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Vers un exode urbain ?

"Can We Imagine New Scenarios for Urban Life?" - Darin Givens, Lelani Mannetti, Sébastien Marot - Atlanta History Center, March 1, 2024

Par Sébastien Marot

La Nuit des Idées nous offre l’occasion cette année de méditer sur le crépuscule des villes. L’occasion pour Sébastien Marot – qui participe aux éditions d’Atlanta, Miami et Durham – de commencer à rêver l’hypothèse d’un exode urbain comme réponse à la crise environnementale. Pourtant, cette évolution semble à la fois inévitable et impossible, prise dans une forme de dissonance cognitive. Pour s’en sortir deux voies s’ouvre à nous : être magicien ou prophète.

Toute personne un peu réfléchie et raisonnablement informée aujourd’hui, qui prend la peine de se pencher sur les dynamiques globales qui affectent le monde, est rapidement confrontée à un lourd paradoxe.

Schizophrénie

Quand on se tourne vers le passé, il semble bien que l’urbanisation de notre planète, qui n’a cessé de croître au cours de deux ou trois derniers siècles, est inévitable et qu’elle est le sens même de l’histoire. La quasi-totalité des statistiques les plus officielles démontre en effet que la population mondiale va continuer d’augmenter, au moins au cours de ce siècle, et se concentrer encore, comme elle le fait actuellement, dans des métropoles de plus en plus grandes.

Mais d’un autre côté, quand on essaie de sonder le futur à l’aune des problématiques environnementales qui en bouchent l’horizon (comme le changement climatique, la raréfaction de l’eau, l’érosion des sols, les différents pics d’énergie et de matières premières, et l’effondrement de la biodiversité), la poursuite de ce même processus de croissance et d’urbanisation parait impossible et comme une fin de l’histoire.

Un tel paradoxe, celui d’une évolution à la fois inévitable et impossible, précipite une sorte de schizophrénie ou de dissonance cognitive, en adressant à la raison un défi quasi insoutenable. Si insoutenable d’ailleurs que les gens choisissent en général (consciemment ou non) d’ignorer ou d’éluder une moitié de l’équation. En reprenant une distinction proposée par Charles Mann, on peut ainsi les répartir en deux grandes catégories : les magiciens et les prophètes[1].

Intelligence… ou sagesse

Pour les magiciens, les tendances statistiques ont la solidité des faits ; elles représentent la façon dont les populations ont tendu à se comporter jusqu’à présent, et par conséquent continueront à se comporter à l’avenir. Aussi les missions de la science, de la technique et de la politique consistent-elles à manipuler et circonvenir la réalité afin d’ouvrir et d’aplanir la voie à l’inévitable. De leur point de vue, l’histoire a toujours été rendue possible par ceux qui s’efforcèrent de surmonter, à court ou moyen terme, les impasses de l’humanité, en repoussant les limites ou obstacles les plus solides à son développement.

Leur credo est que la tâche de la raison (c’est-à-dire de la science et de la technologie) est de dépasser et de « disrupter » ces limites apparentes. Ils s’en remettent à la l’inventivité humaine pour trouver le remède dans le poison et concocter, par exemple, des « smart cities ». Solutionnistes, et adeptes de la fuite en avant, ils prétendent que seule une nouvelle révolution industrielle ou technologique permettra de purger les conséquences délétères de la précédente. En ce sens, ils sont progressistes.

Dans les sociétés industrielles, la plupart des individus se rangent, ne serait-ce qu’inconsicenmment, dans cette catégorie. Il est certes plus confortable (sur le plan intellectuel) de penser que l’imagination humaine trouvera sans faillir de nouvelles manières, astuces et machinations pour permettre à nos modes de vie de suivre leur train. C’est ainsi que fonctionnent les magiciens smart : ils alignent leur façon de penser sur leurs modes de vie, en s’ingéniant à « repousser les limites » qui pourraient entraver ou menacer ces derniers.

Pour les prophètes, c’est l’inverse. Pour eux, les limites de l’écosphère, même si elles sont difficiles à estimer précisément, et douées d’une certaine élasticité, sont des frontières sérieuses qui doivent être reconnues pour telles. A leurs yeux, l’obstination que mettent les magiciens à les repousser, les surmonter ou les relativiser (quels que soient leurs succès temporaires) ne peut qu’amener ces limites à s’imposer de façon plus violente au bout du compte. Les prophètes ont ainsi tendance à penser que les sociétés humaines devraient plutôt s’efforcer de vivre à l’intérieur de ces limites, et en bonne intelligence avec elles.

En d’autres termes, tandis que les magiciens sont intelligents (smart), c’est-à-dire modèlent leur façon de penser sur leur façon de vivre, les prophètes, eux s’efforcent d’être sages (wise), c’est-à-dire d’ajuster leur façon de vivre et d’interagir avec leurs milieux au meilleur de ce que l’on peut comprendre des limites et métabolismes de l’écosphère dont les humains sont partie prenante. Au lieu d’instrumentaliser les ressources environnantes pour satisfaire et perpétuer autant que possible les modes de vie qui prévalent dans nos sociétés (avec leurs cortèges d’inégalités et d’injustices), ils s’emploient à réviser et redéfinir leurs modes d’existence de façon à maintenir, soutenir et stimuler autant que possible les conditions d’épanouissement de la vie dans notre écosphère.

Dans la mesure où cette sagesse est beaucoup plus exigeante en termes de réflexion et d’efforts pratiques, on ne devrait pas s’étonner de ce que les prophètes ne courent pas les rues aujourd’hui. Mais ils émergent, ici et là, et avec une conviction et une détermination croissantes. Les gens sérieusement engagés dans la permaculture, par exemple, en font partie, et leurs principes éthiques (« soin de la Terre, soin des autres, et partage équitable ») représentent sans doute un bien meilleur programme pour l’Anthropocène que la vieille triade républicaine « liberté, égalité, fraternité ». En tout cas, la dissémination de ces prophètes est probablement l’un des meilleurs espoirs que l’on puisse nourrir pour le futur compromis de l’humanité sur cette planète.

Crépuscule des villes… Nuit des idées

Ce que je souhaite suggérer, c’est que notre situation actuelle offre une bonne occasion de méditer sur le crépuscule de la métropole, et de commencer à rêver, dans le sillage des prophètes, l’hypothèse d’un contre-exode.

Depuis l’accumulation primitive lancée par la soi-disant Renaissance (à coups d’enclosures et de colonisation), et surtout depuis les accélérations impressionnantes des révolutions industrielles, les villes et les métropoles ont progressivement drainé vers elles – à la faveur d’un exode rural massif – les ressources, les populations et les vies de gigantesques territoires dont les éco et agro-systèmes ont été sévèrement altérés, dégradés et métamorphosés en véritables champs de mines.

L’enjeu, si nous souhaitons vraiment nous attaquer à l’impasse environnementale, n’est pas juste d’arrêter mais d’inverser ce processus d’accumulation et de concentration, en préparant soigneusement un « exode urbain » qui disséminerait des « mondes » vivants et résilients, capables de déloger et supplanter, partout où c’est possible, l’hubris délétère de l’industrie agricole et minière.

Telles sont quelques-unes des questions que j’aimerais aventurer dans notre « nuit des idées » : le temps ne serait-il pas venu d’abandonner l’ethos de l’urbanisation et le concept même d’urbanisme ? Ne devrions-nous pas lui substituer une tout autre discipline (ruralisme ?) qui s’appliquerait à cultiver des lieux de vie épanouissants, relativement autonomes et résilients ? Ne serait-il pas temps de repenser, à partir de milieux partout différents, l’articulation de ces deux sœurs jumelles de la domestication que sont l’agriculture et l’architecture ? Et de nous engager délibérément dans l’aventure d’un nouveau Medium Ævum?

Enseignant et historien spécialisé dans la théorie de l’architecture, Sébastien Marot est l’une des principales voix en matière de conceptualisation du paysage et de la conception des environnements ruraux. Formé à la philosophie, il est titulaire d’un doctorat en histoire. Il est l’auteur d’un grand nombre de publications consacrées à la réflexion critique sur l’urbanisme et la ville, telles que Sub-Urbanism and the Art of Memory (AA Publications 2003) et la réédition du célèbre manifeste d’Oswald Mathias Ungers et Rem Koolhaas The City in the City : Berlin, A Green Archipelago (Lars Müller 2013). Sébastien Marot est le commissaire de l’exposition ” Agriculture and architecture : Taking the Country’s Side”, présentée pour la première fois en 2019 à la Triennale d’architecture de Lisbonne.


[1] Charles C. Mann The Wizard and the Prophet: Science and the Future of Our Planet, Alfred A. Knopf, 2018. Les deux protagonistes principaux que Mann oppose dans ce livre sont William Vogt (le prophète), fameux pour avoir lancé la vague de l’environnementalisme d’après-guerre avec son best-seller The Road to Survival (1948), et Norman Borlaug (le magicien), qui reçut le prix Nobel de la Paix pour son rôle pionnier dans la Révolution Verte. Il est important de souligner ici que tous deux développèrent leurs arguments et travaux à partir d’une profonde préoccupation pour l’état et les impasses de l’agriculture.

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