Afrofuturisme au Metropolitan : Encapsuler l’art et l’histoire
Par Anne Lafont
Depuis le 5 novembre 2021, le Metropolitan Museum of Art présente une period room afrofuturiste. Au sein de ce nouvel espace d’exposition se déploie le décor imaginaire et fantasmatique de la maison new yorkaise d’une famille africaine-américaine dans un village Seneca qui n’aurait pas été rasé pour faire place à Central Park. Une pièce qui parvient à croiser la convention de la period room avec l’inventivité de l’afrofuturisme pour renouveler aussi les modalités d’inscription de l’institution patrimoniale dans l’actualité de l’histoire.
Fondé au début des années 1820 par des familles africaines-américaines, le village Seneca se trouvait – à quelques encablures du musée – dans la forêt qui précéda Central Park. En 1857, le projet d’aménagement paysager de ce territoire (avec son lot d’expropriations) était mis en œuvre par les pouvoirs publics de la ville. La petite communauté noire et libre qui composait le village – de même que les habitants originaires d’Allemagne et d’Irlande qui l’avaient rejointe – dut non seulement quitter les lieux mais aussi se dissoudre dans le processus éclaté de relocalisations. C’est en écho à cette histoire noire – chronique – de chasse et de perte, que la conception de la « salle d’époque » du Metropolitan Museum of Art a été envisagée.
Ce projet curatorial complexe a été porté par une équipe de conservateurs, décorateurs, scénographes et historiens dans le but de créer une salle et un dispositif afrofuturistes qu’ils ont intitulé : Before Yesterday We Could Fly : an Afrofuturist Period Room, en hommage à la métaphore de l’échappée belle par l’envol. En effet, le motif conceptuel et concret de la fugitivité appartient à la culture théorique africaine-américaine, elle est présente dans les travaux de Fred Moten et Saidiya Hartman, et recouvre les stratégies esthétiques de résistance comme les figures de fuite hors la plantation et la condition d’esclave. On la trouve aussi dans les contes traditionnels africains-américains, tels qu’ils furent notamment racontés par Virginia Hamilton dans son recueil de 1985 : The People Could Fly: American Black Folktales qui a inspiré le titre de l’installation.
Le vaisseau Noir
L’afrofuturisme est un mouvement artistique qui peut prendre plusieurs formes. La musique de Sun Ra, les héros noirs de la bande dessinée et du cinéma de science-fiction à l’image de Black Panther, le travail performatif des Kongo Astronauts, dont les photographies ont décoré les murs de Paris pendant le premier confinement grâce à l’exposition de Dominique Malaquais : Kinshasa Chroniques, ou encore les romans de Samuel R. Delany en sont des manifestations. Toutes ces œuvres dessinent des temps futurs fantasmatiques, dont la particularité est qu’ils suppléent une histoire noire douloureuse par une projection sur une Afrique utopique, à la fois ancestrale et inédite, traditionnelle et high-tech. L’afrofuturisme est donc un espace d’écriture de mythes, avec ce que cela suppose d’ancrage historique et d’imagination avant-gardiste.
Depuis les années 1970, ce mouvement artistique semble répondre au besoin de formes et de discours, en un mot de récits qui, en l’absence de sources pléthoriques pouvant instruire l’histoire noire, l’imaginent et la fabriquent à partir de fragments du passé. Dans les mondes de l’art noir, on observe en effet une articulation étroite entre la pénurie d’archives et la prolifération d’histoires, car dire la communauté d’expérience des Noirs et, avant tout, celle issue de l’histoire de l’esclavage, cela a été – et continue d’être – fournir au présent et à l’avenir une perspective émancipatrice. Elle fonctionne, pour ce qui concerne l’afrofuturisme, par montage fictif et projection technique. Mark Dery serait l’inventeur du vocable Afrofuturisme qui parut pour la première fois dans une publication qu’il avait dirigée et pour laquelle il avait rassemblé, entre autres, une série d’entretiens avec les auteurs Samuel R. Delany, Greg Tate et Tricia Rose.
Pour la salle Before Yesterday We Could Fly, les commissaires de l’installation ont fait appel à une vingtaine d’artistes africains et afrodescendants (Willie Cole, Zizipho Poswa, Fabiola Jean-Louis, Roberto Lugo, Tourmaline, Atang Tshikare, Elizabeth Catlett, Henry Taylor…) et ils ont rassemblé un ensemble de pièces historiques du musée : un crucifix congolais du XVIIe siècle, un peigne américain en caoutchouc de 1851 ou encore des récipients allemands rococos en verre, objets décoratifs ou utilitaires inclus dans le foyer fantastique de cette famille noire inventée.
La charge de cette nouvelle salle au sein du musée est immense, à l’image de l’attente institutionnelle et publique encapsulée dans ce lieu dédié à un projet chimérique. Il s’agit à la fois d’évoquer l’histoire avortée de la communauté et du village voisins du musée, d’inventer une period room censée matérialiser, sur un mode utopique, une époque et un univers décoratif de l’histoire africaine-américaine, et enfin de donner à voir la création noire contemporaine. Or, cette maison dans la pièce, car il s’agit bien d’une habitation de taille modeste au sein d’une petite salle d’exposition, n’est pas une reconstitution, même approximative, de ce que les sources nous permettent d’envisager.
Néanmoins, ce foyer africain-américain imaginaire ouvre à une esthétique d’un autre temps – passé et futur à la fois – avec les moyens de l’histoire : le plan du quartier de Seneca – le seul qui soit connu à ce jour – est transformé en un motif de papier peint ; les fragments de porcelaine chinoise et de verre vénitien retrouvés dans le cadre de fouilles archéologiques menées dans des parcelles de territoires autrefois habitées par des Noirs, créditent la présence d’objets importés d’un grand raffinement y compris une carafe camerounaise ornée de perles, tandis qu’une jarre grise et bleue de Thomas W. Commeraw, céramiste Africain-Américain du milieu du XIXe siècle, fait partie de la vaisselle précieuse rassemblée dans la cuisine.
Les sources écrites et matérielles de l’histoire africaine-américaine, souvent peu nombreuses, mal connues, ont fait ici l’objet d’une recherche et d’un soin approfondis, et, si elles trament l’espace et le projet dans son ensemble, elles ne pouvaient être exagérément déployées pour que l’ambition immersive de la period room puisse être accomplie. Or, le propre de ces cabines à remonter le temps tient au fait que leur option stylistique s’appuie sur l’illusion sensorielle – la plus totale possible – d’un temps révolu. Ici, le principe se complique par le fait que la quête de cette époque passée ouvre à un avenir imaginaire et par conséquent à un espace figural qui relève de la science-fiction.
Ainsi, cette fiction – enchantée plus que scientifique, d’ailleurs – prend également la forme d’une vitrine de la création africaine et diasporique contemporaine mise en scène par une proposition curatoriale particulièrement riche. En conséquence, plus qu’un rattrapage ou une réparation – répliques compensatoires souvent un peu pauvres face aux silences de l’art et de l’histoire, pour reprendre l’expression forgée par Michel-Rolph Trouillot – la salle afrofuturiste agit comme un cabinet des merveilles donnant à voir la création (peinture, céramique, sculpture, vidéo, textile…) des descendants putatifs, au sens le plus large possible, des habitants de Seneca. Ainsi, la period room est avant tout un espace narratif du patrimoine et de la créativité africaine.
La salle des machines
Cependant, à l’instar d’une salle des machines, la period room agit aussi sur l’ensemble du musée, tel un émetteur d’ondes traversant la collection et réévaluant la chronique traditionnelle de l’art en écoles régionales. Elle met en branle des récits fondés sur un dispositif culturel intempestif qui percute l’histoire canonique de l’art. Dès lors, cette histoire s’avère, non pas fausse ou obsolète, mais insuffisante et, par ce fait même, disponible à des prolongations en partie fictives.
La fréquentation publique de cette nouvelle salle révèle que les amateurs de musée chérissent l’idée d’être dérangés dans la routine de leurs parcours, d’être surpris par un décrochage temporel et stylistique. Le regardeur se trouve détourné de sa contemplation routinière mais il est aussi exposé à l’intensité d’un microcosme qui fonctionne à l’opposé du White Cube (format moderniste de l’exposition dépouillée). La period room s’impose d’entrée dans une outrance, dans un excès d’objets, d’idées, de couleurs, de textures, de références… qui placent le regardeur en déséquilibre, assailli et inquiété par la somme des sollicitations sensorielles. En ce sens, cette pièce d’époque se distingue des tentatives des reconstitutions décoratives qui scandent parfois le parcours muséal. L’indécidabilité temporelle de la nouvelle salle du Metropolitan ajoute au caractère déconcertant de la period room traditionnelle, car le regardeur ne peut faire appel à sa connaissance d’autres pièces muséographiques d’époque pour inscrire ce lieu étrange dans une série.
Enfin, par son format et sa fonction au sein du musée, la maison Seneca s’apparente également aux capsules temporelles, telles celles confectionnées pour les sociétés futures et incluses dans des édifices patrimoniaux, à l’instar des deux boîtes retrouvées récemment au pied de la statue du General Lee au moment de son déboulonnage (Richmond, Virginia, septembre-décembre 2021). En décalage avec le temps du musée, la pièce afrofuturiste expose en effet un amas de signes et de témoins de temps à venir ; ce que l’on pourrait définir comme la culture matérielle et artistique de l’anticipation noire.
Il est aussi une autre singularité dans le dispositif inventé au Metropolitan, c’est celui de la maison dans la pièce ; non pas seulement la pièce imaginaire d’une maison dont les murs fusionnent avec ceux du musée, mais bien une sorte d’habitation édifiée dans la salle du musée, les murs de ce dernier étant tapissés d’un papier peint camaïeu vert sous la forme d’un patchwork de motifs. Ainsi, il est un interstice réservé au regardeur, qui n’entre que par les yeux dans la maison Seneca, grâce aux fenêtres et autres portes réservées à cet usage. L’instauration de cette frontière, autrement dit de cet espace liminaire du trottoir qui entoure et, par là-même, enclave la maison édifiée en son centre, surprend passablement.
Un enclos, un passage, un couloir extérieur : là est l’espace du regardeur, dans l’entre-deux qui sépare le musée de la maison chimérique. Comment comprendre cette intensification formelle de la frontière entre ces deux lieux ? Et la nécessité d’isoler et de clore sur son propre espace, le foyer africain-américain fantasmé qui, contrairement à la propension immersive des period room, ne tolère qu’une incursion visuelle détachée de l’expérience du corps regardant ? Le paradoxe s’explique difficilement et le visiteur regrette, d’abord, l’aplatissement de l’expérience par une déambulation empêchée, mais cette encapsulation se révèle in fine proprement afrofuturiste.
Non seulement, le dispositif rappelle la ségrégation communautaire propre à l’histoire américaine, mais on est aussi face à une sorte de vaisseau spatial encore dans le hangar. Enfin, cette maison afrofuturiste entre aussi en écho avec une pièce de David Hammons : Minimum Security (2007). Bien que de conception inverse, elles travaillent toutes deux les limites de l’espace africain-américain au sein du musée, la ceinture et le cerclage de l’espace vital noir, dans une version enchantée et utopique au Metropolitan ; dans une version carcérale et critique chez Hammons.
L’intelligence de l’équipe curatoriale a été ici de croiser la convention de la period room avec l’inventivité de l’afrofuturisme pour renouveler aussi les modalités d’inscription de l’institution patrimoniale dans l’actualité de l’histoire. Or, cette option s’avère particulièrement opportune aujourd’hui parce qu’elle offre des alternatives aux tentations vandales. L’installation fait d’ailleurs opportunément écho au redéploiement et à la refonte des salles d’art américain du XXe siècle avec l’exposition d’œuvres de Sam Gilliam, Kerry James Marshall ou encore Amy Sherald, et ouvre par là-même à une interrogation plus générale sur le rôle social du musée.
Celui-ci relèverait d’une double ambition : celle de faire entrer un certain nombre d’artistes noirs au Metropolitan, alors que la longue histoire de l’institution prouve que, jusqu’à récemment, il leur avait été fait une place minime ; mais aussi, celle de faire écho à la pression communautaire qui se manifeste de différentes manières dans la vie publique américaine depuis les années 1960, et qui a connu un déploiement et une force de conviction renouvelés au cours des dix dernières années, en réponse aux crimes racistes persistants.
Plus qu’un pansement ou un clin d’œil à une actualité intense, le Metropolitan Museum of Art crée l’occasion de réinventer le musée, de lui offrir la possibilité d’occuper une fonction qui se situe entre porosité à la vie de la cité et, in fine : conscience de la modestie comme de la nécessité des moyens critiques et émancipateurs de l’art lorsqu’ils concourent à l’agrandissement de nos futurs.
Before Yesterday We Could Fly: An Afrofuturist Period Room, Metropolitan Museum of Art, Exposition-installation de longue durée, 5 novembre 2021-…
Par : Sarah E. Lawrence, Iris and B. Gerald Cantor Curator in Charge of the Department of European Sculpture and Decorative Arts, Metropolitan Museum of Art ; Ian Alteveer, Aaron I. Fleischman Curator, Department of Modern and Contemporary Art, Metropolitan Museum of Art ; Hannah Beachler, Lead Curator and Designer ; Michelle D. Commander, Consulting Curator and Associate Director and Curator of the Lapidus Center for the Historical Analysis of Transatlantic Slavery at New York Public Library’s Schomburg Center for Research in Black Culture.
Anne Lafont est historienne de l’art et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales où elle s’intéresse à la fabrique visuelle de la race et l’invention de l’art africain dans les discours et les pratiques, spécialiste des questions de représentations des figures noires de la période des Lumières à l’époque moderne. Elle est actuellement résidente de la Villa Albertine.