Baker’s Blues : la commémoration de Joséphine à Saint-Louis
Par Lionel Cuillé
L’entrée de Joséphine Baker au Panthéon a fait l’objet de nombreuses interprétations. Alors qu’à Paris le président Macron inscrivait l’artiste et résistante dans un universalisme héritier des Lumières, à Saint-Louis, le même jour, par la voix de la maire Tishaura Jones, son destin était intimement lié à celui de la communauté noire. Preuve que des deux côtés de l’Atlantique, Joséphine Baker continue de jouer un rôle politique.
Le mardi 30 novembre, jour de son entrée au Panthéon, comment Joséphine Baker a-t-elle été commémorée dans sa ville natale ? Il peut sembler paradoxal de célébrer Joséphine dans cette ville-repoussoir qu’elle évoque avec effroi, où elle a vécu la misère et le racisme au quotidien, où elle fut témoin des violences raciales du 2 juillet 1917 qu’une pétition au Congrès américain décrit comme « une véritable furie de boucherie barbare, au cours de laquelle plus de cinquante hommes, femmes et enfants de couleur ont été battus à coups de matraque, lapidés, abattus, noyés, pendus ou brûlés vifs, sans que la police, le shérif ou les autorités militaires ne soient intervenus. »
Naître à Saint-Louis en 1906, c’est vivre à la porte d’entrée du Sud, c’est le dernier arrêt du train avant le transfert des passagers dans des compartiments pour les « personnes de couleur » à qui on interdit le droit de vote, le droit à l’emploi ou à l’éducation. Bien que la ville ne soit pas régie à l’époque par les codes de l’apartheid du Sud des Etats-Unis, Saint-Louis est demeuré une ville marquée par les lois de Jim Crow qui limitent les droits constitutionnels des afro-américains. L’amour de Paris ne peut donc se comprendre sans une forme de détestation de Saint-Louis, lieu d’un véritable traumatisme évoqué dans le discours de la marche à Washington en 1963 : « Quand j’étais enfant et qu’ils m’ont chassé de ma maison par le feu, j’ai eu peur et je me suis enfui. »
Pourtant, le talent de Joséphine ne peut se comprendre en dehors du contexte musical d’une ville qui peut se vanter d’avoir produit le ragtime de Scott Joplin, le rock’n roll pionnier de Chuck Berry, ou encore le jazz de Miles Davis. Être noire à Saint-Louis, c’est l’espoir de se sauver par la danse et le music-hall, ce que rappelle l’exposition « Saint-Louis Sound » consacrée en partie à la « Vénus noire » (à voir jusqu’au 22 janvier 2023), qui souligne l’exception culturelle d’une ville qui a produit tant de musiciens novateurs.
Saint-Louis n’a d’ailleurs pas attendu la commémoration du Panthéon pour commémorer Joséphine Baker. Lois Conley, directrice du « Griot », le musée afro-américain de la ville fondé en 1997, rappelle que l’une des galleries permanente est consacrée à l’icône, une sculpture en cire la représentant en robe de gala, afin de mettre en valeur, souligne-t-elle, le rôle modèle de la « grande dame »… et placer à l’arrière-plan la trop célèbre « ceinture de bananes ». Pour Lois Conley, l’absence de reconnaissance de Joséphine trahit la relégation des Afro-Américains au statut de citoyen de seconde classe aux Etats-Unis ; et c’est pourquoi il est fondamental selon elle de poursuivre l’interprétation et la commémoration de Joséphine Baker chez elle, à Saint-Louis.
Car Saint-Louis demeure plus que jamais un épicentre de la fracture sociale et raciale aux Etats-Unis. En 2021, Joséphine identifierait les mêmes barrières géographiques qui divisent la ville, les mêmes « Gated communities », et le fameux « Delmar divide », du nom de ce boulevard qui délimite les quartiers Nord, noirs et défavorisés de la ville. Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que les premières manifestations qui ont donné naissance au mouvement Black Lives Matter (BLM) aient eu lieu à Ferguson, dans la banlieue de Saint-Louis, après le meurtre de Michael Brown par un policier blanc le 9 aout 2014.
« La fille de Saint-Louis », comme l’a surnommée une journaliste de Fox 2, celle qui avait prononcé son discours anti-raciste en 1963 aux côtés de Martin Luther King retrouverait dans sa ville natale la même actualité des luttes progressistes, pour la réforme d’une police marquée par un racisme culturel et structurel.
Interprétée comme symbole français de la diversité et de la défense des valeurs républicaines dans le discours du président Macron, Joséphine est d’abord perçue à Saint-Louis comme une pionnière des luttes qui ont rendu possible l’émergence du mouvement Black Live Matter (BLM). C’est cette Joséphine-là, pionnière de l’activisme militant, qu’a choisie de mettre en lumière Tishaura Jones, la première femme noire américaine élue maire de Saint-Louis le 21 avril 2021, dans son discours prononcé à Washington University, lors de la commémoration organisée par le centre d’excellence French Connexions : « Joséphine, née à Saint-Louis, incarne à elle seule ce qui distingue notre ville. De l’affaire Dred Scott au mouvement Black Lives Matter, en passant par la grève de Funsten Nut, notre ville a été un pionnier méconnu des droits civiques, qui n’a pas toujours reçu son dû. Josephine a fièrement mis Saint-Louis sur le devant de la scène de la manière la plus puissante et la plus profonde qui soit, conservant avec elle les valeurs que nous célébrons, sans que jamais la gloire ne les lui fasse oublier ». Tishaura Jones inscrit ainsi l’action de la militante dans une histoire longue, celle de l’arrêt Dred Scott (jugement rendu par la Cour suprême le 6 mars 1857 selon lequel le fait d’avoir vécu dans un État ou un territoire libre – le Missouri en particulier – ne conférait pas à Dred Scott, un esclave, le droit à la liberté), jusqu’à BLM, en passant par une grève victorieuse moins connue, celle des ouvrières noires qui firent grève en 1933 à l’usine de noix de pécan « Funsten », afin obtenir l’ égalité de salaire avec les ouvrières blanches.
Ainsi, alors qu’à Paris le président Macron inscrivait Joséphine dans un universalisme héritier des Lumières, à Saint-Louis, le même jour, par la voix de Tishaura Jones, le destin de Joséphine était intimement lié au destin de la communauté noire de sa ville natale. Pour le premier, Joséphine est « Noire défendant les noirs, mais d’abord femme défendant le genre humain », ajoutant plus loin « Et que nul aujourd’hui ne fasse mentir ou ne détourne son combat universel ! Ce n’était pas un combat pour s’affirmer comme noire avant de se définir comme Américaine ou Française ; ce n’était pas un combat pour dire l’irréductibilité de la cause noire, non ».
Inversement, Tishaura Jones inscrit l’action de Joséphine à Saint-Louis, depuis Saint-Louis, en citant ses paroles lors de son concert de retour dans sa ville natale, le 3 février 1952, devant un public dont elle avait imposé la mixité raciale : « Après son concert, elle prononce un discours passionné, posant la question cruciale qui résonne encore aujourd’hui dans nos esprits : « Américains, les yeux du monde entier sont braqués sur vous. Comment pouvez-vous espérer que le monde croie en vous et respecte votre promesse de démocratie tandis que vous traitez vous-même vos frères de couleur comme vous le faites ? »
En somme, la réception de Joséphine à Paris et à Saint-Louis diverge quant à l’interprétation à donner à son combat idéologique : dans le discours du Panthéon, Joséphine représente les valeurs d’une fraternité universelle héritière de la Révolution de 1789 (« Vous entrez dans notre Panthéon parce que, née américaine, il n’y a pas plus française que vous ») ; de l’autre, dans le discours de Tishaura Jones, Baker continue d’inspirer la communauté noire américaine dans sa lutte contre un racisme systémique toujours d’actualité. Dans les deux cas, Joséphine joue toujours un rôle brûlant dans l’actualité politique de nos deux pays.
Lionel Cuillé est Teaching Professor of French studies à la Washington University in St. Louis et directeur du French ConneXions cultural center
Références de l’article :
Missouri History Museum.
Entretien radiophonique avec Lois Conley.
Discours d’Emmanuel Macron au Panthéon, 30 novembre 2021.
Discours de madame la Maire, Tishaura Jones, à la Graham Chapel, Washington University in Saint Louis, 30 novembre 2021.