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Nicolas Mathieu : « Plus on est dans le détail, plus on accède à l’universel »

Ⓒ Argenis Polinario - William Rodarmor & Nicolas Mathieu

Par Raphaël Bourgois

Les romans de Nicolas Mathieu sont pétris d’influences américaines, du côté de sa littérature comme de son cinéma. Si ‘Leurs enfants après eux’, prix Albertine 2021, se déroule dans une région rurale et désindustrialisée de l’Est de la France, ses thèmes touchent à l’universel et trouvent selon le traducteur William Rodarmor un échos important chez les lecteurs américains.

Quand votre roman est sorti en France, les critiques ont longuement souligné son caractère très Français. Pas seulement parce qu’il se déroule dans une région rurale de l’Est de la France, mais aussi parce qu’il renouait avec la tradition littéraire du réalisme social. Le travail de traduction et sa publication aux Etats-Unis ont-ils renforcé à vos yeux ce caractère très français ?
Oui, c’est un livre très français à maints égards. Parce qu’il s’inscrit sans doute dans une tradition naturaliste, plus du côté de Flaubert que de Zola d’ailleurs. Ma façon d’écrire mobilise énormément de petits faits vrais, de détails, de marques, de références qui sont sans doute un peu exotiques quand on n’est pas français. De ce point de vue, c’est très français. Mais ce roman, je l’avais aussi rêvé au départ dans la lignée des écrivains du Deep South. Si je l’ai situé dans cette vallée écrasée de chaleur, c’est ce que je pensais aussi à Faulkner, à Larry Brown, à Steinbeck… J’irais même jusqu’à dire que l’influence des Américains est plus importante sur mon travail que celle du réalisme français. J’ai plus lu ces auteurs-là, et le roman noir notamment, que Maupassant ou Zola, et il me semble que ça se sent dans le roman. Il y a aussi ce phénomène très étrange qui veut que plus on parle d’un endroit minuscule, plus on est dans le détail, et plus on accède au final à une forme d’universel. Il ne faut jamais y penser au moment de l’écriture, mais c’est ce qui se produit si on a un peu de chance. Cette petite vallée que j’invente, la vallée de la Henne qui est situable en Moselle, avec ses noms de lieux qui se terminent en “-ange”, c’est pour moi comme le comté qu’a inventé Faulkner, c’est un endroit totalement situable historiquement et géographiquement mais qui est un lieu de fiction pure, un espace romanesque et narratif.

Mais justement, un lecteur français qui a suivi l’actualité ces dernières années et notamment la fermeture des industries sidérurgiques, des Haut-Fourneaux à Hayange qui a fait la Une de l’actualité car c’est devenu un enjeu très politique, est forcément renvoyé par cette réalité, cette histoire…
Oui, mais on retrouve aussi peut-être quand on est un lecteur américain des éléments du roman de Philipp Mayer Un arrière-goût de rouille ou du film de Michael Cimino Voyage au bout de l’enfer dont toute la première partie se passe dans une petite vallée sidérurgique. C’est cet imaginaire-là aussi qui m’a nourri. Finalement cette expression très américaine de Rust belt, j’ai l’impression qu’elle s’applique à tous les endroits désindustrialisés en Allemagne de l’Est, en Italie, en Pologne, en Angleterre… Partout où mon roman a été traduit, j’ai rencontré des gens qui me disaient avoir vécu ce type de d’enfance que je raconte, dans des lieux moribonds, désindustrialisés, d’adolescence faite à la fois l’ennui et le désir.

Quelle est votre réaction William Rodarmor aux propos de Nicolas Mathieu, et comment le traducteur a-t-il fait face à cette dimension très française du roman ?
Je viens de relire les quelques premières pages. Je me suis rendu compte que le problème français apparaît presque immédiatement, parce que Anthony, l’un des personnages principaux, est décrit comme un garçon qui est capable de manger une baguette à lui tout seul avec de la Vache qui rit. Tout de suite, le traducteur est confronté à un problème, doit-il traduire par “laughing cow“? Il y a énormément de marques de produits très français, bien spécifiques, et ce serait une honte et une trahison de les abandonner. Mais ce que dit Nicolas est tout à fait juste, à part ces détails qui sont très intéressants pour donner cet exotisme un peu bon marché, il touche à quelque chose d’universel dans sa façon de restituer une atmosphère de désespoir. Je connais un peu la Pennsylvanie, par exemple, qui est pleine de vallées comme celle-ci, une espèce de fantôme industriel avec des conséquences sociologiques très, très semblables. Alors, c’est un roman français avec un écho très universel.

Le plus difficile, c’est plutôt dans les expressions, de rendre les façons de parler sur lesquelles Nicolas Mathieu travaille énormément. C’est le défi des phrases toutes faites, des expressions idiomatiques. Parce que dans ce cas, les mots, le signifié ne sont pas importants, ce qui compte c’est l’idée, le signifiant véhiculé. Lorsqu’ils ou elles prononcent une phrase toute faite, les personnages n’ont pas réfléchi à leur propos, c’est l’expression d’une situation, d’un sentiment. Alors, on essaie de trouver une phrase toute faite en américain qui marche, ou bien on traduit littéralement ce qui est aussi une option. De tout façon, comme j’ai pu en faire l’expérience à de nombreuses reprises, on sera toujours critiqué en tant que traducteur, quelle que soit l’option qu’on choisisse. Traduire c’est trahir comme vous le savez, qu’on s’éloigne ou qu’on reste au plus près de l’auteur on ne peut pas gagner.

Justement, cette question du style Nicolas Mathieu, elle est particulièrement importante chez vous qui dites avoir vraiment recherché dans ce livre à retrouver une voix, celle des adolescents des années 90, qui ont un parler, un phrasé particulier ?
Il y a d’abord la recherche d’un style littéraire qui me serait propre. Quand j’écris des dialogues, il y a plusieurs choses que j’essaye d’éviter, et tout d’abord j’essaie de ne pas faire des dialogues explicatifs. J’essaye de faire en sorte que ça sonne comme dans la vie. C’est-à-dire que dans la vie, on ne parle pas pour expliquer comment l’histoire se déroule. Il n’y a pas de longs paragraphes pour déplier le récit. Les dialogues me servent à caractériser les personnages, à faire entendre leur voix, à donne de la véracité. La difficulté, et tout l’enjeux pour des adolescents, c’est que dans mon souvenir on est capable de mener des conversations interminables, juste avec les mots « cool », « grave » et « trop ». Avec trois mots de vocabulaire, on avait couvert à peu près 90% de notre champ lexical, et les dialogues dans ce roman servaient un peu à dire ça.

Il y a aussi la manière dont moi j’essaye d’écrire, qui n’est pas toujours très délibérée, mais dont je me rends compte parfois a posteriori. C’est une langue hybride qui fait des allers retours entre les niveaux de langage différents, tout comme moi je me trouve coincé entre des mondes différents. Je ne sais pas comment ça peut se rendre, mais il y a une torsion dans la langue entre un registre plus savant, des passages plus prosaïques, des phrases toutes faites qui ont donné tant de mal à William, et du vocabulaire qui d’ordinaire passe sous les radars. Un exemple, sur lequel ont buté tous les traducteurs d’ailleurs, c’est l’emploi de mots qui n’existent que de façon très localisée, comme le terme « reuleuleuh » qui désigne un abruti, un cassos (NDR : abréviation de « cas social »)pour employer une autre expression. A Paris non plus on ne sait pas ce qu’est un reuleuleuh.

WR : C’est justement ce qui est intéressant, ce qui est facile n’est pas intéressant. Mais j’aimerais vous poser une question : est-ce que vous êtes parvenu à retrouver cette façon de parler, aviez-vous un écho de votre propre jeunesse dans les oreilles en écrivant 

NM : C’est en tout cas ce que j’ai essayé de faire, mais ce langage-là a été contaminé par des façon de s’exprimer plus récentes, ce dont je ne me suis pas aperçu immédiatement. Ce sont des lecteurs qui me l’ont fait remarquer. Il ne s’agit pas exactement d’une reconstitution archéologique de la manière dont on parlait dans les années 90. J’ai passé aussi beaucoup de temps dans les transports parisiens à écouter les gens d’aujourd’hui.

Vous évoquez le fait d’être coincé entre des mondes différents, c’est une question qui a été abordé entre la littérature et les sciences sociales ces dernières années, d’Annie Ernaux à Edouard Louis en passant par Didier Eribon. Ce mouvement d’ascension social, en tension avec des déterminismes très forts, a été théorisé par la sociologue Chantal Jacquet sous le nom de « transclasses ». Comment vous êtes-vous intéressé à ce sujet ?
Je crois qu’on ne choisit pas ses sujets, mais qu’on est vraiment choisi par eux. Cette question du transfert de classe a vraiment été inaugurée par Annie Ernaux, et je me souviens quand je lisais ses livres à 25 ans de les avoir trouvés très justes. Mettre des mots sur cette réalité, qui est aussi la mienne, ça m’aide beaucoup. Même si aujourd’hui c’est devenu presque un cliché, un lieu commun de la littérature. Si j’ai parlé de ça, c’est que cette expérience me structure profondément en tant que personne mais aussi en tant qu’auteur puisqu’elle conditionne ma place par rapport aux autres. Je sais que je n’accèderai jamais à l’étage du dessus. Je reste entre les deux, dans une position de voyeur, de spectateur plutôt que d’acteur. Donc, ce n’est pas un choix, c’est ma manière d’être au monde.

Même après le Goncourt ?
Oui, vraiment, puisque le monde d’où je viens, je n’en serai plus jamais, pour plein de raisons. Je ne me reconnais plus dans tout un ensemble de valeurs, de manières d’être, de goûts, d’habitudes de table, de manière de s’habiller, de concevoir le monde, de dépenser l’argent, etc. Mais la bourgeoisie, pour y être il faut y être né, et je n’en serai donc jamais non plus. On me disait récemment dans un entretien, en reprenant les catégories du sociologue anglais David Goodhart, que j’écrivais sur les gens qui sont de « somewhere » (de quelque part), en opposition à une classe moyenne internationalisée qui est décrite comme étant « d’anywhere » (de n’importe où). Mais moi, je me sens en réalité de « nowhere », de nulle part, dans une situation de lévitation qui constitue mon regard. Je ne dis pas qu’il faut être de nowhere pour écrire, je dis juste que c’est la place d’où j’interviens. Je ne suis pas de somwhere, si mes livres se situent dans la même aire géographique on ne peut pas dire que j’en fasse l’apologie, je ne suis pas du tout un écrivain régionaliste. En même temps, je ne me sens pas du tout appartenir à une population qui se sent partout chez elle, qui parle plusieurs langues, etc. Ce n’est pas mon monde non plus.

William, ce regard, cette approche par la classe et la capacité de l’auteur à écrire depuis une position intermédiaire, est-ce facile à faire passer pour un lectorat américain ?
Vous savez très bien qu’il n’y a pas de classes aux Etats-Unis, nous sommes un pays d’une égalité admirable… Blague mise à part, il est évident que les classes américaines sont divisées par l’argent, encore plus qu’en France où d’autres éléments entre en compte. Et dans le livre de Nicolas, les personnages savent très bien à quel niveau ils appartiennent, et le lecteur avec eux. Alors, les correspondances ne sont pas exactes avec les Etats-Unis, mais les groupes sont faciles à identifier ne serait-ce que par leur niveau d’éducation et de vocabulaire. Le vocabulaire, justement, c’est un domaine pour lequel j’ai particulièrement mobilisé mon attention, car pour moi les traducteurs ne sont que des espèces de ventriloque. On met une chaussette sur sa main, et on fait parler cette marionnette avec tel ou tel accent. C’est d’ailleurs une opération qu’on fait à deux reprises, d’abord en restituant la voix de l’auteur, mais aussi en parlant pour ses personnages. Or, j’essaie vraiment de faire entendre la personne sur la page, et de ne pas donner l’impression que c’est un homme, californien, surdiplômé, qui s’exprime. C’est là tout le défi, et le côté amusant de l’exercice. Je dis souvent que ce qui est bien avec la traduction, c’est qu’on a en tant que traducteur tous les plaisirs de l’écriture, sans jamais souffrir du syndrome de la page blanche. J’arrive le matin à mon bureau, et figurez-vous que le livre a déjà été écrit par quelqu’un d’autre. C’est formidable, quelle chance.

Peut-être un mot sur le choix de situer votre roman dans ces années 90, que vous scandez par des titres de musique qui ont marqué l’époque, à commencer par Smells Like Teen Spirit de Nirvana. C’est l’époque du grunge, d’une vision à la fois individualiste et désenchantée. Qu’est-ce que qu’est ce qui se joue pour vous à ce moment-là ?
Pour être tout à fait honnête, c’est d’abord pour me simplifier la tâche que j’ai fait le choix des années 90. Je voulais faire un roman d’apprentissage, et je me suis naturellement appuyé sur ma propre adolescence. Chemin faisant, je me suis rendu compte de l’intérêt qu’il y avait à traiter des années 90, pour finalement écrire un roman qu’on pourrait qualifier de générationnel, ce que je n’avais pas du tout anticipé au départ. Et ce qui se joue là, c’est la fin d’un monde. La fin de la France industrielle résonne avec la fin des blocs Est contre Ouest… C’est une parenthèse au cours de laquelle j’ai vécu mon adolescence, dans cette atmosphère de fin de l’histoire. On a pu penser ça, que la partie était gagnée par les démocraties libérales, ce qui a provoqué du désenchantement et le sentiment qu’on n’avait plus à se mouiller, qu’il ne nous restait plus qu’à désespérer et à faire du bruit. Je me souviens que c’était des années assez sombres. Parce qu’il n’y avait plus d’enthousiasme politique du tout, que la révolution n’arriverait jamais… C’est bien résumé dans “Un monde sans pitié” d’Eric Rochant, avec cette tirade d’Hippolyte Girardot qui dit : il n’y aura jamais la révolution, ni les lendemains qui chantent, et tout ce qui nous reste c’est « le marché commun et s’aimer comme des cons ». C’est un peu ça, la morale de cette période-là.

C’est aussi une décennies marquée par ce qu’on a appelé des teen movies, des histoires adolescentes parfois désespérées comme dans le cinéma de Larry Clark. Ce sont des références pour vous ?  
Le cinéma qui m’a marqué au cours de ces années, c’est plutôt Tarantino et La Haine. Mais s’il y a des films qui ont nourri ce roman, c’est plutôt ceux de Jeff Nichols comme Shotgun Stories et surtout Mud, qui a été vraiment un film séminal pour le début du roman. Le premier plan du film, ce sont deux gamins qui traversent le Mississippi pour aller sur une île. Puis le soleil se lève, et je me souviens très bien de la première fois que je l’ai vu, de m’être dit que c’était ce genre de sensation que je voulais rendre. Qu’est-ce que c’est que d’être jeune à crever ? Le roman commence comme ça. Mes personnages sont sur une plage, et ils veulent aller sur une autre plage où peut être, il y a quelque chose à voir.

Il y a cette dimension intime de l’adolescence, qui rencontre une dimension plus politique dans ce roman. Vous avez pu être perçu comme un écrivain engagé, vous vous définiriez comme ça ?
Engagé, c’était un grand mot. Parce qu’encore une fois, je me sens davantage voyeur, spectateur, qu’acteur. Cela dit, écrire n’est jamais un geste anodin. C’est Flaubert qui disait dans sa correspondance avec George Sand qu’écrire, c’est déjà se venger. Il y a quelque chose de politique jusque dans le travail de description. Le monde se présente toujours à nous comme opaque, et le décrire suppose de faire des choix et d’en souligner des structures, des fonctionnements. A titre personnel, j’ai tendance à penser que tout est politique. Dès qu’on décrit deux personnages qui se parlent, il y a quelque chose de politique qui est en train de s’activer. La description des rapports humains n’est jamais quelque chose de neutre ou éthéré. Et puis, il y a le modèle d’Annie Ernaux, notamment dans Les Années, qui a beaucoup pesé. J’avais envie de faire ça, d’être précis dans les détails, l’intime, le vécu… tout en proposant un point de vue plus large, qui peigne une fresque. Il y a de ça aussi chez Flaubert, où on passe du taffetas à la grande Histoire. Cette variation de focale est encore une autre manière d’être politique.

William, comment réagissez-vous à cette dimension politique du roman de Nicolas Matthieu ?
C’est un peu difficile pour moi parce que la politique surtout la politique française, me parait tout à fait incompréhensible. Il y a tout de même ce parallélisme entre le Front national et les gens qui, plus tard aux Etats-Unis, soutiendront Donald Trump. On retrouve cette même haine, au niveau populaire, contre « l’establishment », les bienpensants. C’est une fine couche irrationnelle et dangereuse dans notre démocratie. Je me rappelle aussi qu’il y avait un mot qui me donnait beaucoup de difficulté, c’était le mot « charter ». J’ai dû me renseigner et j’ai appris qu’il s’agissait d’avions dans lesquels ont renvoyait les immigrés sans papiers, sujet qui agitait beaucoup les débats politiques dans les années 90. Et j’ai tout de suite pensé à une chanson magnifique écrite par Woodie Guthrie et popularisée par Pete Seeger intitulée “Deeportees“, sur des Mexicains venus travailler dans les champs et renvoyés dans leur pays une fois le travail effectué, car devenus indésirables, et qui meurent dans un accident d’avion. C’était juste après la seconde guerre mondiale, il n’y a donc rien de très nouveau ni de très original.

Il est beaucoup question en France, surtout après l’épisode des Gilet Jaunes, des aires périurbaines et des Français qui restent pour « vivre dans des campagnes en déclin », pour reprendre le sous-titre d’un essai du sociologue Benoit Coquard. Ces gens qui votent pour le Rassemblement National en France, ou pour Donald Trump aux USA, sont souvent présentés de façon bien peu empathique. Quelle a été votre démarche ?
Faire politique, pour moi, c’est justement d’écrire sur ces gens, sans jamais verser dans la condamnation. Je l’ai beaucoup dit, mais cela reste vrai, la morale que j’applique à mes personnages est celle de Renoir dans La Règle du jeu : ce qui est terrible dans la vie, c’est que tout le monde a ses raisons. L’écriture suppose d’effectuer un mouvement pour devenir l’autre, et la position qui consisterait à parler d’un endroit privilégié pour les gourmander ou expliquer pourquoi ils ont tort, ça ne m’intéresse pas du tout. Ce n’est pas comme ça que j’ai envie d’écrire, j’ai envie de restituer la vie. Je ne pars jamais de prédicats idéologiques, sociologiques ou philosophiques et je me méfie des romans à thèse, dans lesquels justement il n’y a plus de vie qui circule. Cela étant dit, je me rends compte que le choix de ce type de personnages, de ce type de lieux, n’est pas anodin non plus puisqu’il s’agit de montrer des mondes qui souffrent d’un déficit de représentation. J’ai pu me retrouver malgré moi en situation de porte-parole, ou plutôt de porte-voix, mais ce n’est pas un rôle que j’embrasse volontiers. Je ne veux pas être l’écrivain des Gilets Jaunes pour le dire rapidement, la démarche romanesque ça ne peut pas être ça.

Parmi vos sources d’inspiration puisées ici, aux Etats-Unis, on n’a pas cité le roman noir qui est pourtant fondamental. C’est le genre que vous aviez choisi pour votre premier roman, Aux animaux la guerre, mais pas cette fois-ci. Pourquoi ?
Pourtant, jusqu’au terme de l’écriture, j’ai vraiment pensé avoir écrit un roman noir, avec une intrigue criminelle liminaire qui servait de prétexte à parler d’autre chose, de la vie des gens, la description d’une vallée, le roman d’apprentissage. Le vol inaugural de la moto, le revolver, tout cela mobilisait les codes du roman noir. Longtemps j’ai écrit des textes ennuyeux, et je n’arrivais pas à me faire publier. La découverte du genre à travers notamment les œuvres et les articles de Jean-Patrick Manchette m’ont apporté une solution pour accrocher les lecteurs. En tirant des ficelles dramaturgiques comme le suspense, je peux embarquer les gens dans le wagon du récit, et ensuite commencer à faire ce qui m’intéresse par ailleurs, à savoir parler du monde tel qu’il est, m’attacher à l’écriture, faire exister des personnages, restituer les percepts. Qu’est-ce que c’est d’avoir 16 ans et de sentir la chaleur de l’été ? Qu’est-ce que c’est que de voir une jeunes filles en maillot de bain quand on a 14 ans et qu’on est pétri de frustrations ? Prendre des perceptions, les fixer de sorte qu’elles survivent à ceux qui les ont éprouvées. C’est ça le véritable objet de la littérature. Mais avant, j’ai fait le travail d’accrocher le lecteur, je lui ai procuré du plaisir. Il y a aussi une idée un peu plus politique, de se dire que plus c’est séduisant, plus il y a de gens qui auront accès à ce que j’essaye de leur dire. Mon grand fantasme, c’est le cinéma classique des années 50, c’est-à-dire un cinéma qui concerne tout le monde, fait un milliard de spectateurs par semaine dans le monde et qui, en même temps, donne des leçons de vie extrêmement exigeantes. Je voudrais être John Ford.

Nicolas Mathieur a reçu le Prix Goncourt en 2018 pour “Leurs enfants après eux” (Acte Sud, 2018). La traduction anglaise de William Rodarmor, “And Their Children After Them” (Other Press, 2020) a été récompensée du prix Albertine 2021.

Le prix Albertine, co-présenté par Van Cleef & Arpels et l’Ambassade de France, récompense le titre de fiction en langue française préféré des lecteurs américains, récemment traduit en anglais. Il vise à mettre en valeur les œuvres d’auteurs issus des nombreux pays où le français est parlé, rappelant que les langues et la littérature transcendent les frontières. Le comité de sélection est composé de deux coprésidents d’honneur du prix Albertine, les écrivains américains Daniel Mendelsohn et Rachel Kushner, ainsi que du personnel de la librairie Albertine et du service du livre de l’ambassade de France.
 

 

 

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