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Où allons-nous ? Faire d’une tragédie collective une aubaine

Par Nathalie Etoké

S’appuyant sur la pandémie et ses répercussions sur la population, Nathalie Etoké répond à la question posée par la Nuit des Idées, « où allons-nous ? », en soulignant que cette période a révélé les disparités sociales. Cachés derrière nos masques, notre attention se porte sur ceux qui sont, d’habitude, les laissés-pour-compte de la société.

Nous entrons dans la troisième année d’une pandémie qui n’a pas encore dit son dernier mot. Beaucoup l’espérait passagère, elle s’éternise. Elle nous accorde une trêve estivale. Le temps passe. La pandémie ne passe pas. Le vaccin divise. La rationalité s’incline parfois devant l’hystérie complotiste. Delta. Omicron. Le virus se métamorphose. Sommes-nous au bout de nos surprises ? Les médecins s’écharpent sur les chaînes d’information continue. Certains imaginent la fin du cauchemar. D’autres voudraient retourner au temps d’avant. Beaucoup s’interrogent sur le monde d’après. Si gouverner c’est prévoir, l’imprévisibilité du virus déstabilise les gouvernants qui naviguent à vue.  

Je me souviens encore de la première vague qui plongea l’humain dans la stupeur. La mort et la peur de mourir paralysèrent l’existence. Le malheur n’était plus l’attribut particulier de l’Afrique subsaharienne ou d’Haïti, ces espaces vers lesquels l’Occident braque ses caméras afin de se rassurer sur son bien-être. La catastrophe et la détresse s’enracinèrent dans les pays où l’on croit avoir réponse à tout, où l’on souhaite congédier la mort, vivre comme si le bonheur était un dû, comme si le malheur n’arrivait qu’ailleurs. La guerre en Ukraine prouve une fois de plus que l’Occident a tort. Nos frontières dorées n’ont pas permis d’éloigner le virus, et elles n’ont désormais plus rien de murs que les guerres ne peuvent ébranler. Démunis face à un virus inattendu, nos dirigeants imposèrent la prison à domicile à des citoyens abasourdis. Tous les jours de la semaine ressemblaient à un dimanche sans fin. Les villes étaient aussi muettes que les campagnes. Seules, les sirènes des ambulances interrompaient la torpeur.  

Pendant quelques mois, il régna une atmosphère de fin du monde. Le soir, suspendus aux fenêtres ou debout au balcon, les citadins exprimaient leur gratitude au personnel médical. Les salves d’applaudissements brisaient le silence assourdissant du huis clos. Révélaient-elles un désir de nouer du lien, d’appartenir à une communauté bienveillante alors que nous étions isolés dans nos quatre murs, parfois en proies à la tyrannie de l’angoisse, à la dépression, à l’isolement, à la violence ? Si le confinement permit à certains de s’épanouir et de changer de vie, d’accueillir des naissances qui tordaient le cou à la mort, il provoqua chez d’autres des déchirements, des séparations. Source d’une plénitude factice, l’agitation du quotidien disparut. La fragilité de la vie, l’hyperconscience de la mort et du danger, la quête de sens et la perte de sens face à un futur incertain rythmaient l’existence confinée. Fermer les yeux sur la souffrance devint impossible. La Covid-19 était la chose la mieux partagée au monde. 

Où allons-nous ? Cette question témoigne d’une destinée commune. La Covid-19 nous enseigne l’humilité face à l’inconnu, le devoir de solidarité et la responsabilité collective. Aucun pays ne s’en sortira tout seul. Le virus voyage. Il faudrait transformer la tragédie collective en opportunité, examiner les possibles d’un monde où le partage remplace l’exploitation. Un monde où le voisin et l’étranger incarnent le prolongement de mon humanité, ne suscitent plus immédiatement la peur ou le conflit. 

 

Les invisibles deviennent visibles 

Il y a deux ans, à New York ou en région parisienne, la foule impatiente subissait l’attente devant les supermarchés. Dans les pays dits développés, quand on en avait les moyens, il suffisait de pianoter sur son téléphone ou son ordinateur pour voir atterrir devant sa porte : des courses, un plat chaud, de l’alcool ou des livres. Télé travail. Zoom. Distanciel. Assignée à résidence et protégée, une partie de la population découvrit une nouvelle manière de travailler. L’autre n’avait pas le choix, elle se mettait en danger. Souvent issus des minorités, les caissières, les éboueurs, les livreurs, les chauffeurs de bus, les conducteurs de métro, les assistants des personnes âgées, eurent droit à une visibilité exceptionnelle.  

Face à un discours populiste et xénophobe qui envisage l’Autre comme un problème à résoudre, la pandémie révéla qu’il est un travailleur essentiel dont le labeur ingrat facilitait la vie des confinés. Cette personne se levait tôt et se couchait tard pendant que nous étions en sécurité, incarcérés à domicile. Ses enfants, victimes de décrochage scolaire, rencontrèrent aussi des difficultés pour se nourrir. Le repas quotidien servi à la cantine disparut. L’enseignement à distance, ne tenait pas compte des disparités raciales et socio-économiques. Tout le monde n’avait accès ni à un ordinateur ni à l’internet ni à des parents capables de se substituer aux éducateurs.  

On ne saurait se contenter d’applaudir ou de dire merci à ces forçats anonymes. L’exposition au virus leur coûta parfois la vie. Allons-nous continuer à vivre dans une société qui accepte des mécanismes d’exploitation et de marginalisation économiques ? Comment ne pas songer à l’extravagance et au mépris du deuxième homme le plus riche au monde ? Au retour de son escapade privée dans l’espace en pleine pandémie, il remercia les employés de son entreprise et ses consommateurs. Réceptionner des colis dont les délais de livraison sont de plus en plus courts nous réjouit. Bon gré, mal gré, nous participons à une chaîne d’exploitation capitaliste. Elle ne se soucie ni des conditions de travail atroces des individus ni des impacts environnementaux de l’hyperconsommation.  

Dans le monde d’avant, le voile de l’indifférence et de l’invisibilité recouvrait les besogneux. En attente et dépendant des services qu’ils nous rendirent pendant le confinement, nous ne pouvions plus détourner le regard, faire semblant de ne rien voir. La pandémie nous dessilla les yeux. Il y eut comme un effet de loupe sur les disparités sociales et économiques qui existaient avant la crise sanitaire. Affirmer que les immigrés ne travaillaient pas, qu’ils se contentaient de toucher les aides sociales témoignaient d’une mauvaise foi ou d’un déni de la réalité. Nous vivons dans une société apathique qui accable les pauvres tout en s’accommodant de leur souffrance.  

La crise actuelle, nous contraindra-t-elle à imaginer une société moins inégalitaire, une société où le bien être des uns ne s’obtient pas aux dépens des autres ? L’interrelation, –je suis parce que nous sommes–, implique une réciprocité entre l’individu et la société à laquelle il appartient. Prendre soin de soi, c’est aussi prendre soin de l’autre et vice versa, créer un monde commun où l’interdépendance devient possible dans un rapport équitable. 

 

Bas les masques

En 2020, nous prîmes des habitudes qui perdurent. Jusqu’ici caché sous le masque de l’arrogance, de la gaieté affectée ou de l’indifférence, la vulnérabilité s’affiche désormais sur nos visages à moitié couverts par l’effroi. Les regards se croisent. Le sourire et l’angoisse se lisent dans les yeux. 

Naguère si rassurante, la chaleur des corps, est désormais proscrite. Il faut éviter les embrassades, respecter les gestes barrières, rompre le lien charnel. L’aliénation sociale érigée en mode de protection. Rien ne saurait se substituer à la caresse, à l’étreinte. Allons-nous vers un monde où toucher l’autre deviendrait mortel ? Des humains qui ne peuvent plus se toucher, sont-ils encore humains ? Où allons-nous ? Quelle humanité sommes-nous en train de créer, de devenir, d’accepter ? Dans le monde demain, on devra réapprendre à s’embrasser, à se toucher, à se serrer les uns contre les autres sans craindre de mourir. 

 

Quand le racisme nous sort de la torpeur 

Le racisme et la violence policière troublèrent l’état de sidération dans lequel la pandémie nous plongea. Même en période de crise sanitaire globale, certains démons s’avéraient forts et plus vivants que jamais. Diffusée dans un espace numérique transnational, la vidéo de l’assassinat de George Floyd devint virale. Cet événement tragique engendra une chaîne de solidarité antiraciste à travers le monde. Des rebellions urbaines eurent lieu dans plusieurs villes américaines, une manifestation sans précédent fut organisée à Paris, on déboulonna des statues en Angleterre, les Noirs du Moyen Orient se firent également entendre, les populations aborigènes en Australie dénoncèrent le racisme systémique.  

Certains affirmèrent que le racisme était une pandémie qui dévastait les États-Unis depuis quatre cents ans. Une conscience antiraciste globale s’exprimait dans la rue et sur les réseaux sociaux. Où allons-nous ? Une partie de la société semble plus encline à reconnaître et à dénoncer le racisme. Une autre estime en revanche que l’antiracisme actuel, c’est du racisme anti-blanc. Si l’on peut se réjouir de la présence d’un désir de justice sociale que dire de son pendant négatif : la montée du populisme, du racisme et de la xénophobie ? Que dire de cette tendance à réduire l’humain à la race, à supprimer cette partie intime de soi qui permet de s’identifier à l’Autre ?  S’agit-il d’un jeu à somme nulle ? 

Nous traversons une nuit dont la fin demeure lointaine. La pandémie, c’est l’omniprésence du tragique dans l’air que nous respirons. La vie porte le deuil. La mort des autres. La mort du proche. La mort de masse. La peur de mourir… Depuis quelques temps, se comporter comme si la mort n’existait pas s’avère impossible. Nous sommes pourtant en vie. Le pire est-il derrière ou devant nous ? Peu importe, il s’agit de vivre, de faire confiance à la vie. Le nostalgique pleure le monde d’avant. Il accouche d’un futur mort-né.  

Où allons-nous ? Vers un monde plus juste qu’il nous incombe de créer. Personne n’est à l’abri. Les uns ne s’en sortirons pas sans les autres : Nous périrons ou nous survivrons ensemble.

 

Nathalie Etoké est maîtresse de conférences en études francophones et africaines au Graduate Center, CUNY. Elle est spécialisée dans la littérature et le cinéma de l’Afrique subsaharienne francophone, les études françaises noires, les études queer en Afrique et dans les Caraïbes, et la pensée existentielle africaine. Ses recherches portent sur les luttes actuelles pour la justice sociale et la liberté des personnes d’origine africaine dans le monde entier, en tenant compte des conséquences de l’esclavage racial, du colonialisme et de la violence sexuelle dans la longue durée de l’impérialisme depuis 1492.

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