Intentions d’objets : rendre l’histoire tangible
Par Robin Bourgeois
« L’objet est le témoin d’usages liés à l’histoire d’un lieu, d’une communauté, formant un prisme par lequel questionner nos propres modes de vie et ses archétypes. » À travers la conception minutieuse d’objets du quotidien, le designer Robin Bourgeois travaille la mémoire comme matériau, et fait surgir le passé dans notre présent. Promenade en trois objets au fil de l’héritage des Lenape à New York.
En 2018, j’ai par hasard visité une abbaye cistercienne dans le village de Ligugé, près de Poitiers. Je n’ai retenu que peu de chose des détails historiques, mais l’atmosphère, les vêtements portés par les moines, les éléments architecturaux, les objets et la narration du rythme de vie des moines m’ont très vite fasciné. Cette visite a eu un impact profond sur moi et m’a poussé à m’intéresser à cette communauté. Je me suis rendu dans plusieurs abbayes cisterciennes. Certaines, qui ont perdu leur fonction religieuse et que j’ai eu la chance de visiter, m’ont permis de me familiariser avec les formes et les espaces propres aux cisterciens, tandis que d’autres, toujours habitées par des moines et des moniales, m’ont accueilli en leur sein plusieurs jours.
Pendant ces temps immergés dans la culture cistercienne, j’ai été saisi par le pragmatisme et le sens du nécessaire propre à la vie de l’abbaye. Ces préoccupations – et la philosophie qui en découle, qui préfigure bien sûr les mouvements d’avant-garde artistique du XXe siècle, mais semble aussi offrir leur antidote – témoignent de l’importance que les moines accordent à leur espace de vie, celui dans lequel s’écrit leur quotidien. La vie s’y organise grâce à une « architecture à la fois fonctionnelle et dépouillée, réglée sur un module humain » qui place l’habitant au centre des préoccupations (Léon Pressouyre, Le Rêve Cistercien). Ainsi, depuis mille ans, la vie des cisterciens se compose du minimum. Non pas le minimum vital, celui qui serait nécessaire pour vivre, mais le minimum vivable : celui qui est nécessaire pour habiter.
J’ai tenté d’interpréter, à mon échelle et avec mes moyens, certains aspects de la pensée cistercienne qui me semblaient résonner avec notre époque. J’ai ainsi proposé une collection d’objets, composée d’un banc, d’un tapis, d’un service à eau et d’une planche à pain, moins dans l’optique de célébrer le passé que dans le but de proposer une relecture contemporaine d’un héritage commun.
Cette logique de projet positionne l’objet comme le témoin d’usages liés à l’histoire d’un lieu, d’une communauté, formant un prisme par lequel questionner nos propres modes de vie et ses archétypes. Les habitudes, les quotidiens et les pratiques d’hier et d’aujourd’hui sont à mon sens autant d’occasions pour créer et questionner nos rapports aux objets. Le défi n’est pas tant de déterrer des formes oubliées que de les réutiliser dans un cadre contemporain.
Pendant ma résidence à la Villa Albertine, je me suis intéressé au quartier de Sunset Park, à Brooklyn, dans le but de créer des objets qui mettent en lumière des éléments locaux, issus de la vie quotidienne ou de l’histoire du lieu et des communautés qui l’ont façonné. Mes explorations sur place ont duré près de deux mois et se sont rapidement affranchies du périmètre de Brooklyn. J’ai visité des lieux emblématiques de New York, exploré certains quartiers plus reculés, fouillé dans des archives en ligne. J’ai produit une base de données constituée de faits, témoignages, images d’archives, photographies prises à l’iPhone.
Je suis rapidement tombé sur des petites histoires, des détails et des anecdotes qui m’ont semblé être au moins aussi importants que l’Histoire. Ces histoires sont devenues le point de départ d’objets qui les incarnent et leur rendent hommage. Des croquis, maquettes en papier et modélisations 3D rapides rendent compte des objets à l’état de projet. Malgré leur stade précoce, ces intentions d’objets témoignent des recherches que j’ai menées pendant la résidence.
Le premier objet dont j’ai esquissé les contours est un vase. Il pourrait être fabriqué en tulip poplar, ou tulipier de Virginie, du même bois dont était faites les embarcations des Lenapes. Les Lenapes sont un peuple amérindien dont plusieurs tribus vivaient sur l’île de Mannahatta avant l’installation progressive des colons néerlandais au XVIIe siècle. En Lenape, tulip poplar se dit muxulhemenshi, qui signifie « arbre dont on fait les canoës ».
En 1626, les Hollandais « achetèrent » Mannahatta aux Lenapes de l’île pour ce qui équivaudrait aujourd’hui à 24$. Après la « vente », les Lenapes refusèrent de quitter l’île : ils avaient, selon leur conception de la transaction, simplement autorisé les colons à fouler leur sol.
Par un étonnant parallèle historique, la tulipe connaît au même moment un essor fabuleux aux Pays-Bas. Cet engouement, connu sous le nom de tulipomanie, créera ce qui est considéré aujourd’hui comme la première bulle spéculative en Europe.
Dans le livre Indian givers, l’anthropologue Jack Weatherford énumère ce que le monde moderne doit aux peuples d’Amérique dans des disciplines aussi diverses et cruciales que la médecine, l’alimentation ou la politique. De nombreuses « découvertes » de l’Occident tels la quinine, le goudron, le caoutchouc, la pomme de terre…, sont en réalité des dons des Amérindiens aux colons Européens, qui se sont empressés de piller, voire de détruire ces savoirs en même temps que les biens, les terres et les individus. Weatherford montre que, malgré les vastes champs d’application de ces connaissances, les peuples d’Amérique étaient très peu concernés par les techniques de guerre que les Européens avaient justement élevées au rang d’art, grâce à leurs connaissances métallurgiques notamment.
Des clôtures aux pare-chocs, des boîtes aux lettres aux meubles d’extérieur, il semble possible de trouver dans le voisinage de Sunset Park la version métallique et chromée de tous les objets possibles. Le quartier compte par ailleurs de nombreux fournisseurs d’acier inoxydable, principalement tenus par des immigrants venus de Chine. En plus des cuisines sur-mesure, ces entreprises ont introduit dans le quartier la tendance des portails en acier chromé, très populaire dans les banlieues chinoises dans les années 80.
Le miroir s’inspire de cette tradition et la prolonge, utilisant l’acier chromé pour ses qualités inhérentes de réflexion.
Le bougeoir est en argile rouge. Il est fait de la même matière que les briques encore aujourd’hui largement utilisées dans les constructions de Brooklyn. Aux prémices de la colonisation de l’Amérique du Nord par les Européens, les briques étaient un produit de luxe. Leur rareté était due non pas à l’absence de matière première, mais au fait que les premières colonies manquaient d’artisans qualifiés et de manufactures dédiées. Les précieux parallélépipèdes devaient donc traverser l’Atlantique avant de se retrouver dans les constructions de New Amsterdam. En visitant la maison Vander Ende-Onderdonk, construite au début du XVIIIe siècle à Ridgewood, dans ce qui était à l’époque la lointaine campagne de Fort Amsterdam, j’ai été saisi par l’âtre de la cheminée. Celle-ci, construite en briques européennes, contraste avec le reste de la maison bâtie en pierre. Le luxe de la maison Vander Ende-Onderdonk réside dans sa cheminée, cachée au sous-sol, au milieu de la cuisine. Ce déplacement simple des modes d’attribution de valeur, centré sur l’usage, est dédié au collectif. Le bougeoir tente ainsi, à son échelle, de rendre hommage aux briques qui ont façonné New York et sa province.
À travers ces intentions d’objets, il m’intéressait de questionner les critères selon lesquels nous attribuons de la valeur à un objet, la façon dont un matériau est prisonnier d’usages spécifiques, ou encore le pouvoir mnémonique des objets et l’universalité de ces symboles.
Parallèles au récit officiel et enseigné, les histoires qui sous-tendent chaque projet ne sont pas linéaires. Certaines proviennent de sources orales qui n’ont pas été – et ne seront certainement pas – vérifiées. D’autres sont des faits historiques relus par des prismes divers et surtout variables. Les collages qui les unissent sont quant à eux arbitraires et bien évidemment subjectifs. Ils construisent des récits obliques qui déplacent modestement certaines habitudes.
J’ai souhaité rendre tangibles ces récits et ces interrogations à travers des formes et des usages – regarder son reflet, mettre en valeur une tige, s’éclairer…. J’espère que ces intentions d’objets participeront un jour, à leur tour, de l’invention du quotidien.
Robin Bourgeois était en résidence pour la saison 2021-2022 avec la Villa Albertine.