Maboula Soumahoro : Faire entendre l’Atlantique d’Atlanta
Par Raphaël Bourgois
« Ça fait du bien parfois d’avoir le sentiment de mener des recherches classiques, de ne pas avoir à se justifier. » Maboula Soumahoro est universitaire, et l’une des pionnières des Black studies en France.
Maîtresse de conférences à l’université de Tours, Maboula Soumahoro est spécialiste en études étatsuniennes, africaines-américaines et de la diaspora noire/africaine. Sa venue à Atlanta dans le cadre d’une résidence de la Villa Albertine n’est évidemment pas son premier séjour aux Etats-Unis, mais constitue tout de même une découverte pour l’autrice de Le Triangle et l’Hexagone : réflexions sur une identité noire qui doit paraître bientôt en anglais sous le titre Black is the Journey, Africana the Name. Cette plongée dans la capitale de l’Etat de Géorgie, au Sud des Etats-Unis, renvoie Maboula Soumahoro à un sujet qui l’occupe depuis ses premiers travaux de thèse : comment rendre compte d’une histoire, de réalités qui s’expriment d’abord en dehors du langage universitaire.
Dans votre dernier essai Le Triangle et l’Hexagone : réflexions sur une identité noire, vous proposez de développer un imaginaire Atlantique, de penser cet espace entre l’Europe, l’Amérique et l’Afrique comme un espace à part entière. La ville d’Atlanta, par son nom, résonne évidemment avec cette préoccupation. Que représente-t-elle dans votre imaginaire personnel, avant d’y démarrer votre résidence ?
Atlanta est une ville que je ne connais pas du tout. J’y ai seulement passé quatre jours, il y a cinq ans, pour le congrès de l’UNCF (United Negro College Fund), où j’étais invitée. Evidemment, je connais l’existence des HBCU’s (Historicaly black colleges and universities) et j’ai eu l’occasion d’aller sur les campus de Spelmann College ou de Morehouse College, qui sont vraiment des lieux mythiques pour moi. J’ai pu visiter aussi le quartier africain-américain, et notamment l’église où officiait Martin Luther King. Pour moi, Atlanta reste donc une ville emblématique de cette histoire, que j’ai étudiée mais que je ne connais pas intimement comme je connais New York.
Quant au nom de la ville et à sa signification, je dois avouer que c’est Pascale Beyaert, l’ancienne attachée culturelle sur place, qui m’a fait entendre pour la première fois « l’Atlantique » dans Atlanta. C’est donc tout nouveau, cette association AtlantaAtlantique, dans mon esprit. Pourtant, j’ai la conscience de l’Atlantique, de la Caraïbe et de l’Amérique centrale ou du Sud, mais je suis entrée aux États-Unis par New York, comme une immigrée européenne par Ellis Island. Dans ma conception originelle de la ville et du Sud des États-Unis, je n’avais jamais fait le rapprochement.
Je me suis pourtant intéressée à une époque à l’histoire et à la culture des Gullah (également appelés Geechee), ces Africains-Américains originaires des Sea Islands, au large de la Géorgie. J’ai beaucoup lu pendant mes études sur cette communauté, descendante des esclaves des plantations de Géorgie, dont l’isolement a débouché sur l’invention d’une langue créole, qui n’est pas l’idiome africain-américain mais se rapproche plutôt de ce qu’on peut trouver aux Antilles. Le film de Julie Dash Daughter of the Dust, tout comme certaines de mes lectures, m’avaient fait découvrir l’histoire des Gullah et je rêvais d’aller les visiter. Pas tant dans les Sea Islands d’ailleurs, d’où ils ont été chassés par le développement immobilier, que sur les côtes où ils ont migré. Je suis heureuse de pouvoir partir trois mois pour m’immerger dans cette réalité.
Parlons de cette question de la langue, et de la traduction. Dans Le Triangle et l’Hexagone, vous meniez une réflexion sur le rapport que vous entretenez avec la langue de votre mère, le dioula, que vous n’avez pas appris d’elle. La résidence sera-t-elle l’occasion d’approfondir votre réflexion à ce sujet ?
Tout le projet tourne autour de la question de la traduction, mais appréhendée de manière élargie, la traduction au-delà de la langue en quelque sorte. J’ai mes obsessions personnelles, à commencer par mon rapport à ma langue maternelle et la perte d’un certain degré d’intimité qui est aujourd’hui irrécupérable. Même si j’ai décidé d’apprendre le dioula et le bambara, je ne les aurai pas appris par ma mère, et je ne pourrai jamais rattraper cela. Ce qui m’intéresse, c’est donc la notion de traduction en tant que transformation, que circulation, comme manière de trouver des équivalences, du sens entre deux endroits différents. Le résultat devrait être une performance, ou une installation multimédia, qui me permettra de décliner différents types de langues et d’expressions.
Pour prendre un autre exemple personnel à propos de cette problématique qui me passionne, j’ai acquis au cours de mes études ce qu’on pourrait appeler la langue universitaire, une langue plutôt confidentielle, élitiste, qui échoue souvent à atteindre le commun des mortels. Or, ma trajectoire est celle d’une transfuge de classe, et je me suis toujours demandé comment je pouvais partager mes connaissances, mes voyages, tout ce que j’ai accumulé, avec des gens qui ne sont pas formés au langage universitaire. C’est une question qui me poursuit depuis ma thèse, qui portait sur les mouvements Nation of Islam et rastafari, des objets qui m’intéressaient parce que j’écoutais beaucoup de reggae et de rap. Dès lors, comment se fait-il que dès le moment où j’ai commencé à rédiger ce travail de thèse doctorale, je me sois immédiatement coupée de ces communautés, de la possibilité pour elles d’accéder à ce que j’écrivais ? Qu’est-ce que c’est que cette langue qui, à un moment, nous divise ? Et surtout, cette langue dit-elle vraiment beaucoup plus qu’un morceau de musique ? Je ne le pense pas. Il s’agit pour moi aujourd’hui de conscientiser tout cela.
De quelle façon ? Qu’est-ce que la performance ou l’installation vous apportent que ne permet pas un ouvrage de sciences sociales ?
À terme, je ne sais pas encore ce que ce projet va donner, mais je sais qu’il y aura de la musique, de la vidéo, des entretiens… C’est aussi pour moi une façon de regrouper tous mes mondes, de les décloisonner. J’ai été très inspirée par Omar Berrada, un chercheur d’origine marocaine qui enseigne à New York, et dont j’avais pu voir une performance à Lafayette Anticipations, la Fondation d’entreprise pour les arts contemporains des Galeries Lafayette. Je crois que c’était en 2018 ou 2019, une conférence-performance dans laquelle il revenait sur sa trajectoire personnelle, depuis le Maroc jusqu’à la France, tout en disséminant des éléments de son savoir scientifique. Je me souviens en particulier du propos qu’il articulait autour de sa grand-mère, ou de son arrière-grand-mère, venue au Maghreb depuis l’Afrique subsaharienne et qui avait gardé un accent qui l’empêchait de prononcer certains mots arabes. C’était la trace de son altérité, qui lui servait de point de départ sonore pour explorer et diffuser des images d’archives personnelles mélangées à des films ethnographiques, du texte, de la musique, des powerpoint…
Ç’a été comme un déclic, le propos était passionnant, et cela montrait qu’on pouvait le tenir d’une autre façon, s’appuyer sur d’autres outils. J’avais commencé à m’affranchir des règles académiques en utilisant la première personne du singulier dans Le Triangle et l’Hexagone. Mais je me suis vite rendu compte que ce recours au « je », qui me semblait dans un premier temps très radical, était surtout très insuffisant. Aller plus loin va me permettre de regrouper, de rassembler encore plus les différents aspects de ma vie et de mes expériences.
Mais tout reste à définir, c’est vraiment une sorte de coming out. J’ai grandi pauvre dans une cité HLM, et en obtenant mes diplômes, en m’élevant socialement, il y avait peu de place dans les nouveaux cercles que je fréquentais pour ce qui me constitue profondément. Avec l’âge, j’ai envie d’être tout ça en même temps, on verra bien ce que ça va donner.
C’est aussi un moyen de contourner les résistances que vous avez rencontrées en France, à l’université, lorsque vous avez voulu vous pencher sur les black studies ? Est-ce que les choses n’ont pas évolué tout de même depuis votre thèse ?
La question est intéressante, et la réponse nécessairement ambivalente. Bien sûr qu’il y a eu des avancées, mais il n’y a pas encore eu de profonds changements structurels. Je pense que pour avoir de véritables avancées, nous ne pourrons pas faire l’économie de l’entrée de corps différents, et notamment de corps noirs, au sein de l’université. Or, si le sujet est de plus en plus discuté, il l’est parfois – souvent – entre spécialistes exclusivement blancs. Et ça, ça ne règle pas le problème, car on ne peut pas dissocier le sujet des personnes.
D’un point de vue plus personnel, il y a tellement d’avance aux États-Unis, au niveau universitaire comme artistique, que j’éprouve toujours beaucoup de plaisir à aller dans cet espace où on peut de ce fait aller beaucoup plus loin. Utiliser le « je » comme je l’ai fait, ou faire une thèse sur la Nation d’Islam et les rastas, cela peut paraître très avant-gardiste ou radical en France. Aux États-Unis, je côtoie des cercles où c’est normal, presque classique même, et ça fait du bien parfois d’avoir le sentiment de mener des recherches classiques, de ne pas avoir à se justifier. Ça permet surtout de rêver, de sortir du niveau strictement politique, de la confrontation, et donc d’évoluer avec un certain confort de penser sans avoir besoin de se défendre, de se justifier ou d’acquérir de la légitimité.
Mais est-ce que cela passe nécessairement selon vous par une forme de communautarisation de l’enseignement et donc de la pensée ? Est-ce qu’il faut complètement abandonner la possibilité d’une forme d’objectivité scientifique, au nom de la prévalence du sujet nécessairement situé ?
Ce que permettent les HBCUs aux États-Unis, ou même toutes les universités ou les enclaves intellectuelles qu’on appellerait « communautaristes » en France, c’est du confort. C’est à dire que dans les HBCUs, on n’est pas seulement en train de répéter en boucle « on est africains-américains, on est africains-américains, on est africains-américains ». Il y a la possibilité de se former à toutes les disciplines, mais toujours avec cette compréhension de l’hostilité ambiante, de ce que j’ai appelé la « charge raciale ». Ces espaces sont créés pour prendre soin des gens, et je précise – car on a souvent une idée fausse en France – que les HBCUs ne sont pas interdites aux Blancs, ni comme étudiants, ni comme professeurs. La question qui se pose alors, c’est : pourquoi y en a-t-il si peu ?
J’aimerais faire le parallèle avec les universités de femmes, qui ont été ouvertes à un moment où elles étaient exclues de l’université. Mais aujourd’hui, ces universités ne sont plus uniquement féminines, je pense par exemple au Barnard Collège à Columbia que je connais bien. En revanche, c’est un lieu qui prend en compte la question du sexisme à l’université, et permet à des femmes de développer des compétences de leadership qui auraient été plus difficiles à acquérir si elles étaient allées dans une autre université plus classique. Cela n’empêche en rien les hommes d’aller à la Barnard ! On doit prendre conscience, côté français, de l’importance qu’ont ces espaces où les minorités sont en majorité, trouvent un certain confort tout en maintenant la conversation avec des gens différents, mais toujours ouverts.
Est-ce que malgré tout, quand vous êtes dans un contexte américain, vous avez le sentiment d’amener quelque chose de la France avec vous ?
Bien sûr, parce que je ne suis pas que Noire aux États-Unis, je suis Française… et je ne suis pas une Africaine du continent non plus, je ne suis pas de la Caraïbe, je suis parisienne. Cela joue aussi, évidemment, dans mon rapport à la société. La plus grosse différence que je ressens avec mes collègues africains-américains, c’est que je suis habituée à interagir en dehors de ma communauté. Je n’ai pas de problème à fréquenter des cercles blancs, noirs, asiatiques, latinos, natifs… Je peux naviguer entre ces différentes sphères peut-être plus aisément, parce que je ne suis pas entravée par l’histoire locale, par l’histoire nationale. Ce n’est pas moi. C’est un peu, je pense, comme les Africains-Américains qui viennent à Paris, qui sont acceptés dans des cercles qu’ils ne côtoieraient pas s’ils étaient aux États-Unis, à cause des tensions qui sont très vives. Quand je vais aux États-Unis, je peux aller partout, voir n’importe quelle exposition. Parfois, quand on est l’étrangère et qu’on n’est pas une étrangère dévalorisée, il peut y avoir des avantages.