Expériences de l’anthropoScène – « Moving Earth » et « Matters »
Par Frédérique Aït Touati, Duncan Evenou & Clémence Halle
Si le théâtre est souvent considéré comme « l’art de l’humain » par excellence, il est devenu l’un des principaux lieux de questionnement du non-humain et du plus qu’humain. Les pièces « Moving Earth » et « Matters », présentées les 2 et 3 décembre 2021 à Atlanta par le Georgia Institute of Technology, l’Alliance française et le Goethe Zentrum, montrent ce que le théâtre peut apporter à l’ère de l’anthropocène, tout en interrogeant le lien entre la scène et les sciences sociales.
Il y a quelques années encore, le climat apparaissait le plus souvent comme une question technique intéressant uniquement les climatologues, en aucun cas le monde des sciences humaines, encore moins celui des arts. C’est pourquoi, quand Bruno Latour et moi avons décidé de créer ensemble une pièce sur le climat en 2009, la plupart des théâtres que nous avons contactés nous ont répondu : une pièce sur le climat, quelle idée ? et surtout : quel intérêt ? Aujourd’hui la question de la pertinence d’un tel sujet au théâtre (et ailleurs) ne se pose plus.
Si le théâtre est souvent considéré comme « l’art de l’humain » par excellence, il est devenu aujourd’hui l’un des principaux lieux de questionnement du non-humain et du plus qu’humain. Paradoxe ? Aucunement, si l’on se souvient de l’histoire longue des relations entre théâtre et représentations de la nature, du theatrum mundi antique aux théâtres savants de la Renaissance. Forme d’art capable d’appréhender des questions qui dépassent celles de la comédie humaine, le théâtre est particulièrement bien adapté pour saisir le bouleversement cosmologique en cours. Si l’on veut cesser de considérer la Terre comme un décor fixe, le théâtre est précieux pour penser ce monde devenu actif et réactif, pour explorer la zone métamorphique que nous traversons, où les frontières entre le naturel et l’artificiel, entre les phénomènes vivants et inanimés, entre les humains et les non-humains, s’estompent.
C’est dans ce contexte d’un questionnement autour de ce qu’on pourrait appeler l’anthropoScène (en quoi l’anthropocène nous oblige-t-elle à repenser la place de l’anthropos sur la scène du monde ?) que je développe depuis une dizaine d’années des expériences scéniques avec Bruno Latour et ma compagnie Zone Critique. Rétrospectivement les projets théâtraux que nous avons créés ensemble peuvent être lus comme des repères chronologiques qui suivent les chocs successifs de notre découverte du nouveau régime climatique : partager le désarroi de « l’intrusion » de Gaïa, ce nouveau personnage qui entre avec fracas sur la scène du monde (Cosmocolosse, 2010), explorer les émotions et la folie provoquées par le nouveau régime climatique (Gaïa Global Circus, 2013), faire entrer les non-humains en politique en les invitant à la table des négociations sur le climat (Le Théâtre des Négociations, 2015), s’interroger sur nos images de la Terre et tenter de la visualiser autrement (Inside, 2016), essayer de comprendre comment la Terre se meut et s’émeut, et se demander sur quelle planète atterrir (Moving Earths, 2019), explorer la consistance de la Terre et ses intrications de vivants (Viral, 2021). De la performance avec plusieurs centaines de participants du Théâtre des Négociations, à la conférence-performance avec une seule personne sur scène, ces expériences ont en commun d’explorer les capacités heuristiques de la scène, d’en faire un lieu de reconfiguration des forces et des acteurs de notre monde terrestre.
La pièce que nous avons présenté à Atlanta est le second volet de la « Trilogie Terrestre », composée de Inside, Moving Earths et Viral. Peut-on modifier notre manière de voir la Terre ? Notre façon de marcher sur Terre ? Inside propose de se tenir non pas sur le globe, mais dans la « zone critique » dont parlent les scientifiques. Pour tenter de comprendre ce que signifie « vivre dedans », la conférence-performance engage une série de tests et d’hypothèses visuelles en combinant les outils de la modélisation et de la simulation.
Réflexion sur les conséquences politiques d’un tel bouleversement de notre rapport à la Terre, Moving Earths fait l’hypothèse d’un parallèle entre le bouleversement cosmologique du XVIIe siècle et le nôtre, et raconte l’émergence de la théorie Gaïa par James Lovelock et Lynn Margulis. Quant à Viral, en cours de création, la performance propose de penser la viralité comme principe d’un monde fait de co-dépendances, nous obligeant à repenser l’espace que nous habitons et fabriquons.
Pour passer de la philosophie au théâtre, de la conférence classique à la conférence-performance, j’ai proposé à Bruno une forme à mi-chemin entre ce qu’il connaissait et le plateau de théâtre : Inside et Moving Earths sont des conférences dans lesquelles il joue son propre rôle (de philosophe, de conférencier), mais où il apparaît comme immergé dans son powerpoint, ou bien au travail à son bureau qui prend les dimensions du plateau. Chaque « slide », chaque document, devient ainsi une scène, une image scénique qui est déployée dans toutes les dimensions du plateau et plus seulement en deux dimensions, permettant au spectateur d’entrer dans l’intimité d’une pensée au travail.
Le processus de création ne s’achève pas après la première : chaque représentation est l’occasion de préciser des points, d’approfondir les développements et les arguments, de revoir et de corriger les images. Car la conférence n’était pas écrite par avance, ni lue, mais improvisée à partir de la structure dramaturgique que nous avions définie ensemble, et testée dans un dispositif visuel et scénographique qui permet d’en déployer les possibilités sensibles, physiques et affectives.
Désormais portées par l’acteur Duncan Evennou, Inside et Moving Earths poursuivent leur métamorphose. Le comédien joue les idées du philosophe et non son personnage : dans notre processus de travail, il a dû intégrer les arguments au point de pouvoir à son tour les développer en improvisation. C’est un point très important pour moi : ces performances ne sont pas des textes écrits pour être joués ensuite, mais des conférences improvisées, qui suivent une hypothèse qui est testée, en public, dans le dispositif que je propose. De sorte que le public assiste non pas à la transmission d’une démonstration figée, d’un savoir clos, mais bien plutôt à l’émergence d’une idée qui s’élabore devant lui : un théâtre de la pensée. C’est ce moment-là, si particulier, que je tente de saisir dans une forme scénique.
Le théâtre permet de plonger spectateurs et acteurs dans une incertitude commune. Aucune pédagogie ici : on simule par le théâtre et le dispositif scénique la situation des chercheurs – l’inquiétude et l’incertitude qu’ils explorent. Aucune allusion à un corps de connaissance qui existerait ailleurs. La bascule cosmologique qui est la nôtre met tout le monde dans le même creuset. Il n’y a pas meilleure intrigue, plus dramatique, plus palpitante, que celle de la science en train de se faire. Maintenant que je peux parcourir en pensée la « trilogie terrestre » dans son ensemble, celle-ci m’apparaît comme un long travelling allant du globe au virus, de l’astronomie à la biologie, et comme une tentative pour s’orienter dans cette terre inconnue qui est la nôtre.
Metteure en scène et historienne des sciences, Frédérique Aït Touati interroge à travers ses pièces les relations entre fiction et savoir, écologie et politique et sont jouées sur de nombreuses scènes en France et dans le monde. Moving earths, par Frédérique Aï-Touati et Bruno Latour, avec Duncan Evennou, a été présenté le 3 décembre 2021 à Atlanta par le Georgia Institute of Technology, l’Alliance française et le Goethe Zentrum.
Matters est un formidable solo polyphonique inspirée par une conférence sur l’Anthropocène qui a eu lieu à Berlin en 2014. Une performance théâtrale qui cherche à repeupler les imaginaires contemporains désaffectés par la crise écologique.
Matters est un seul en scène d’une heure se jouant sur un plateau nu. Nous avons pour unique objet un vieux microphone sur pied à embase ronde. Le performeur, habillé d’une combinaison blanche, s’avance en avant-scène et se laisse traverser par une dizaine de voix de scientifiques, d’historiens et de politiciens tâchant de savoir si, oui ou non, nous avons basculé dans une nouvelle ère géologique. À travers cet assemblage polyphonique, nous avons essayé de donner forme aux archives inaugurales du Groupe de Travail sur l’« Anthropocène », qui a eu lieu le vendredi 17 octobre 2014 à 9h sur la scène de théâtre de la Maison des Cultures du monde située à Berlin.
Nous voulions raconter l’entrée fulgurante de la notion d’Anthropocène dans les arts et les humanités, et pour cela, il nous fallait un point de départ précis et local, afin de remédier à son caractère global, si désincarné qu’il tend à annihiler tout désir ou toute capacité d’agir. Nous avons pris le parti de commencer notre histoire le jour où le groupe de scientifiques internationaux qui a pour mission d’évaluer la validité ou non de l’époque géologique, s’est réuni pour la première fois dans un espace physique. Clémence a retranscrit l’intégralité de leurs discours afin de répondre à deux questions : « qui » est l’Anthropocène, et d’où vient-elle ?
Nous avons donc monté un assemblage fictif des retranscriptions de la conférence inaugurale du Groupe de Travail sur l’Anthropocène in situ, directement sur le plateau. Nous assemblons des archives de discours plutôt que de réécrire les nôtres, non pas pour effacer notre présence, mais au contraire, pour l’insinuer à travers la polyphonie progressive qui s’installe. Une voix nouvelle surgit dans les choix qui ont guidé l’écriture de notre assemblage. Nous racontons une autre histoire à partir des archives, prenant leurs acteurs pour des personnages de fiction qui expriment une diversité d’arguments, autant d’imaginaires différents produits par une même idée que de clés pour notre interprétation sur scène.
Et tandis que les géologues passaient le micro à des historiens ou des politiciens durant leur première rencontre, afin que tous tentent de traduire dans leurs propres termes les temporalités non humaines que l’hypothèse de l’Anthropocène les invite à prendre en compte, nous passons d’une voix à une autre, et jouons la parole modératrice, la sagesse prudente, l’enthousiasme démesuré, l’érudition engagée, le catastrophisme sarcastique, la technicité robotique, le politique philanthropique ou l’assurance du journaliste, les données indécises, les critiques publiques, les pilotes pragmatiques préoccupés par la répartition du temps de parole qui se mêle ironiquement au temps géologique, ou enfin les zoopoétiques qui suggèrent aux spectateurs de se mettre dans la tête d’un hibou perplexe, observant de nuit cette maison où s’agitent une poignée d’humains éclairés pour essayer de donner sens à ce qu’ils font. Cette juxtaposition de paroles hétérogènes crée un effet qui oscille entre le comique et le tragique, participant à la dé-dramatisation d’un discours politique dominant centré sur l’action, démuni devant une hypothèse géologique dont il ne sait que faire. Et le spectacle dérive, reprenant à son compte l’esthétique de la liste qui se cache derrière les énumérations interminables des impacts humains sur leurs environnements, pour laisser la place, peut-être, à une nouvelle archive.
Après plusieurs expériences communes de plateau, nous étions exaspérés par le discours politique dominant sur la fin du monde. Nous voulions en montrer les fissures afin de donner à explorer d’autres narrations possibles. Nous aimons parler de brouhaha à l’intérieur duquel des savoirs sont comme « brouillés » par l’urgence d’agir. En donnant à entendre cette polyphonie de voix, Matters est un projet qui cherche à repeupler les imaginaires contemporains désaffectés par la crise écologique car l’Anthropocène, en tant qu’époque potentielle, invite à ne pas se laisser dépasser par le sentiment d’urgence, mais plutôt à prendre le temps d’imaginer les rapports qu’elle implique entre les agents et leurs environnements, afin de ne pas reproduire les logiques mêmes qui ont mené à son développement. Le plateau est un lieu d’expérimentations régi par ses propres règles et tempos : la lenteur, par exemple, en est un.
Nous avons donc pris le parti de chercher plutôt d’autres façons de faire figurer le monde dans lequel nous nous trouvons et de l’enraciner dans son propre environnement. Pour nous : « être terrien » signifie dorénavant sortir de la logique d’une quête vers de nouveaux mondes, qu’ils soient infra-terrestres ou extra-terrestres, et nous tourner vers l’emploi de ce que l’anthropologie et l’histoire environnementale ont à nous apprendre sur la séparation nature-culture pour interpréter autrement le monde dans lequel nous nous tenons. Les spectateurs sont alors invités à imaginer, à travers l’effondrement d’un monde, la multitude des autres mondes possibles à l’intérieur même du leur, lorsque le fait d’agir n’est plus séparé des fictions de la pensée.
Invités les 2 et 3 décembre 2021 à Atlanta par le Georgia Institute of Technology, l’Alliance française et le Goethe Zentrum, Duncan Evennou (acteur et metteur en scène) et Clémence Hallé (chercheuse) présentaient leur pièce Matters.