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Où allons-nous ? (Re)construire ensemble

Par Yann Perreau

Se demander « Où allons-nous ? » dans un monde marqué par la pandémie, la catastrophe climatique et la guerre, c’est se demander ce que nous désirons (re)construire ensemble. Ce terme, ensemble, est fondamental, il est au cœur de nouveaux mouvements sociaux et politiques qu’on a vu apparaitre aux Etats-Unis comme en Europe.

Puisqu’il s’agit de se demander pour cette nouvelle nuit des idées « Où allons-nous ? », et donc de ce que nous pouvons (re)construire ensemble, je partirai d’abord de ce qui a été détruit à mes yeux, en m’appuyant sur mon expérience vécue, singulière. Pour mes ami∙e∙s américain∙e∙s qui nous lisent j’aimerais aussi, par la même occasion, évoquer ce que signifie l’Europe, alors que la France a pris début 2022 les rênes du Conseil de l’Union européenne.

Citoyen français de quarante-quatre ans, je fais partie de celles et ceux qui ont grandi en voyant l’ancienne CEE, la « Communauté Commune Européenne » se transformer en UE, « l’Union Européenne » telle qu’elle existe aujourd’hui. Toute mon enfance et mon adolescence ont été rythmés par ces moments, éminemment romanesques à mes yeux, où un nouveau pays nous rejoignait afin de construire ensemble ce grand projet politique et économique commun. De neuf à dix, puis douze, quinze, jusqu’aux vingt-sept actuels.

Je me souviens plus particulièrement de l’entrée de l’Espagne et du Portugal dans l’union en 1986. J’avais neuf ans alors et je rêvais de descendre dans le sud, rencontrer mes nouveaux compatriotes. J’imaginais des vallées gorgées d’agrume, image d’Épinal inspirée par la mascotte de la dernière Coupe du Monde de foot, qui s’était déroulée en terre hispanique en 1982. « Naranjito », le bonhomme-orange au large sourire, était resté gravé dans ma mémoire. Il apparaissait aussi sur tous les stickers Panini des joueurs, qui tapissaient la chambre de mes grands-frères.

Puis il y eut la chute du mur de Berlin en 1989, et avec cet événement extraordinaire, l’ouverture soudaine du « bloc soviétique », soit tout l’est du continent, jusqu’ici impénétrable. Mon frère ainé partit Outre-Rhin voir cela de plus près, il revint à Paris avec un petit bout du mur. Quinze centimètres à peine de béton, avec ce bout de graffiti encore apparent à la surface. Une ruine miniature, et une sorte de talisman pour bâtir notre avenir dans une Europe enfin réunie. Enfin le référendum de Maastricht de 1992 fut je crois, pour ma génération, l’événement politique majeur de notre entrée dans la citoyenneté. Un « petit oui » certes, 51 % à peine des Français s’étaient prononcés pour, mais un « oui massif » des jeunes, qui s’étaient mobilisés afin d’acter dans les urnes leur adhésion au projet européen.

Je me rappelle le passage à l’Euro, cette monnaie unique qui remplaça notre vieux franc, et l’ouverture de toutes les frontières, au sud, au nord, à l’est et à l’ouest de l’hexagone. Plus besoin de visa ni de déclaration de douane, des copains de lycée sautaient alors dans un train sur un coup de tête, aller-retour pour une nuit, juste pour aller voir à quoi ressemblait Séville, Bruxelles ou Munich, comme on le faisait jusqu’ici avec Marseille ou Lille. « Soyons les États-Unis d’Europe ! » déclarait déjà Victor Hugo à l’Assemblée nationale, le 1er mars 1871. Mon attirance pour votre grand pays, cette fédération de 50 États dont on peut franchir les frontières sans visa, vient en partie de là.

Aujourd’hui, c’est le phénomène inverse qui domine. « Exit », entend-on partout, Brexit, Frexit, Calexit ! La destruction potentielle du grand projet européen, c’est la menace qui se concrétisa brutalement un soir de 2002, au second tour de l’élection présidentielle française. J’habitais Londres à l’époque, je me souviens de ma stupéfaction en voyant apparaitre sur l’écran de télévision le visage de Jean-Marie Le Pen, ce populiste d’extrême droite qui voulait retirer la France de l’UE. Triste ironie du sort, c’est précisément ce pays-là, outre-Manche, cette île où je m’étais pourtant senti au cœur même de l’Europe quand j’y habitais à vingt-cinq ans, qui choisirait de quitter l’union européenne le 31 janvier 2020. Brexit donc, et rebelote avec la fille du populiste français, qui veut elle aussi nous isoler du reste du continent.

L’Histoire semble bégayer à cet égard, ce qui est toujours dangereux. On parle parfois des similitudes inquiétantes entre notre situation actuelle sur le vieux continent et les années Trente. L’Europe serait gagnée par les même maux qui précipitèrent le monde dans la Second Guerre Mondiale : nationalisme, populisme, repli sur soi, xénophobie. Le problème est devenu mondial, il menace presque toutes les démocraties libérales, à commencer par les États-Unis qui sortent à peine de quatre années marquées par ces mêmes périls, revendiqués par l’ancien président-milliardaire comme des qualités. *

Ici, depuis l’élection de Joe Biden, on ne parle pas de (re)-build mais de build back. « Build Back Better », credo de campagne du candidat démocrate et programme économique mis en œuvre depuis son arrivé au pouvoir. L’expression renvoie au passé (« back »), sans que l’on sache clairement s’il s’agit d’un « avant la pandémie » ou « avant Trump » (lorsque l’actuel président était le « vice » du président Obama). Le « Better » est sans doute ce qu’il faut retenir, ce « mieux » signifiant, expliqua à plusieurs reprises le président Biden, la possibilité enfin retrouvée selon lui d’une vie meilleure, plus de protection sociale, ou encore des mesures pour protéger l’environnement.

Build Back together propose aussi une initiative citoyenne née dans la foulée de l’élection de 2020. « Building Back Together fait avancer le programme politique “Build Back Better” de l’administration Biden-Harris et diffuse efficacement les effets positifs de ces politiques progressistes auprès du peuple américain », lit-on sur le site consacré. « Notre nom est intentionnel, précise l’argumentaire : nous ne pouvons pas faire ce travail seuls. »

Ensemble. Tel est le titre du nouveau livre de l’écrivaine et intellectuelle d’origine turque Ece Temelkuran, qui a pour sous-titre 10 choix pour un meilleur présent. « Ce mot, très ancien dans toutes les langues, écrit-elle, a dû être inventé pour nous aider à survivre, ou pour raconter l’histoire de la survie. Les verbes qu’il évoque – se réunir, se joindre à, graviter en direction de l’unité, s’intégrer, admettre les différences tout en se rassemblant – peuvent paraitre  désuets aujourd’hui. » Et pourtant. Dans son pays, la possibilité même « d’être ensemble » s’éloigne chaque jour un peu plus.

La Turquie est dirigée depuis des années par un président despote, qui semble suivre envers son peuple le vieux dicton du Prince de Machiavel : « diviser pour mieux régner ». La République de Turquie était pourtant, à sa création par Mustafa Kemal Atatürk en 1923, un modèle de démocratie à certains égards, où les femmes eurent le droit de vote bien avant tous les pays occidentaux. Aujourd’hui, c’est devenu l’État où le plus de journalistes sont emprisonnés au monde.

L’année dernière, Ecce m’appelait de Zagreb où elle vit désormais en exil. Depuis dix ans elle reçoit fréquemment des menaces de mort sur les réseaux sociaux. Elle a aussi été accusée par le gouvernement actuel d’avoir « orchestrée les mouvements protestataires de Gezi en 2013 », un journal proche du président Erdogan a même précisé le numéro de son siège, sur son vol pour Ankara, « au cas où quelqu’un voudrait lui régler son sort ».

La Turquie est un pays que je connais bien, je m’y suis marié, et ma femme y est née. La plupart de mes proches ont quitté aujourd’hui Istanbul, Ankara ou Izmir, pour vivre à l’étranger. Ils craignent même comme Ece d’être arrêtés s’ils revenaient dans leurs pays d’origine, pour le simple fait d’avoir participé aux manifestations de contre le gouvernement dans le parc Gezi. « Les vraies souffrances de l’exil se vivent sans gloire, me confiait Ecce au téléphone lors de notre entretien l’année dernière. Dans la solitude, voir la honte ».

Et puis elle a voulu regarder vers demain, comprendre si l’on pouvait toujours « agir ensemble » aujourd’hui, pour construire un meilleur avenir. Non en des termes vagues, théoriques, mais en tant observant des situations très pratiques qui illustrent de nouvelles formes de vivre et d’agir ensemble. Elle a parcouru la planète, puisant son inspiration dans ces mouvements citoyens qui ont émergés ici et là ces dernières années : Occupy Wall Street, Printemps arabes, mouvement des jeunes pour le climat, Black Lives Matter, etc.

Constatant que « les institutions tant nationales qu’internationales ont perdu les derniers reliquats de leur prestige ces dernières années », elle fait l’éloge de ces « nouvelles formes d’événements politiques positifs », « des anticorps » comme elle les appelle, qui nous aident face à la montée du populisme, des fake news, de l’antidémocratisme. « Ce qui est vrai de tous ces événements politiques, écrit-elle, c’est qu’ils se sont produits lorsque nous étions tous ensemble. Par conséquent, ensemble est le seul mot potentiellement dangereux que je choisis d’inclure comme une composante de ce nouvel anticorps politique et moral. »

« Potentiellement dangereux », le mot « ensemble » ? Dans certains pays, le simple fait de se rassembler est réprimé par la loi. Pour mon dernier livre, j’ai interviewé de jeunes activistes du climat qui furent emprisonnés dans leur pays, en Chine, en Russie, en Ouganda, par le simple fait d’avoir manifesté ensemble pour un monde moins pollué. Arshak Makichyan tient depuis des années son piquet de grève solitaire, chaque vendredi, sur la place Pouchkine de Moscou, parce que c’est la seule forme de manifestation qui y est tolérée. Le 25 octobre 2019 il était arrêté par la police sur cette place, puis emprisonné pendant deux semaines. Son crime ? S’être retrouvé avec deux de ses camarades, « ensemble, pour une fois » m’a-t-il confié, pour manifester à son emplacement habituel à l’occasion de la grève mondiale pour le climat.

Seule, isolée dans son pays d’origine, la Chine, où l’environnement reste un sujet tabou, la jeune Howey Ou s’est également retrouvée derrière les barreaux à plusieurs reprises. Elle a appris à mettre un VPN sur son ordinateur afin de se connecter au reste du monde sans que les autorités puissent la surveiller, elle se connecte en ligne avec ces camarades de Fridays For Future qui œuvrent comme elle à lutter contre le réchauffement climatique aux quatre coins du globe. Après des années de persécutions chez elle, elle a finalement rejoint l’Europe pour s’impliquer dans une ZAD (« Zone A Défendre ») en Suisse.

Ece Temelkuran a tiré une leçon du confinement : « Diriger un pays est beaucoup plus facile quand les gens ne peuvent pas physiquement se réunir et rester ensemble. » Plus de manifestation, de grève, plus d’appel à descendre dans la rue. La France, où j’ai vécu avec ma famille ces deux dernières années en raison de la pandémie, n’est certes pas la Turquie ou la Chine. Si la « loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid 19 » votée dès mars 2020 a impliqué plusieurs interdictions inédites, si certaines mesures ont même semblées dignes de l’union soviétique à quelques-uns de mes amis américains (« comment, vous ne pouviez plus sortir de chez vous si vous n’aviez pas sur vous une autorisation de déplacement pour motifs prioritaires ? »), je me réjouis de nos libertés individuelles, toujours préservées des deux côtés de l’Atlantique, comparé à tant d’autres pays.

En Californie, où j’ai choisi de me réinstaller avec ma famille après la pandémie, l’entraide et la solidarité que je redécouvre sans cesse, à de nombreuses occasions, m’inspirent plus que jamais. Et tant pis pour les esprits chagrins qui n’aimeraient voir que les divisions à l’œuvre dans ce vaste pays qui malgré ses crises, ses déchirures, ses tensions, a toujours su se réinventer. Récemment, pour un reportage, je suis allé voir comment une propriété qui avait été spoliée par la ville de Manhattan Beach à ses propriétaires afro-américains par pur racisme, au siècle dernier, allait enfin être restituée à leurs descendants. C’est grâce à l’action conjointe, solidaire, d’une activiste, de membres de cette famille et d’élus de tous les bords que la « plage des Bruce » pourra bientôt être restituée à cette famille.  

« Le cas de Bruce Beach va faire école, et inspirer d’autres États du pays à prendre des mesures similaires », m’a expliquée l’élue municipale Janice Hahn, à l’origine d’un décret de loi pour acter l’initiative. Le décret en question fut voté à l’unanimité par tous les élus, républicains autant que démocrates, au Sénat et à la Chambre des Députés de Californie. De quoi redonner de l’espoir à cet American dream, que je croyais définitivement enterré par quatre ans de présidence Trump, ce rêve que j’avais déjà bel et bien vécu, partagé avec tant d’autres immigrés comme moi lorsque je m’installai pour la première ici en 2007 et que j’assistai, émerveillé, à l’élection du premier président afro-américain des États-Unis d’Amérique, lui-même fils d’immigré, ce rêve auquel j’ai consacré un livre en 2007.

« L’Amérique signifie toujours deux choses », rappelle Wim Wenders dans un essai écrit en 1984, The American Dream : «un pays délimité dans l’espace, les États-Unis d’Amérique, et l’idéal qui va avec, l’American dream. Aucun pays au monde ne s’est autant vendu et n’a envoyé ses images, sa propre image, avec autant de force, aux quatre coins de la planète. » A Los Angeles, capitale mondiale de l’industrie de l’image et usine à rêves ou chimères hollywoodiennes, l’un de mes exercices préférés consiste à lire les billboards, quand je conduis. Sur Sunset Boulevard, vers Silverlake, on passe devant un panneau représentant une scène bucolique : dans un parc, des personnes sont occupées à des activités en plein air, une femme regarde au loin avec des jumelles, un cycliste passe derrière elle.  « Nous pouvons faire cela ENSEMBLE », est-il écrit (We can do this TOGETHER). Quel est ce « this » ? « Soyez en sécurité dehors » (Beoutdoorsafe.org) est indiqué en dessous.

Je comprends l’objectif de cette campagne publicitaire, qui a pour but, de responsabiliser tout un chacun dans la nature. Apprendre à camper ou faire une randonnée sans polluer ou déclencher un incendie. Et « en respectant les gestes barrières » est-il précisé. J’en ressens toutefois une forme de tristesse : faut-il donc que le « vivre ensemble » soit aujourd’hui réduit à la sécurité, la préservation de l’environnement ou la lutte contre le coronavirus ? N’y a-t-il pas des motifs plus positifs, plus constructifs de dialoguer et interagir avec ses semblables ? En un sens, c’est déjà un premier pas, celui de la prise de conscience individuelle.

« Les jeunes de votre génération pensaient à ce qu’ils feraient à l’avenir, a déclaré Greta Thunberg lors d’un de ses discours, tandis que notre génération tâche de faire en sorte que cet avenir soit encore possible ». A chacune de ses interventions, la jeune activiste fait d’abord cette chose qui me semble essentielle : elle martèle les faits avérés par la science. Elle oppose aux fake news les données scientifiques à notre disposition aujourd’hui. Encore et toujours. Elle dit et redit la même chose, et insiste. Car elle a compris que la répétition avait ses vertus. Quel que soit le résultat obtenu, au final, et peut-être même si on oublie de chercher à obtenir un résultat.

« Déjà essayé. Déjà échoué, disait Samuel Beckett. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. » C’est comme le « re » de « (re)build together », cette redite entre parenthèses. Et puis Greta ne s’en tient pas qu’à cela, elle attire l’attention sur ses camarades qu’on connait moins qu’elle, notamment ses amis Arshak et Howey, qui sont aux avant-postes du réchauffement climatique dans leurs pays. Celles et ceux qui se parlent, se soutiennent, s’entraident, et s’évertuent ainsi à (re)construire ensemble leur avenir.

 

Yann Perreau vit entre Paris et Los Angeles, il est auteur, journaliste, critique. Il contribue à de nombreuses publications et a publié deux livres, California Dreamin’, portraits à la frontière du rêve américain (Intervalles, 2011) et Londres en mouvements (Autrement, 2005). Il participe à la Nuit des idées de Los Angeles le 9 mai 2022.

 

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