Où allons-nous ? Retour au cœur du mouvement hippie soviétique…
Par Terje Toomistu
Qui se souvient du « Summer of Love » soviétique ? L’anthropologue et documentariste estonienne Terje Toomistu réactive la mémoire des hippies soviétiques et de leur combat pour la paix et la liberté. L’exemple de leur résistance passive, par le biais de petits gestes, offre des perspectives dans le contexte actuel de répression du pacifisme, et de l’opposition à la guerre d’agression en Ukraine.
La contestation hippie en Union soviétique et le pacifisme en Russie
À l’époque où les hippies investissaient le quartier de Haight-Ashbury à San Francisco et où les manifestations étudiantes éclataient à Paris, des groupes au son psychédélique inédit, les Beatles en tête, convertissaient de nombreux jeunes Soviétiques au culte du « Peace and Love ». Les hippies occidentaux ont d’ailleurs profondément marqué la jeunesse soviétique, influencé plusieurs générations, et donné naissance à une véritable contreculture.
L’histoire du mouvement hippie a souvent été présentée alternativement sous le prisme d’une opposition au statu quo, ou celui d’une fuite devant la réalité, une plongée hédoniste dans le psychédélisme, l’indifférence méditative, ou le déni de la société. La revendication centrale des hippies en termes de liberté absolue peut s’articuler autour d’une binarité similaire : la liberté passait nécessairement par un engagement actif avec le monde extérieur (c’est-à-dire par la contestation) ou une introspection, où les individus eux-mêmes étaient responsables de leur sentiment de liberté.
De manière générale, deux tendances coexistaient au sein du mouvement hippie. L’une s’intéressait davantage à la révolution culturelle, l’autre penchait pour la révolution politique. La première passait par la musique, les drogues hallucinogènes, les quêtes spirituelles, les vêtements colorés, les cheveux longs et le nomadisme. La seconde, plus profonde, ouvrait la voie à des avancées politiques importantes en matière de droits civiques, de pacifisme, d’écologie, de critique de la société de consommation, de féminisme, de droit à l’autodétermination des minorités sexuelles, et de lutte contre le racisme. À San Francisco, par exemple, la première école s’était implantée à Haight-Ashbury ; la seconde, sur le campus universitaire de Berkeley. Pour le premier groupe, la liberté relevait d’un processus interne, tandis que le second considérait l’intervention active et la résistance comme inéluctables. Les premiers optaient pour la fuite, les seconds pour la contestation.
Les hippies du monde entier s’opposaient à l’ordre établi, mais ceux de l’Union soviétique n’étaient pas forcément (ou pas toujours) motivés par une opposition politique. Ils se caractérisaient davantage par une sensibilité et un style de vie différents, une divergence sensorielle par rapport au reste de la société. On pourrait considérer cela comme une fuite, mais les témoignages des hippies soviétiques que j’ai recueillis ces dix dernières années dans le cadre de mes recherches pour le documentaire Soviet Hippies sont plus nuancés. La tendance des hippies soviétiques à fuir la réalité est la conséquence de la politisation du mouvement par les autorités entre 1969 et 1971. Cela a non seulement neutralisé leur envie de participer à la vie de la société, mais aussi tué l’espoir qu’une opposition active débouche sur quelque chose de productif. Du fait de la surveillance et des persécutions résultant de cette politisation, ils ont choisi de s’éloigner le plus possible de tout ce qu’ils considéraient comme politique, afin de ne pas être dérangés par la société, et de ne pas se faire remarquer. Depuis une dizaine d’années, dans le paysage sociopolitique de la Russie contemporaine, cette dynamique s’est reproduite et la similitude est effrayante.
Le « Summer of Love » en URSS
Comment tout cela a-t-il commencé ? Née en Occident, dans les turbulentes années 1960, la contre-culture hippie s’est réellement développée à la fin des années 1970 en Union soviétique. Le relâchement de la pression idéologique pendant le « dégel » engagé par Nikita Khrouchtchev puis la violente répression du Printemps de Prague en 1968 ont ouvert la voie à l’émergence d’une culture hippie « locale ». La perte de foi dans la possibilité d’un « socialisme à visage humain » a creusé un peu plus le fossé grandissant entre les cultures officielles et officieuses de la jeunesse, qui tentait de compenser la béance entre les attentes du régime et ses idéaux par la mode et la musique, qui filtrait parfois à travers le rideau de fer. Les radios étrangères étaient des sources d’inspiration, les disques s’échangeaient sous le manteau, et on les copiait et recopiait sur des bandes magnétiques. En 1967, la télévision estonienne rapportait que, dans la seule ville de Tallinn, huit cabines téléphoniques avaient été détruites en une seule journée. Les jeunes cassaient les téléphones afin de récupérer les bobines électromagnétiques des récepteurs pour « électrifier » leurs guitares acoustiques. L’affaire illustre bien leur fanatisme. En l’absence de vêtements colorés, les pantalons à pattes d’éléphant taillés dans des tissus à fleurs pour rideaux faisaient fureur. Les garçons se laissaient pousser les cheveux. « Au milieu du vide, même un pet est une bouffée d’air », ironisait le poète culte estonien Johnny B. Isotamm.
Alors que la propagande soviétique s’ingéniait à forger un homo sovieticus rigide, l’Occident devenait, pour la jeunesse du pays, le monde libre, cet « ailleurs » rêvé, encore plus désirable qu’il était inaccessible. Le lien imaginaire avec les jeunes contestataires de l’Ouest permettait d’éprouver une sorte de sentiment de liberté, en dépit des restrictions.
En raison de l’occupation soviétique des pays baltes, les hippies de ces régions étaient avant tout engagés contre la domination soviétique, ce qui ne veut pas dire qu’ils manifestaient sans arrêt. Leur passivité vis-à-vis de l’engagement civique s’explique en partie par des idées telles que le pacifisme et la compassion. Cependant, lorsque le KGB a commencé à s’acharner sur ces jeunes aux cheveux longs (peut-être seulement deux par salle de classe), leur traitement aux mains de l’establishment soviétique les poussait vers une « opposition passive ». Quiconque affichait un look plus ou moins hippie était considéré comme un danger potentiel pour la société et subissait diverses humiliations et persécutions. En l’espace de quelques années, il est devenu évident que le moindre acte contestataire ne pouvait que mal, voire très mal, se terminer.
Cette politisation des hippies en URSS s’est vraiment révélée au début des années 1970, lors de deux événements significatifs où leurs ambitions sociopolitiques ont été réprimées par les autorités. La première tentative d’organisation d’un rassemblement à Tallinn, capitale de l’Estonie, à l’automne 1970, a été discrètement tuée dans l’œuf grâce à la surveillance exercée sur les organisateurs présumés et à des mises en garde ciblées. Aare Loit, élève de seconde à l’époque, s’est ainsi rendu compte que des hommes le suivaient tous les jours sur le chemin du lycée. Rapidement, il a été convoqué en salle des professeurs où on l’a prévenu des conséquences que le rassemblement prévu pourrait avoir sur sa famille et lui. Six mois plus tard, le 1er juin 1971, une manifestation hippie historique fut organisée à Moscou (officiellement pour s’opposer à la guerre au Vietnam, ce qui correspondait à l’idéologie soviétique de l’époque). Elle s’est cependant terminée par des arrestations massives, suivies d’une persécution ciblée de quelque 2 000 participants pendant des mois.
Après ces événements, il est devenu évident qu’il n’y avait aucun intérêt à manifester publiquement. L’ère stalinienne avait instillé la crainte d’être surveillé en permanence, de sentir dans son dos l’« œil de Moscou ». Il valait donc mieux rester discret, « mettre un pied dans la merde plutôt qu’en politique », selon un dicton hippie de la fin des années 1970. Un message griffonné sur le mur d’un appartement résume parfaitement leur attitude : « Nous ne dérangeons pas la société et la société ne doit pas nous déranger. » La résistance des hippies soviétiques a plutôt pris la forme d’une opposition symbolique et sensorielle, une aspiration à être simplement « ailleurs ». Cependant, cette opposition plus profonde, loin du militantisme et de l’engagement social, a créé en parallèle une radicalisation, avec l’adoption de styles de vie beaucoup plus précaires.
Les leçons de l’héritage hippie
Il est essentiel de reconnaître la longue histoire du pacifisme dans cette région du monde, étant donné son importance vitale dans le contexte de la guerre en Ukraine. Devant la répression du moindre acte d’opposition dans la Russie actuelle (comme brandir une pancarte où l’on peut lire littéralement « deux mots » ou distribuer gratuitement le roman 1984 de George Orwell), nous devons soutenir la résistance et la prise de conscience du peuple russe. De la même manière, les hippies soviétiques ne pouvaient pas faire entendre leurs voix dans la rue, écrire aux médias, ni organiser des rassemblements, trop dangereux et contre-productifs. Ils ont néanmoins imposé leur point de vue en propageant leurs connaissances, en restant fidèles à leurs idéaux, et surtout, en conservant leur humanité. Ce faisant, ils ont inspiré d’autres personnes, façonné des mentalités et des lieux alternatifs qui se sont multipliés, jusqu’à ce que cette multiplicité de différences mine le régime tout entier de l’intérieur. Lorsque les civils sont massacrés et que femmes et enfants subissent des violences chaque jour en Ukraine, les petits actes de résistance quotidiens semblent dérisoires mais conduiront peut-être à l’effondrement du régime.
S’il y a quelque chose à retenir de l’héritage des hippies soviétiques, c’est que la résistance passive est ancrée dans la peur et dans le sentiment que l’action est insuffisante pour provoquer le changement. Cependant, lorsque l’opposition au statu quo s’exprime, le moindre acte de résistance, le moindre changement d’état d’esprit sont importants. Car cela aussi crée un changement, même s’il met du temps à se manifester.
La Professeure Terje Toomistu est anthropologue, réalisatrice de documentaires et chercheuse dans le service d’ethnologie de l’université de Tartu. Ses principaux domaines de recherche sont le genre, la mobilité, et l’affect. Elle est titulaire d’un doctorat en ethnologie, décerné par l’université de Tartu. Elle a vécu et étudié en France, en Russie et en Indonésie. Ses principaux projets d’études portent sur le genre et la sexualité en Indonésie, et sur la jeunesse dissidente de la fin de l’ère soviétique. Son travail de documentariste, dont les films Wariazone (2011, réalisé avec Kiwa), Soviet Hippies (2017), Veins of the Amazon (2021, réalisé avec Alvaro et Diego Sarmiento) et Homing Beyond (2022), a fait l’objet de nombreux articles dans la presse internationale, notamment dans The Guardian et The Economist.