Nacera Belaza : « Je cherche toujours à retrouver une forme d’inconnu »
Par Raphaël Bourgois
« Si on approche le monde avec une sincère ouverture, tout peut alors se transformer en occasion de vivre des choses plus essentielles, de créer des nouvelles dimensions intérieures ». Laissant de côté une vie trop planifiée, la danseuse et chorégraphe Nacera Belaza, en résidence à la Villa Albertine, accueille le vide américain et les états de transe pour nourrir ses créations. Périple au cœur de l’aridité du Nouveau Mexique, à la rencontre des Mormons, des Amérindiens, et d’un corbeau…
Pourquoi ce choix d’une résidence itinérante ?
Voilà maintenant une bonne trentaine d’années que j’avance, presque sans répit, de création en création. Pendant mes dix premières années de chorégraphe, à Reims, j’évoluais dans un contexte plutôt serein avec de longs temps de latence entre chaque création. Mais depuis une vingtaine d’années que je suis à Paris, les projets s’enchaînent. Chacun d’entre-nous a sa propre façon de se régénérer, la mienne c’est de me ménager des temps vides, pour retrouver l’inspiration. Malheureusement, c’est ce qui manque aujourd’hui cruellement dans mon emploi du temps, et je rêve depuis longtemps d’une période libre de toute nécessité de me projeter vers l’avenir, sans programmation, sans emploi du temps. Chaque fois que j’imaginais ce moment, j’y associais mentalement le désert, la route, les grands espaces… soit en Algérie, soit aux États-Unis. Car comme la pandémie l’a confirmé, il ne suffit pas de ne rien faire, il faut aussi être en mouvement pour être inspirée.
J’étais dans cet état d’esprit quand s’est présentée l’opportunité d’une résidence nomade aux Etats-Unis avec la Villa Albertine. J’ai ainsi pu construire mon parcours en fonction de mes centres d’intérêt, et notamment autour de la culture amérindienne. Il y a toute une histoire de la musique aux États-Unis, très spirituelle, qui me touche beaucoup. Malheureusement, la pandémie a rendu certaines choses difficiles, et je n’ai pas pu me rendre comme je voulais dans les pueblos dans lesquels j’espérais pouvoir entrer en contact avec les rituels amérindiens. Cela s’est toutefois aussi révélé plutôt bénéfique, puisque j’ai vraiment pu partir sans rien planifier, avec juste mon billet d’avion et ma première nuit de réservés.
En quoi cette recherche de temps de vide correspond à votre travail de danseuse et de chorégraphe, et est-ce que vous avez trouvé ce que vous étiez venue chercher ?
Sur le plateau, je cherche toujours à retrouver une forme d’inconnu, des trajets corporels inédits, une certaine façon de me laisser faire, de me mettre dans une situation d’écoute. C’est un état que je travaille au cœur même de mes créations, mais qui se reliait difficilement à ma manière de vivre. Dans l’avion, je me suis beaucoup interrogée sur ma démarche, ce que je venais faire en Amérique, la nécessité de faire autant de kilomètres pour trouver l’inspiration, le sens même que pouvait avoir une telle résidence. C’est dans cet état d’esprit que suis arrivée, et que j’ai décidé de prendre la voiture pour aller à Santa Fe dès le lendemain, où j’apprends donc que tous les pueblos sont fermés à cause de la pandémie. Or, je tenais vraiment à rencontrer des amérindiens, car j’ai toujours ressenti une certaine proximité avec ces peuples qui voient dans toute chose créée une dimension sacrée, l’invocation des esprits. C’est un état du corps et de l’esprit qui m’a toujours touchée, et qui me rappelle étrangement quelque chose qu’on peut retrouver chez les Algériens. Après avoir vécu une colonisation violente, la décennie noire, c’est un peuple qui ne se projette plus, replié sur lui-même, qui porte en lui une profonde tristesse, une blessure. Mais je restais incertaine en arrivant aux Etats-Unis, j’étais en quelque sorte à la recherche d’un signe pour me confirmer que je ne faisais pas fausse route. Donc je décide de me promener dans Santa Fé, de rencontrer des personnes dans la rue, et j’arrive devant ce magasin manifestement fréquenté par beaucoup d’Amérindiens.
Avant d’aller plus loin, je dois dire une chose importante, et qui a été déterminante pour le reste du voyage : j’ai perdu mon frère au mois de juillet des suites d’une longue maladie, très douloureuse. Il est très difficile de contenir le chagrin dans le corps d’un être humain, encore plus dans des appartements en ville. Cette résidence était aussi pour moi l’opportunité de trouver des espaces vides où le chagrin pouvait se répandre. Donc je rentre dans cette boutique, et je discute avec une jeune femme qui me présente un Français qui travaille là, qui s’appelle Ali comme mon frère ! J’apprends alors qu’il y a une communauté d’à peine 50 Algériens dans la région. Le fait que le premier prénom entendu dans une région extrêmement éloignée soit celui de mon frère, j’ai senti que c’était une réponse à mes doutes. Pour moi, ce n’est pas passé par la tête mais par le corps, j’ai su que j’avais quelque chose à faire ici. Et à partir de là, une autre partie de mon être a adhéré à ce que je faisais. Petit à petit, en visitant la région, en retournant dans les musées d’Albuquerque, en m’imprégnant davantage, en allant dans la nature, j’ai commencé à observer que mon corps changeait d’état d’écoute, c’est-à-dire qu’au lieu de tendre vers une projection planifiée telle que je la vis ici au quotidien, il était un peu en déroute. Il ne savait pas trop où aller, il écoutait d’autres signaux que ceux auxquels il répondait habituellement. C’était précisément ce que j’étais venue chercher.
Et c’est là que vous vous décidez à prendre la route, sans but précis…
Oui je pars vers Flagstaff, sur l’autoroute je vois apparaître « Mormon Lake » et je décide sur une impulsion de sortir à la dernière minute. C’est quelque chose que je n’aurais jamais pu faire si je n’avais pas été dans cette disposition d’esprit, dans cette liberté de mouvement. Je sors de l’autoroute donc vers Mormon Lake, car les Mormons faisaient aussi partie, en arrière-plan, des communautés que j’avais envie de découvrir. Ce sont des gens qui me fascinent par leur capacité à se replier sur eux-mêmes, à se retirer de la société. J’arrive finalement au bout de la route et je vois deux hommes et deux enfants en train de décharger un camion. Ils me regardent, très surpris. Je vais leur parler, je leur dis que je cherche Mormon Lake et un des hommes m’explique que le lac est asséché. S’engage alors une discussion, avec un contact humain extrêmement puissant car ce sont des gens qui vivent sur une terre vierge et n’ont pas l’habitude de parler à des étrangers. Je suis en alerte et en écoute, un peu dans l’appréhension aussi, mais je sentais vraiment qu’il se passait quelque chose de très vivant. Je lui dis qu’il a un très beau pays, et lui me répond qu’il n’y en a pas de plus beau à part peut-être l’Afghanistan. J’apprends alors que c’est un vétéran, et que ce camps de Mormons est composé d’anciens combattants. Il y a quelque chose qui s’est retourné en moi. J’étais tremblante d’appréhension, mais en même temps tellement heureuse de les rencontrer, de leur parler. Quand je suis repartie, je me suis dit qu’en fait, ces brèches n’existent pas dans la vie normale. Ou bien on ne les voit plus, ces chemins de traverse qu’on prend sans calcul, sans préméditation, qui peuvent nous ouvrir sur tout autre chose, et qui sont une forme d’inconnu indispensable. Si mon travail cherche à recréer de l’inconnu, du péril, de l’écoute, je me suis aperçue que c’était d’une façon artificielle, comme une bouteille d’oxygène pour survivre. Il faudrait pouvoir vivre totalement comme ça.
Votre travail de chorégraphe interroge beaucoup le rapport entre le corps et la spiritualité, les états de transes. Avez-vous fait d’autres expériences au cours de ce voyage qui seraient venues nourrir cette recherche ?
Oui, j’ai vécu une autre aventure assez bouleversante, avec un corbeau. J’avais garé la voiture en plein désert pour prendre un temps de méditation, et je demandais à nouveau un signe. Le ciel était bleu, il n’y avait pas un seul oiseau à l’horizon. Tout était vide autour de moi. Et puis, à un mètre de moi, se pose un énorme corbeau, dont je sentais qu’il avait une présence très étrange. Je reprends la voiture, fais 10 kilomètres et m’arrête une nouvelle fois dans le parc naturel de Petrified Forest pour prendre une photo. Je me retourne, et là le corbeau est posé à terre et ne semble pas vouloir bouger. C’était très troublant, et trois femmes qui passaient par là à ce moment-là me font remarquer qu’il y a quelque chose d’étrange de trouver là cet oiseau. Je finis par retourner à ma voiture, je monte, je ferme la portière, l’oiseau était encore loin près des trois femmes qui prenaient des photos. Je tourne la tête, et je le vois juste à côté de la voiture, et là je m’effondre. Les dames repassent, et me voient en larme face à cet oiseau qui manifestement me suit, comme elles me le font remarquer, et elles me demandent si j’ai perdu quelqu’un récemment et si j’ai demandé un signe. J’apprendrai par la suite que pour les Amérindiens, le corbeau est un messager entre le monde des morts et les vivants. Je finis par repartir, et ma voiture commence à signaler un problème technique. C’est le genre de situation qui me fait paniquer en temps normal, même si ça m’arrive à Paris. Là je suis dans le désert, mon GPS et mon téléphone ne captent plus rien, quelque chose s’est alors imposé à moi. J’ai senti qu’à travers l’oiseau, on me disait qu’il fallait que je lâche mes peurs. C’est la phrase qui m’a percutée : « Lâche tes peurs. » Il y a quelque chose qui m’a quittée à ce moment-là, je me suis délestée d’un poids très lourd. Je pleurais presque de joie en repartant.
Que retirez-vous de ces expériences ?
Je me rends compte après ce voyage à quel point il est important de se ménager des temps vides. Quand on planifie sa vie, on est comme fractionné en permanence entre ce qui va se passer, ce qui s’est passé hier, et seulement une petite partie de notre être est dans le présent. Mais si on approche le monde avec une sincère ouverture, tout peut alors se transformer en occasion de vivre des choses plus essentielles, de créer des nouvelles dimensions intérieures. J’aimerais emmener ça dans ma vie, en faire une pratique au quotidien. Mais comment, dans nos vies programmées, planifiées, retrouver ces espaces où on se remet à l’écoute de soi avant d’entreprendre ? C’est tout l’enjeu de la création, de prendre un temps programmé, sur le plateau, et de le transformer en un moment extrêmement vivant, qui plonge dans l’instant. Ce que m’a révélé ce premier temps de résidence, c’est à quel point il est devenu indispensable pour moi de ménager ces temps-là dans ma vie. Je cherche toujours dans mon travail chorégraphique à recréer ces espaces de plénitude de l’être. Mais quand ça reste confiné au plateau, que ce n’est pas relayé, alimenté, nourri par le mode de vie, c’est une démarche qui s’épuise. Il y a donc un enjeu d’élan vital qui doit relier le plateau et la vie quotidienne. C’est difficile, car si l’art nourrit évidemment ma vie au quotidien, l’inverse n’est pas forcément vrai.
Vous avez fait le lien au début de cet entretien entre les Amérindiens et les Algériens, en tant que peuples qui ont connu la colonisation. Pourriez-vous revenir sur ce lien, quand l’avez-vous perçu pour la première fois et comment inspire-t-il votre travail ?
C’est quelque chose que j’ai réalisé en entendant un son, il y a quatre ans maintenant, un chant amérindien qui m’a frappée à Ottawa. Quand j’entends un son ou une musique, je sais tout de suite si je vais l’utiliser, car je n’intègre à mes créations que ce qui est déjà en moi, et qui a une résonance avec ce qui me constitue. Là, il s’agissait d’une espèce de cri, un seul son de tambour, et des cris, des cris, des cris que j’ai utilisé dans L’Onde, ma dernière création. Je me suis évidemment demandée comment les Amérindiens pourraient percevoir cette utilisation d’un de leurs chants traditionnels, s’ils pourraient y voir une forme d’appropriation. Mais il y avait une logique, une nécessité puissante pour moi de le faire car ce chant s’inscrit dans le prolongement d’une autre pièce de 2008, Le Cri, qui paradoxalement n’en comportait aucun. Je fais ça avec beaucoup de respect, ça a une vraie pertinence dans mon travail.
Il reste la question de savoir ce qui dans ce chant résonnait si fort en moi. Une chose qui m’avait frappée en Algérie quand j’y étais retournée après la décennie noire, c’était l’absence de projection, la perte de foi en l’avenir, une forme de répétition de soi. Je me souviens qu’en dansant là-bas, cela devait être en 2001 ou 2002, on me disait que la danse contemporaine n’était pas dans l’identité algérienne, j’entendais des choses comme « Nous, notre identité, c’est la danse traditionnelle, ce n’est pas la danse contemporaine. On ne veut pas s’ouvrir à ça ». C’est quelque chose que j’ai ressenti aussi chez les Amérindiens. D’une certaine façon, ils savent qu’ils intriguent, qu’ils intéressent, et ils ont construit une sorte de façade qu’ils livrent aux touristes. Dans les pueblos, on les voit faire leur danse, vivre, un peu comme s’ils étaient en cage. Tout cela empêche de voir à quel point ces peuples sont reliés de façon spirituelle, notamment par le chant et la danse. C’est tout cela que j’aimerais amener sur le plateau, mais pas de façon didactique ou folklorique bien sûr. Il y a des choses qui vont se déposer, une alchimie qui va opérer, et ce ne sera jamais une transcription immédiate et directe de ce que j’ai vécu, et que je viens de vous raconter.