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Simone Lagrand : Explorer la littoralisation de la parole

Aucepika

Par Raphaël Bourgois

« Si on faisait comme si on pouvait apprendre quelque chose d’un autre espace que le nôtre, si on faisait comme s’il y avait la possibilité d’une narration différente, qu’on pouvait raconter l’histoire autrement, et même la détourner de son objectif, de sa destinée ? » La poétesse, slameuse, pawolèz Simone Lagrand, part en résidence à Miami, pour guetter les signes d’un autre récit possible de notre sombre avenir climatique.

Simone Lagrand entretien un rapport profond à l’oralité, par sa pratique de poétesse et de slameuse, elle a fait ses premières armes sur scène à Paris, mais aussi par ses origines martiniquaises et le lien avec sa culture orale. Convaincue du pouvoir des mots, de la mise en récit, elle part dans une quête foisonnante, sur les traces d’une sensibilité littorale commune entre Miami et la Martinique ; d’une histoire croisée marquée par l’esclavage ; d’un territoire partagé, qui fait face aux conséquences de la pollution et du réchauffement climatique. 

Vous vous définissez comme une « paroleuse », quel est le sens de ce mot que vous préférez à poétesse, conteuse ou encore slameuse ?

La fonction de paroleuse est apparue un peu par la force des choses. A l’origine, je suis issue de la scène slam, que j’ai connue dans les années 2005 à Paris. Mais je suis aussi Martiniquaise et donc héritière en tant que telle d’une tradition orale très importante, que j’active notamment par la pratique du conte. J’ajouterais que quand je suis en Martinique, cela me semble plutôt inapproprié de transférer dans un contexte antillais une approche comme celle du slam, qui est tellement liée à un certain type d’urbanité. Du fait de cette double filiation, je n’arrivais jamais à me situer. Les slameurs me trouvaient trop poétique, les conteurs me trouvaient trop slameuse, et les poètes ne savaient pas où me situer. C’est la lecture du grand écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau qui m’a permis de sortir de ce dilemme, en découvrant ce qu’il dit des « marqueurs de paroles », qui se tiennent justement à l’intersection de la tradition orale et de la tradition écrite. J’ai pris le parti, puisque personne ne voulait de moi dans sa team, de créer la team parole, d’être une « paroleuse ». Je trouvais que ça me correspondait bien, et le terme s’est transmis en Martinique, ce qui me convient tout à fait. C’est d’ailleurs plutôt un terme que j’utilise en créole, pawolèz, parce que le créole est important pour moi, même si je reste bien sûr très francophile.

Il y a pourtant un mouvement artistique à mi-chemin entre le slam et la poésie, bien connu aux Etats-Unis, c’est le spoken word. Cela ne permettait pas d’abriter votre pratique de la parole ?

Le spoken word, que je pratique aussi beaucoup, est lié à la musique. Or, je n’ai pas systématiquement recours à la musique pour m’accompagner. Il me fallait vraiment trouver autre chose, inventer. Et puis, j’avais envie de ramener ma créolité dans ma pratique. C’est probablement un petit chauvinisme martiniquais, que j’assume totalement : spoken word c’est les Etats-Unis, la musique, la poésie c’est un autre endroit, le slam aussi… Pawol c’est chez moi, c’est à moi et ça s’entend plutôt bien. C’est d’ailleurs assez Français de vouloir comme ça rajouter de la définition à la définition, donc c’est ce que j’ai fait. On parle beaucoup de l’intersectionnalité, je trouve que la pawol est vraiment à l’intersection de toutes ces pratiques-là, parce qu’elle combine les territoires de la langue même, avec ce créole qui est là en porosité totale avec le français. Elle convoque aussi la pratique ancestrale du conte. Elle va en même temps s’égarer parfois du côté du spoken word avec la musicalité, même si ce n’est pas une musicalité additionnée, mais qui prend racine dans la rythmique propre à la parole, au créole. En définitive, je trouve que c’est très moderne de parler de pawol aujourd’hui.

Votre résidence se déroule à Miami, sur un territoire qui est tourné vers les Caraïbes. C’était important pour vous d’être à cet endroit-là ?

C’est un endroit qui m’a toujours intéressée. Je pense que c’est lié à notre proximité en Martinique avec Haïti, et donc avec tout un imaginaire attaché à ce territoire. Je ne suis jamais venue aux Etats-Unis, mais Miami m’intriguait comme une sorte de creuset entre l’Espagnol, le Créole et l’Anglais. Une sorte de terre d’accueil, où différentes cultures s’expriment, et qui entretient aussi un certain rapport à la mer. Et puis, il y a depuis quelques temps en Martinique une légende urbaine qui circule autour du poisson tigre, qui me fascine et qui restait dans un coin de mon esprit. L’histoire raconte que ce poisson – qui n’existait pas sur nos côtes – serait arrivé avec l’ouragan Katrina en Martinique, où il est désormais en train d’envahir nos mers et de tuer nos espèces endémiques. Comme je le disais, c’est une légende urbaine, je ne sais pas si c’est scientifiquement prouvé, mais ça m’a toujours intéressée. Ce sera aussi l’occasion d’aller se renseigner sur ce poisson, et peut-être d’écrire un roman graphique sur le sujet si les six semaines de résidence me le permettent.

La question de l’environnement est au cœur de votre résidence. Outre cette histoire de poisson tigre, y a-t-il d’autres éléments qui vous intéressent dans ce rapprochement entre Miami et la Martinique ?

Je me suis toujours efforcée, dans mon approche de la poésie, de la lier au réel, au quotidien, au vécu et au vivant. C’est pourquoi j’ai beaucoup travaillé la notion de littoralisation, en me penchant tout particulièrement sur la littoralisation de la parole, à travers le créole qui subit les assauts de l’anglais, mais aussi la littoralisation du paysage. J’ai envie de trouver un moyen de connecter les deux. Un autre élément qui m’intéresse, c’est la mangrove, qui est très protégée à Miami alors qu’elle est totalement phagocytée par le béton en Martinique. Que puis-je apprendre de ce monument naturel, face à ces deux réalités territoriales différentes ? Cela peut paraître totalement éloigné du sujet, mais je suis frappée aussi par cette double réalité : dans cet espace où l’on trouve les Everglades, où on nourrissait les alligators avec des esclaves, on trouve aussi ce monument écologique qu’il s’agit de protéger. Or, dans le même temps en Martinique, on parle beaucoup d’autres monuments : les statues qui rappellent l’histoire de la colonisation, de l’esclavage et des plantations, pour savoir s’il fallait ou non les déboulonner. Ce télescopage de deux réalités historiques et géographiques, à la fois proches et lointaines, m’a beaucoup interpellée.

Je pars dans beaucoup de directions différentes, j’en ai bien conscience, mais en résumé on va dire que je suis guidée aujourd’hui par trois axes de réflexion. Il y a la réflexion sur le littoral ; la réflexion sur la mangrove comme monument écologique ; et puis une réflexion sur le futur aussi, qui m’intéresse d’autant plus que je suis issue d’une culture qui est très ancrée dans un passé très lourd. Malgré cela, j’ai envie d’aller vers le futur, non pas pour renier l’actuel, les questionnements du présent ou du passé, mais pour me demander à quoi pourrait ressembler ce futur.

Il y a donc bien un futur possible, vous n’êtes pas si catastrophiste…

Je m’intéresse à la démarche contrefactuelle, à la formule « what if ». En Martinique, puisqu’on parle d’enjeux environnementaux, il y a une question importante autour de la pollution au chlordécone. C’est omniprésent, les gens ne mangent plus local parce qu’ils craignent de se faire empoisonner. Mais que se passerait-il si on faisait « comme si » ? Non pas comme si cela n’existait pas, mais comme s’il pouvait y avoir un espoir dans le futur. Si on faisait comme si on pouvait apprendre quelque chose d’un autre espace que le nôtre, si on faisait comme s’il y avait la possibilité d’une narration différente, qu’on pouvait raconter l’histoire autrement, et même la détourner de son objectif, de sa destinée ? Comme une sorte de réalité alternative qui est là, et que j’ai envie d’aller questionner. J’ai envie aussi de sortir tout simplement de ma zone de confort parce que j’écris de la poésie, mais la fiction d’anticipation, de spéculation, est vraiment en train de prendre le dessus dans ma réflexion. Et je pense que venir aux États-Unis, plus particulièrement à Miami, où il y a cet espace un peu étrange, une sorte de front, attaqué par les cyclones, par la pollution… mais où on trouve aussi les Keys, ça m’intéresse. Il y a la possibilité, me semble-t-il, de rentrer en dialogue avec cette nature-là. J’ai prévu des rencontres avec des scientifiques, des chercheurs. Je ne sais pas du tout où ça va me mener, mais je m’accroche à l’espoir d’une forme de sérendipité.

Vous ne savez pas ce qui va sortir de cette immersion à Miami, mais une chose est certaine c’est que cela tournera autour de la parole. Vous croyez à la performativité du langage, à sa capacité d’agir sur le réel ?

On sous-estime en général le pouvoir de la parole. Je ne dis pas ça de façon mystique, mais au contraire de manière bien concrète, ancrée dans le réel. Mon projet s’intitule Tarot Littoral, parce que je me suis beaucoup beaucoup intéressée au tarot utilisé par les surréalistes, et aux propositions de divination poétique au moment de la Seconde Guerre mondiale. Il y a vraiment quelque chose à aller chercher dans les signes, dans les propositions que nous offre la nature, et je suis convaincue qu’on ne l’observe pas assez. Sinon, on se rendrait compte de ce qu’il y a à faire. Ma culture d’origine accorde beaucoup de place aux signes, mais elle ne les exploite pas assez. Donc, j’ai envie d’aller voir comment faire pour donner un peu plus la parole à la nature, aller l’observer, mettre le travail poétique en position de guetteur.

Il ne s’agit pas de prévoir le futur, de toute façon il est à peu près écrit, puisqu’on a tout bousillé, et qu’on continue de le faire. Mais je suis vraiment intéressée par ce jeu d’énigme, par le signe, par le décodage. Ce sont les mots clés, les « hashtags » de mon exploration, avec pollution, interprétation et langage. Donc oui il y a la collapsologie, oui l’effondrement nous guette, mais que fait-on avec ça ? On se noie dans nos larmes ou on essaie de donner un peu de vitalité ? Je veux rappeler à chacun et chacune que nous avons un pouvoir.

Je me suis donc concentrée sur cette parole que je voulais mettre au centre. Ce n’est pas le style qui posait particulièrement problème, on retrouve la rythmique propre au slam chez nous en Martinique, il n’y avait donc pas de sujet, pas de territoires nouveaux à explorer de ce côté. En revanche, j’ai ressenti le besoin de m’inscrire dans un objectif de conviction et d’engagement, que ce soit un engagement envers soi-même, ou l’engagement collectif plus grand que soi, écologique comme dans le cadre de la Villa.

Simone Lagrand était en résidence Albertine à Miami, co-programmée avec la Fondation Art Explora.

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