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Où allons-nous ? Vers les États-Unis d’Europe

Par Hugo Toudic

Comment l’Union européenne pourrait-elle s’inspirer des « Papiers fédéralistes » ? Cette véritable bible laïque de la République américaine, œuvre de James Madison et Alexander Hamilton, offre une réflexion sur la souveraineté qui devrait, selon Hugo Toudic, servir de fondement aux interrogations des européens. Alors que l’invasion de l’Ukraine par la Russie oblige à repenser la question de la souveraineté, l’UE trouve un nouveau souffle et redevient un horizon pour répondre à la question « où allons-nous ? ».

L’Européaniste – Article 1 
APRÈS une épreuve non équivoque de l’inefficacité du Gouvernement fédéral actuel, vous êtes appelés à vous prononcer sur une nouvelle Constitution pour l’Union Européenne. […] On a souvent remarqué qu’il semblait réservé au peuple de ce pays de décider de cette importante question : si les hommes sont capables de se donner un bon Gouvernement par réflexion & par choix, ou s’ils sont condamnés à recevoir toujours leur Constitution politique du hasard et de la force. Si cette observation est juste, la crise où nous sommes peut-être vue comme le moment où nous devons répondre à ce problème ; & un mauvais choix, dans les mesures que nous avons à prendre, deviendrait un malheur universel pour le genre humain.

Le lecteur attentif aura remarqué que L’Européaniste n’existe pas. Du moins, pas encore. Cette citation n’est rien d’autre que l’exorde d’un texte que tout Américain a étudié en cours d’éducation civique : Le Fédéraliste. Presque entièrement écrit par James Madison et Alexander Hamilton lors du débat de ratification de 1787-1788, ce recueil de 85 essais adressé aux New Yorkais devint rapidement la bible laïque de la République américaine. À vrai dire, aucun autre pamphlet politique n’a acquis tant de gloire et de louanges. Le Fédéraliste est le texte le plus cité dans les décisions de la Cour Suprême, il imprègne la plupart des discours électoraux des politiciens, et un de ses rédacteurs a même été mis à l’affiche à Broadway il y a peu. Les Pères fondateurs n’ont pas fait que léguer une république à leurs héritiers : ils y ont également attaché une sorte de manuel d’utilisation. Au fil des 85 essais, comptant des centaines et des centaines de pages, le lecteur découvre les espoirs et les doutes des défenseurs du nouveau gouvernement fédéral. À un moment donné, une telle longueur et une telle profondeur semblent même superflues ; l’affaire n’avait-elle pas déjà été conclue ? Pas si vite. 

Le lecteur ne devrait pas se contenter de la lecture du Fédéraliste, car ce n’est qu’un fragment d’une histoire bien plus complexe. Madison et Hamilton n’ont pas décidé d’écrire les 85 essais du Fédéraliste par plaisir ; ils y ont été contraints. Madison fut peut-être le premier à ressentir l’urgence d’écrire une réponse fédéraliste à toutes les critiques que la Constitution proposée recevait. Dans une lettre du 21 octobre 1787 à son ami Edmund Randolph, James Madison écrit : « Un nouveau combattant cependant, avec beaucoup d’adresse et de plausibilité, frappe à la fondation […] toute l’orientation de [son] écrit, paru en plein cœur de cette grande crise de notre politique, [est] profondément nuisible ». En effet, trois jours auparavant, une lettre avait été publiée dans le New York Journal sous le nom de Brutus. En choisissant ce pseudonyme romain, le plus ardent opposant à la Constitution montrait qu’il était résolu à sauver l’âme de la république des ambitions tyranniques du camp fédéraliste. La réaction fédéraliste arriva le 27 octobre 1787, et commença par un texte identique à celui ouvrant cet article, à quelques ajustements près. Après cette courte digression, j’ose espérer que le lecteur comprend mieux la raison pour laquelle la prose de Hamilton paraît si vive. Les Fédéralistes savaient à quel point l’impact des arguments de Brutus sur le public américain était fort. Ils devaient donc non seulement amorcer un dialogue, mais aussi proposer un démenti convaincant.  

Madison et Hamilton s’inquiétaient des arguments de Brutus pour une raison en particulier : son utilisation d’une arme de destruction massive : De L’Esprit des Lois. Dans sa première Lettre en effet, Brutus rejetait péremptoirement la Constitution proposée car elle contredisait les enseignements de Montesquieu sur la taille convenable de la république.  

L’adage dit que « nul n’est prophète en son pays », et il s’applique admirablement à Montesquieu. Sa philosophie politique fut bien plus discutée, débattue, et parfaite de l’autre côté de l’Atlantique qu’en sa propre patrie. Il donna aux Pères fondateurs américains les outils conceptuels à même d’échapper à la plupart des écueils intellectuels hérités des anciens philosophes européens. Alors que Bodin et Hobbes avaient revendiqué que la souveraineté ne pouvait être divisée, Montesquieu traça le chemin d’une compréhension graduelle de la souveraineté. Les Etats pouvaient maintenir certaines prérogatives souveraines tout en en abandonnant d’autres, comme le droit de déclarer la guerre et de battre monnaie. Alors que ces mêmes auteurs avaient expressément insisté sur l’importance d’un souverain tout-puissant, Montesquieu conçut la séparation des pouvoirs comme la seule manière de créer et de préserver la liberté politique. Alors que tous les philosophes avaient soutenu que les républiques appartenaient au passé, Montesquieu fit la distinction entre les vieilles républiques et les modernes, plus fondées sur la prospérité économique, et moins sur la vertu. Il ouvrit même la voie, comme Hamilton l’avait remarqué, à une forme démocratique de fédéralisme. 

Il y a à peine quelques mois, alors que la France prenait la présidence tournante du Conseil européen, l’Union européenne était prise dans des controverses politiques apparemment insolubles. Pas un jour ne s’écoulait sans un nouveau livre dénonçant le pouvoir démesuré de l’UE sur ses membres. Ces critiques n’étaient pas en soi dépourvues de pertinence, mais leur trop fréquent échec à reconnaître leurs prémices conceptuelles les rendent stériles. La plupart des discours politiques exigeant le retour d’une vraie France ou Italie souveraine s’appuient sur une vision hobbesienne ou rousseauiste de la souveraineté, dans laquelle l’Etat-nation bénéficie d’une autorité complète. Aujourd’hui cependant, alors que l’invasion russe en Ukraine a rendu le monde plus instable et dangereux que jamais, le paradoxe réside en ce que les États européens semblent être plus indépendants au sein de l’Union européenne qu’en dehors d’elle. La république fédérative défendue par Montesquieu et établie par la Constitution des Etats-Unis avait précisément pour objectif premier de permettre aux Etats républicains de se défendre contre les empires despotiques. 

La sempiternelle complainte à propos de l’absence d’un peuple européen constitue un autre argument contre la fédéralisation de l’Europe. Ceux qui regrettent cette absence s’empressent de souligner que les États-Unis furent en mesure de former une république fédérative seulement parce qu’ils étaient déjà un peuple unifié. C’est non seulement tout à fait faux, mais encore cela ne tient pas compte des nombreux processus qui interviennent dans la création d’un peuple. Il est certain que l’UE vit actuellement un « moment ukrainien ». Aujourd’hui, le président Zelinsky demande l’aide du peuple européen dans son ensemble. Tout à coup, au milieu de la plus grande crise de notre époque, Français, Allemands et Polonais se rassemblent non seulement parce qu’ils réalisent qu’ils partagent des valeurs démocratiques, mais aussi parce qu’ils sont maintenant prêts à se battre pour elles. Les peuples s’unissent dans l’adversité. 

Les Européens, ainsi que leurs homologues américains, sont les héritiers des Lumières. On ne les forcera pas à rejoindre un nouvel empire, mais on peut les persuader d’entrer dans une nouvelle fédération républicaine. La création d’une nouvelle opinion publique européenne, inspirée d’échanges de haute qualité, constituerait un bon point de départ. Pourquoi ne pas imaginer un débat passionné dans la presse européenne entre les partisans et les opposants à une nouvelle Union européenne ? Après Le Fédéraliste, il est temps d’écrire L’Européaniste.
 

 

Doctorant de philosophie à Sorbonne-Université et l’Université de Chicago-CNRS, Hugo Toudic est spécialiste de l’influence de la philosophie politique de Montesquieu sur les idées des Pères fondateurs américains. Son domaine d’étude englobe la politique et la philosophie morale, l’histoire de la jeune République américaine, et le droit constitutionnel.

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