Skip to main Skip to sidebar

Où allons-nous ? L’heure est à la révolution !

Par Claire Sagan

Alors que les scientifiques tirent la sonnette d’alarme pour que nous agissions face à l’urgence climatique, le pouvoir reste dans les mains d’un petit nombre, au détriment de l’action individuelle, locale et solidaire. Pour Claire Sagan, il est urgent de révolutionner nos façons de prendre des décisions pour parvenir à un progrès commun, seul horizon souhaitable lorsqu’on se demande « où allons-nous ? ».

Où allons-nous? Dans un paysage temporel comme le nôtre, dont le continuum se trouve en permanence tiraillé sous l’effet d’éco-catastrophes multiples, qui nous poussent simultanément à agir et à ralentir pour penser, il se peut qu’une réponse désagréable et pessimiste à cette difficile question soit : droit dans le mur. Pour autant, je ne souhaite céder ni au pessimisme, ni à son pendant optimiste. Car l’un comme l’autre nous enjoignent à croire en la possibilité de connaître l’avenir. Le pessimisme envisage un futur sombre, quand l’optimisme le voit dégagé. Mais les deux se rejoignent pour considérer “le futur” de manière univoque. Il convient donc, dans un tel paysage temporel, de lutter contre cette dyade réductrice de l’espoir et du désespoir.  

Regardez le ciel, mais avec attention
Pour résister à ces deux tentations, et pour nous inciter à penser ensemble au cœur de l’urgence – à l’aide et à l’intérieur des formes nomades et éphémères auxquelles invite la Nuit des Idées -, permettez-moi de partir du récent film Don’t Look Up! Ayant été visionnée par un grand nombre d’entre nous, depuis l’espace – plus ou moins – protégé de nos foyers connectés – surveillés -, cette comédie apocalyptique a envahi les réseaux sociaux dans des proportions qui rappellent étrangement la parodie contenue dans cette œuvre, car elle représente avec justesse la folie nauséabonde et le spectacle narcissique sans borne de sa propre sphère médiatique pas si fictionnelle.   

Le film nous imagine, nous Terriens, confrontés à l’inéluctable collision de notre planète avec une comète, susceptible d’entraîner une extinction semblable à celle du Crétacé. À cette perspective, nous nous agitons, oscillant vainement entre un déni futile, une panique désespérée et un orgueil insensé. Les trois attitudes traversent les différents personnages du film. On y trouve aussi bien des scientifiques honnêtes (bien qu’en proie, par moments, à un histrionisme obsédé par les écrans, ou à la dépression, voire au désespoir), que des politiciens corrompus allant du néo-libéral au néo-fasciste, alliés à des entrepreneurs de la Silicon Valley lancés dans la course à l’espace et fantasmant sur la cryogénie aidée par l’intelligence artificielle. Jurant leurs grands dieux qu’ils maîtrisent parfaitement le processus de “sauvetage” de la Terre, ceux-là supplantent le discours scientifique et annihilent tout espoir d’une politique juste, tout en échafaudant des plans pour tirer profit des ressources naturelles de la comète. Trop obnubilées par la rumeur et le spectacle des réseaux sociaux pour s’inquiéter, les masses apathiques n’ont au demeurant pas les moyens de lancer ne serait-ce qu’un début d’action. Quand bien même certains envisageraient l’une ou l’autre, la mobilisation vire au désespoir, à la mélancolie et au nihilisme, tandis que les velléités d’action se résument à des appels impuissants – implorants, même – en direction des pouvoirs en place. C’est que la menace d’une collision avec une comète ne laisse aucune place à l’action directe. En dévier la trajectoire nécessiterait des moyens technologiques et financiers qui ne sont à la portée que des plus grandes entreprises et États. Jamais la dépendance des Terriens vis-à-vis de leurs élites politiques et économiques n’a été aussi prégnante, les laissant profondément infantilisés : dans le film, leur survie est placée entre les mains d’un personnage tragi-comique qui évoque les figures déjà caricaturales d’Elon Musk, de Steve Jobs et de Jeff Bezos.  

Unis en un sens, mais chacun chez soi face à son écran, nombre d’entre nous se sont sentis obligés de faire des suppositions sur le sens “réel” de cette comédie apocalyptique. “Bien au-delà qu’une fiction apocalyptique, c’est un film sur le changement climatique et la pandémie, entre autres”, pouvait-on lire encore et encore, article après article, sur les réseaux sociaux.

Des affaires bien terrestres, non dans l’espace
Mais si Don’t Look Up! a une force, il me semble qu’elle réside dans ce que le film ne montre pas; dans ce que cache son encouragement à regarder le ciel. À l’instar de Melancholia, le chef-d’œuvre tragique de Lars Von Trier – et un autre film qui imagine, bien que de façon plus diffuse, une collision avec une autre planète et met en scène le caractère radicalement vide de sens de la vie bourgeoise américaine – , l’ennemi se trouve en dehors de la Terre. Imminente, la catastrophe apparaît alors également radicalement hors de contrôle; mondiale, mais abstraite. La situation est soit complètement désespérée, soit, comme dans Don’t Look Up!, suspendue à une riposte qui ne peut être à son tour qu’abstraite et énorme, probablement sans précédent, reposant sur une technologie dite “haute” et des décisions pas vraiment démocratiques. L’allégorie invite à se représenter un monde homogène, dont le salut passe nécessairement par un contrôle total des élites économiques et politiques et des solutions technologiques composées de fusées conquérantes, toujours phalliques et immanquablement conçues à des fins d’extraction.  

En tant que forme, l’allégorie nous ramène toujours à la question de ses manques, de ses parties cachées et de ses zones d’ombres, en particulier dans le contexte urgent et souvent pétrifiant de l’écologie. L’allégorie peut parler de la réalité indicible, inexprimable et innommable; elle peut nous édifier sur le déni, la paralysie et l’apathie, ainsi que sur la nécessité d’agir, la fin du temps imparti et l’urgence qu’elle entraîne. Mais cette capacité réside essentiellement dans ce qu’elle ne représente pas, ce qu’elle omet, simplifie ou même efface.  

La difficulté ne tient pas seulement à ce que Don’t Look Up! prend la forme d’un divertissement humoristique pour dénoncer une société du spectacle distraite, narcissique et consumériste. L’exploit qui consiste à tordre les genres pour composer une comédie apocalyptique vient plutôt en l’occurrence au crédit du film que comme une limite. Ce que je considère comme une limite, en revanche, est la simplification inhérente à la figure de l’allégorie : en réduisant un si grand nombre de périls écologiques à une collision avec une comète, en les y externalisant, l’allégorie nous détourne des potentielles réponses aux catastrophes bien réelles, en même temps qu’elle met en évidence ces catastrophes dans son espace négatif. Cette simplification, de même que les absences évocatrices qui en résultent, soulignent que les éco-catastrophes ne sont, en résumé, pas une, mais multiples; pas totales, mais complexes, partielles et glocales; et que leur résolution ne saurait répondre à une logique descendante, mais nécessite une mobilisation totale et massive, consistant non pas en d’autoritaires – et encore moins d’exorbitantes – mesures politiques ou d’experts, mais dans une myriade d’usages fragmentés qui font système. Notre problème n’est pas Un et il ne se situe pas dans l’espace. Au contraire, nos problèmes exigent qu’une multitude d’entre nous se saisissent de l’espace négatif de l’allégorie, ici, sur Terre.  

Pour aller où, ou plutôt quand et comment ?  
Où allons-nous, donc ? Ou, si je puis me permettre de reformuler la question qui nous occupe ici (le verbe “aller” risquant de nous borner au désir d’un futur unique vers lequel tendre de manière linéaire) : où et comment allons et venons-nous entre des espaces-temps éparpillés, dont une partie s’effondre et une partie prospère, tantôt hégémoniques et tantôt alternatifs? Il me semble que la réponse ne consiste pas à aller ou à regarder vers le haut. Pas plus que nos explorations ne devraient être guidées par un point de vue unique, abstrait et détaché, divin en quelque sorte, sous couvert d’une prétention ou une autre à l’expertise mondiale. Ni que la réponse politique aux éco-destructions en cours viendra, demain encore moins qu’aujourd’hui, du sommet. Si je devais reformuler de façon provocatrice le thème de notre “Nuit des Idées” (qui est “re(construire) ensemble”), je proposerais, au lieu de “(re)construire”, le mot ré-volution : le mouvement et le jeu, le “re-play” – non pas seulement de films en streaming, et non limité à des formes allégoriques. Car si les mastodontes du secteur des médias peuvent dans une certaine mesure nous aider, ils sont aussi l’un des symptômes du parti pris et du déni qu’ils cherchent précisément à dénoncer. Peut-être peuvent-ils, jusqu’à un certain point, stimuler notre imagination. Mais même s’ils y parviennent, nous devons rester attentifs à ce qui n’est pas traité par eux, à ce qu’au contraire ils reproduisent, et à ce qu’ils soulignent en creux. Don’t Look Up! déplace les problèmes à l’extérieur de la Terre. Ce faisant, il réactive notre dépendance extrême vis-à-vis du monopole tout aussi extrême des puissances économiques et technologiques, lesquelles se trouvent elles aussi déconnectées de la Terre et sont elles aussi totales – mondiales dans un sens abstrait qui nivelle et aplatit tout. L’allégorie du film embrasse ce qui dans la réalité est bien hégémonique, mais pas total. Elle réduit des multiples et, si elle peut venir souligner les lacunes d’un contrôle précisément total, elle ne donne pas à voir les failles bien réelles de tout discours totalisant et hégémonique qui prétend “sauver” Gaia; ces failles où pourraient venir se nicher des alternatives bien plus puissantes.  

Ensemble, mais avec qui ?
En imaginant, donc, que l’on puisse jouer et rejouer “ensemble” sur un mode révolutionnaire, je nous inviterais et nous exhorterais – un “nous” toujours contesté, compliqué et gaiement contradictoire – à abandonner toute notion d’unité et d’universalité réductrice d’aspérités, dont l’algorithme intégrerait les fantasmes de la Silicon Valley (jamais à court de masculinisme et de démesure) en matière de contrôle de l’intelligence artificielle, de colonisation de l’espace, de géo-ingénierie et autres “solutions” technologiques sans équivalent face aux catastrophes multiples et complexes, non pas abstraites, mais concrètes, non pas à venir, mais bien actuelles, pas si lointaines, mais proches et intimes, auxquelles nous sommes confrontés. Nous les masses confinées abreuvées de spectacle, que l’on croyait apathiques, sommes peut-être en fin de compte moins démunies et moins inadaptées que toutes ces solutions technologiques grandioses et extravagantes vouées à échouer l’une après l’autre. L’enjeu n’est pas seulement de rompre avec le monolithisme dans un monde plein de nombreux mondes possibles, mais aussi d’imposer l’immanence à la place de la transcendance et de l’abstraction. Contrairement à une collision avec une comète, l’apocalypse ne vient pas d’en haut, de là-bas dans l’espace. Elle ne nécessite pas non plus une opération de “sauvetage” unique. Nous vivons avec l’effondrement, avec la catastrophe. Elle nous précipite dans l’urgence. Elle est multiple, fragmentée, concrète, terrestre, tentaculaire. Et elle appelle en réponse une forme d’éco-humilité décentralisée, plutôt que l’hubris anthropocentrique et technocratique.  

Des bâtiments ou des mouvements
Le mot “construire” ou “reconstruire” suggère une sédentarité et une structure trop rigide pour notre ère d’effondrement et d’écocide. Une ère où les refuges se raréfient, où les migrations et le nomadisme deviennent une nécessité pour un grand nombre, où il convient de penser de façon critique les notions d’hospitalité et d’hostilité, de même que celle de l’(in)habitabilité; où les murs devraient être friables, sinon abattus pour y déployer en lieu et place des ponts mobiles. Il faut 365 jours à la Terre pour faire le tour du soleil et chacun de ces jours est marqué par une rotation sur son axe. Cette “Nuit des Idées” nous propose de passer une partie de l’une de ces rotations à nous affairer et à penser ensemble. En ces temps de troubles écologiques, imaginons une révolution qui serait elle aussi biosphérique, qui inclurait de multiples espèces et dont l’action directe consisterait à imiter celle, totale, décentralisée et communisante, des arbres, des champignons et des microbes opérant des transferts de gènes – autant d’entités dont nous dépendons si fondamentalement et auxquelles nous sommes reliés ensemble dans l’espace (indépendamment des fantasmes accélérationnistes et de leur démesure), unis dans une rotation et une révolution qui défie toutes les verticalités simplistes. Regardez le ciel, mais aussi autour de vous et en-deçà de vous.
 

 

Claire Sagan est titulaire d’un doctorat en sciences politiques et d’un Master en études féministes avancées de l’université du Massachusetts, à Amherst. Elle a été professeure assistante invitée à l’Université Internationale de Floride. Elle donne des cours en études féministes sur les sciences et la technologie, en théorie politique et en études de genre. Elle travaille également sur les recoupements entre justice environnementale et mouvements autonomistes celtiques en Bretagne.

Contenus associés

Inscrivez-vous pour recevoir toute notre actualité en exclusivité