engagement. Aujourd’hui encore, elle se tourne vers l’avenir plutôt que le passé en préparant sa dernière danse qui interroge les marqueurs du racisme systémique et endémique aux États-Unis.
Parlez-nous du concept de French feminism. De quoi s’agit-il exactement ? Quelles sont les différences et les similitudes avec les autres féminismes ? Et quel est le rôle de Monique Wittig dans ce mouvement ?
Le French Feminism est à la fois une appellation universitaire américaine et un phénomène éditorial apparu dans les années 1970 et 1980 rassemblant sous un même label des essais d’autrices et universitaires féministes françaises, sans aucune cohérence de contexte et de contenu. Un phénomène similaire s’est produit avec le nouveau roman français appelé French New Novel mais aussi avec la French Theory, qui circulaient et étaient particulièrement en vogue à la même période aux États-Unis.
Le French Feminism combine ainsi des points de vue irréconciliables à travers des objets littéraires étranges, en proposant par exemple des anthologies rassemblant des essais de Simone de Beauvoir, Luce Irigaray, Hélène Cixous et Julia Kristeva aux côté du féminisme radical et matérialiste de Monique Wittig. Cet amalgame fondé sur leurs origines françaises communes révèle une méconnaissance du rôle et de l’implication de Monique Wittig dans le féminisme en France, et les raisons de son exil aux États-Unis au milieu des années 1970. Ce que ce malentendu révèle sur le féminisme est très intéressant. Depuis quelques années, la pensée de Monique Wittig suscite un regain d’intérêt. Il est temps de reconnaitre son travail, que ce soit au sein ou en dehors du contexte universitaire.
Vos recherches se fondent sur un large éventail de ressources : films, performances, témoignages et archives institutionnelles aux États-Unis. Quels rôles jouent les archives dans votre pratique curatoriale ? Cela se traduit-il nécessairement par une exposition ? Peut-être pourrions-nous commencer par le titre de votre exposition, Yvonne Rainer–A Reader ? En anglais, le mot reader s’entend à la fois comme un objet : une collection de textes et un·e lecteur·rice. À travers ce titre, vous mettez aussi en regard l’idée d’immobilité et de mouvement qui s’opère entre l’acte de lire (où l’on est physiquement immobile mais où les yeux parcourent constamment la page) et celui de danser (où l’on se déplace entre des phases d’immobilité).
Merci, Jo-ey, de mentionner ce projet en cours. J’aimerais en effet transposer le concept nord-américain de reader dans le cadre d’une exposition. Nous ne portons pas assez d’attention à la position de lecteur·rice de l’artiste mais aussi à l’auto-éducation inhérente à la lecture. Sur ce point, Yvonne Rainer est un magnifique exemple d’émancipation par la lecture. Ses carnets de notes aujourd’hui conservés au Getty Research Institute, témoignent de sa position de lectrice, s’interrogeant sur les significations de la danse et du cinéma, et sur la manière de se rapporter à ces pratiques selon une perspective féministe. C’est pourquoi j’aimerais axer mon projet sur l’archive en tant que protagoniste, un corps vivant, un corps parlant, pour ainsi dire. Les archives parlent haut et fort ; on ne peut ignorer ces voix du passé. Elles constituent la ressource ultime. C’est un matériau vierge, avant que l’interprétation ne s’en empare.
Dans quelle mesure souhaitez-vous que cette exposition soit une célébration de la vie et de l’œuvre d’Yvonne Rainer ?
Effectivement, je souhaite célébrer sa vie et son œuvre comme un exemple d’évolution et de révolution constantes, dans le contexte de divers mouvements politiques des années 1970 au milieu des années 1990, et la reconnaître comme une artiste pré-queer. Nous avons beaucoup à apprendre de ses critiques du minimalisme, du postmodernisme et des dérives de l’essentialisme dans le féminisme, mais aussi de son exploration cinématographique sur le vieillissement. D’ailleurs, nous devrions étudier le concept américain appelé « aging » dans les écoles d’art. Autrement dit, comment devenir vieux ? Comment vieillir individuellement et collectivement ?
Avant votre exposition « Yvonne Rainer – A Reader », que pouvons-nous attendre de vous dans un avenir proche ?
Je viens de terminer une interview de l’artiste américain Nick Mauss pour Mirà, le magazine annuel du Nouveau Musée National de Monaco. Elle porte sur son implication lors de la re-création de Parts of Some Sextets (1965-2019) par Yvonne Rainer en collaboration avec Emily Coates, dans le cadre d’une commission de la biennale Performa de New York. C’était merveilleux d’échanger avec lui à propos du processus de re-création en danse, et plus précisément de la manière dont Yvonne et Emily ont intégré des archives et des sources iconographiques dans ce travail collectif et/ou comment la notion d’original est remise en question dans le cadre de la re-création d’une oeuvre chorégraphique. Que signifie réécrire, recréer ou remettre en scène une danse plus de cinquante ans après sa conception, et ceci dans le contexte politique de la présidence de Donald Trump ? Je prépare aussi, pour cette nouvelle année, un projet de livre en collaboration avec JRP-Ringier réunissant pour la première fois un ensemble de textes écrits par Yvonne Rainer des années 1960 à aujourd’hui, dont la majorité sont largement inédits en français.
Jo-ey Tang est artiste et commissaire d’exposition vivant à San Francisco. Il est directeur de KADIST San Francisco, et ancien conservateur au Palais de Tokyo, à Paris. Il a grandi à Hong Kong et à Oakland, en Californie.
Arlène Berceliot Courtin est curatrice, chercheuse et autrice indépendante, engagée au sein des réseaux professionnels IKT, CEA, AICA et ACD. Après une expérience de dix années à la direction de galeries d’art contemporain de renommée internationale, elle cofonde en 2018 le curator-run-space furiosa, consacré à la recherche en art et en curating. Depuis 2011, elle collabore avec des lieux et institutions culturelles parmi lesquelles le Centre National de la Danse, l’Institut National d’Histoire de l’Art, Air de Paris, la Galerie des Galeries, Artorama, le Bureau des Arts Plastiques et Gallery Week-end à Berlin ou encore Manifesta à Marseille.