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Felwine Sarr, réinvestir l’histoire et l’utopie

© Christophe Raynaud de Lage for Festival d’Avignon

Par Anne-Gaëlle Saliot

A la fois philosophe, économiste, écrivain et musicien, le sénégalais Felwine Sarr est l’une des figures intellectuelles les plus importantes du moment. Son œuvre a pris ces dernières années une nouvelle forme : celle de pièces de théâtres. Deux sont en tournée aux Etats-Unis en ce moment, et portent cette voix singulière qui invite à croire en la possibilité de l’utopie.

La tournée américaine des pièces Traces –­  Discours aux nations africaine (Traces – Speach to African Nations) et Liberté, j’aurais habité ton rêve jusqu’au dernier soir (Freedom, I’ll have lived your dream until the last day) a démarré le 19 septembre. Elles seront jouées à New York, Princeton, Georgia State University (Atlanta) et à Duke University (Durham). Duke où vous avez d’ailleurs été nommé, il y a deux ans, Anne-Marie Bryan Distinguished Professor in French and Francophone Studies. Ce qui m’amène à une première question qui concerne votre arrivée aux Etats-Unis, précédée de multiples pérégrinations puisque vous avez été extrêmement actif sur le continent africain, tout autant qu’européen. Le rapport sur la restitution des œuvres d’art spoliées que vous avez co-signé avec Benedicte Savoy et remis en 2018 au président de la République Emmanuel Macron a eu un immense écho en France mais aussi plus largement en Afrique et en Europe. Il a je crois fait profondément bouger les mentalités européennes et muséographiques sur ce sujet postcolonial. Dès lors, de quelle manière envisagez-vous le déplacement de vos activités d’enseignement et de recherche artistique sur le continent américain ?
Je suis arrivé en pleine pandémie de Covid-19 à Duke, en 2020, à un moment où je n’étais d’ailleurs plus vraiment présent au Sénégal. J’avais déjà passé une année à Nantes en 2017-2018, puis quelques mois de résidence à Cassis, et c’est là-bas que m’est arrivée la proposition de l’Université de Duke, qui tombait à pic. J’y ai répondu favorablement à l’époque, d’abord parce que j’avais l’envie profonde de changer de discipline, de quitter l’économie. C’était devenu une boîte trop étroite, complètement débordée par mes préoccupations. J’avais aussi envie de prendre du recul par rapport à mon continent d’origine, à mes espaces épistémologiques que sont l’Europe et l’Afrique. Une fois arrivé ici, s’est posée la question de savoir comment continuer toutes les activités que j’avais entreprises et qui me tenaient à cœur, comme les Ateliers de la pensée à Dakar (Sénégal). Or, il m’est vite apparu que j’avais désormais la possibilité de regarder et de construire à partir d’un autre lieu, d’adopter une perspective que j’appellerais « triangulaire ». Je pouvais enfin sortir du face à face entre l’Afrique et l’Europe pour décaler un peu mon regard. Du point de vue de la recherche, j’ai trouvé aussi à Duke un département d’études françaises et francophones où les profils sont très divers, l’agrégat américain permettant sans doute une plus grande ouverture épistémologique. Enfin, je laissais derrière moi des débats souvent caricaturaux sur les pensées décoloniales dans laquelle la France s’est enfermée ces dernières années. J’avais donc, pour toutes ces raisons, le désir de me mettre en route, de me déplacer d’un point de vue disciplinaire autant que géographique, et d’entreprendre une autre aventure. L’occasion s’est présentée, je l’ai saisie.

Vous êtes économiste, mais aussi écrivain, musicien, poète. Toute votre œuvre vise à un décloisonnement des savoirs, à créer des relations, des rencontres, des chocs, des recoupements, des points de contact… Par quelle voie êtes-vous arrivé à l’écriture dramaturgique ? Jusqu’à présent, vous aviez surtout publié des poèmes, des méditations, également ce qu’on pourrait qualifier de roman philosophique avec Dahij (Gallimard, « L’Arpenteur », Paris, 2009). C’étaient à chaque fois des genres hybrides. Mais vous n’aviez pas abordé le théâtre, jusqu’à Sur la barrière (We call it Love) votre pièce sur le Rwanda. Comment avez-vous découvert ce type d’écriture, comment l’avez-vous approchée, apprivoisée ? C’est évidemment un type d’écriture qui est très différent puisque dans l’espace scénique entrent en jeu la question de la voix, de l’oralité, du corps qui s’engage…
C’est une rencontre qui m’y a amené. Tout a commencé avec mon intérêt pour le génocide des Tutsis au Rwanda. Un certain nombre d’écrivains africains étaient allés au Rwanda en 1998 dans le cadre du projet « Rwanda : écrire par devoir de mémoire », pour recueillir des témoignages et en tirer une œuvre littéraire, afin de laisser une trace. Moi, je tournais autour de la question, j’avais déjà fait le voyage au Rwanda plusieurs fois, mais je ne savais pas comment l’aborder. C’est une amie dramaturge et actrice, Carole Karemera, qui m’a donné la solution en me racontant et en m’invitant à écrire une pièce à partir d’une histoire survenue dans son cercle proche. C’est devenu Sur la barrière (We Call it Love). Je suis parti à Kigali à son invitation pour l’écriture, qui m’a pris une dizaine de jours, avant de monter la pièce. C’est comme ça que l’aventure a démarré. C’est donc à Carole Karemera que je dois d’avoir écrit cette pièce de théâtre et d’avoir entamé l’écriture dramaturgique.

Ce n’est pas Sur la barrière qui va être donnée aux États-Unis mais Traces – Discours aux nations africaine et Liberté, j’aurais habité ton rêve jusqu’au dernier soir. C’est la première fois qu’elles voyagent aux États-Unis. Si vous deviez en parler brièvement à un public américain, comment les présenteriez-vous ?
Je dirais que Traces est d’abord un discours adressé à la jeunesse africaine qui s’ancre dans le même univers métaphorique que mon livre Afrotopia (Philippe Rey, Paris, 2016), qui en reprend le propos mais dans un geste que je souhaite symbolique et mythologique. Il s’agit de “renarrer” la longue histoire du continent, à travers les différentes tribulations dont il a eu à faire l’expérience. Mais surtout, adresser un message à une jeunesse en lui disant que l’on doit guérir, qu’il faut continuer à élargir les chemins, tourner la face vers le soleil et continuer à entreprendre l’œuvre de création de soi ; que son histoire n’est pas limitée à ses épisodes obscurs ou sombres, et qu’elle avait la possibilité, le devoir, l’élan, d’être à nouveau sujet de son destin. C’est vraiment ça le propos, insister sur les puissances en genèse, sur les potentialités, sur les forces endormies qu’il faut excaver afin de les rendre pleinement opérante. Sur la forme, je désirais le servir par un verbe qui ne s’inscrit pas dans une forme de factualité, mais dans une langue poétique et mythique, qui permettrait de revenir sur ce texte dans des temps autres, sans que le propos ne vieillisse. En somme, Traces est une réflexion sur le rapport à l’histoire et à l’utopie. Avec cette question : comment réinvestir l’histoire et l’utopie sans que ce soit un retour vers un passé mythologique ou mythifié ? Et comment est-ce que la trace de ce qu’on a vécu et des expériences passées peut servir à ouvrir des futurs ?

Liberté relève d’un tout autre geste : c’est une tentative de mise en conversation des itinéraires de René Char et de Franz Fanon, de leur vision de la littérature et de la poésie, de leur vision de l’engagement et du rôle du texte écrit dans cet espace de vie et d’engagement. René Char est un grand maître, un poète que je fréquente depuis de longues années, que j’aime énormément, et chez qui j’admire aussi l’engagement pendant l’époque obscure du nazisme. Il a alors quitté l’espace du livre pour s’engager corps et âme dans la Résistance française. Or, en lisant Fanon, je me suis rendu compte que ces deux personnages présentaient des accointances et des résonances, notamment par leur engagement contre le nazisme. Ils ont estimé que devant la vue du sang supplicié, la littérature était insuffisante, qu’il fallait un autre type d’engagement. Ils sont tous les deux par la suite revenus à l’écriture.

Les deux pièces ont une tessiture fondamentalement différente, ne serait-ce qu’au niveau de la langue. Traces est comme vous l’avez déjà mentionné un discours, une adresse. C’était une pièce de commande qui a fait sa première lors de l’ouverture du Musée des civilisations noires à Dakar, mais elle rejoint une partie importante de votre œuvre qui s’attache à penser l’utopie aujourd’hui, à la refonder pour un nouveau siècle. Liberté est quant à elle une pièce qui s’inscrit dans des dimensions beaucoup plus sombres, aux résonances très fortes avec aujourd’hui. Elle présente deux voix qui se rencontrent, se recoupent, mais qui ont chacune une texture très spécifique. La langue de René Char, avec cette densité d’être mais qui est aussi parfois un peu ésotérique, face à la langue de Fanon qui est beaucoup plus articulée. Comment avez-vous envisagé l’entrecroisement de ces deux voix, et la manière dont elles se tissent à la vôtre ?
Il a fallu d’abord parvenir à restituer René Char dans sa langue, tout en le rendant moins abscons, ce qui a supposé un grand travail de choix, de coupes dans ces textes pour ne retenir que ce qui me semblait le plus explosif, le plus lumineux et le moins obscur. Sans toutefois, bien entendu, perdre complètemnt cette opacité qui est centrale et à laquelle il a fallu rendre justice. Pour Fanon, ce qui m’a intéressé, c’est que ses textes ne sont ni des textes littéraires, ni écrits pour le théâtre. Et pourtant, j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose dans la prose fanonienne qui se prêtait à l’adresse, à l’oralité, à ce que j’appelle « une mise en orature ».  J’ai compris pourquoi en travaillant, car Les Damnés de la terre a été dictée dans une forme d’urgence, se sachant atteint d’une leucémie qui allait prendre sa vie, il se promenait dans la pièce et disait son texte à sa femme Josie. Il y a donc dès le moment de l’écriture une forme d’oralité, marqué par la redite, la redondance, un souffle qu’on trouve moins dans Peau Noir et Masque Blanc. Tout mon travail s’est joué là, selon moi, dans ma capacité à les faire dialoguer tout en respectant l’intégrité de leur langue, à trouver des espaces où leurs différents univers langagiers et linguistiques, leurs gestes pouvaient se rencontrer. Quant à ma place là-dedans, évidemment je suis l’intercesseur entre ces deux voix, il y a des préoccupations qui résonnent en moi, et qui me permet un dialogue tissé dans le texte.

Ces deux pièces vont être données en français, avec un surtitrage en anglais. Ce qui permet bien sûr de garder toute la musicalité et la spécificité de ces langues et de ces voix. Mais de quelle manière pensez-vous que de telles pièces, avec chacune leur spécificité, peuvent être reçues, comprises par un public américain ? J’ai envie d’ajouter, par un public américain jeune, puisqu’elles seront données dans trois universités sur les quatre institutions qui vont les accueillir. De quelle façon une jeunesse américaine peut-elle recevoir ces textes ? Je pense à Liberté, puisque René Char est clairement moins connu aux Etats-Unis que Frantz Fanon, et c’est une rencontre qui peut surprendre, interroger les spectateurs. Qu’attendez-vous en somme de cette réception ?
Je crois que ce qui sera intéressant pour moi, ce sera de voir dans quelle mesure ces pièces sont capables de traverser ce que j’appelle des « univers culturels originaux et premiers ».  Traces est ancrée en Afrique, comment va-t-elle résonner devant un public de jeunes étudiants américains ? Peut-être par le biais de la question des consciences utopiques, de l’invention les devenirs, qui ont une portée universelle. Je m’interroge aussi sur la portée d’une question centrale pour les jeunes Africains, celle de l’émancipation. Est-elle partagée de la même façon, dans les mêmes termes, par la jeunesse d’ici ? Peut-être cette question est-elle derrière elle…

Pour Liberté, je me dis que l’engagement est une thématique intemporelle. La question de la violence aussi, qui est là, très présente, et qui trouvera certainement un écho dans le contexte social américain et dans son histoire récente. Il y a autre chose, je suis très heureux que, par le biais de Fanon et de sa notoriété ici, Char puisse apparaitre. Cela permet de transcender la question raciale. Ces deux individus, Char qui est blanc et Fanon qui est métisse, noir, non blanc – comme on voudra – tous deux ont le même combat, la même préoccupation. Ils sont pris par le même élan, et je pense que ce que ce dialogue-là dans un contexte américain, qui est passionnant, qui permet de faire ressortir ce transracialisme de l’engagement, du rapport au monde, à la liberté de ne pas l’inscrire et de ne pas l’essentialiser dans la question raciale. Et je pense que le dialogue entre Char et Fanon dit ça aussi, on voit à quel point ils résonnent et à quel point ils convergent en dépit de leur singularité.

Il faut aussi que nous parlions de la musique, qui est fondamentale dans les deux pièces dont elle est à chaque fois l’un des acteurs. Dans Traces, Simon Winsé joue différents instruments traditionnels : kora, ngoni, flûte. La voix, l’adresse ne cesse de résonner avec la musique. Vous êtes vous-même musicien, donc ce n’est sans doute pas un hasard. Dans Liberté, on retrouve ce mélange de voix et de musique – plutôt proche de l’Afrobeat – avec la participation de Majnun et T.I.E. Comment pourriez-vous nous parler de la place de la musique et de son rôle, de sa fonction dans votre écriture théâtrale ?
Dans Traces, il y a un désir de retrouver une forme d’adresse qui s’inscrit dans l’univers ouest-africain où l’instrument, la kora ou le n’goni, alternant avec la voix parlée, dans un jeu de questions réponses et d’échos, de paroles et contre-paroles, de pauses et des respirations musicales… La voix a le temps de résonner, la musique vient signifier autrement ce qui est dit dans le texte écrit. C’est ce qu’on voit généralement dans les assemblées ouest-africaines où la musique est un grand medium. Aristide Tarnagda qui a mis en scène la pièce a voulu restituer cette forme d’adresse-là, et montrer aussi son efficacité. Le choix d’instruments plutôt mélodiques que harmoniques, était judicieux pour faire écho à la voix d’Etienne Minoungou.

Dans Liberté, l’approche est très différente puisque l’objectif était aussi d’en faire un conte musical. On s’est donc interrogé avec T.I.E et Majnoun sur le meilleur style de musique à mettre en scène, pour soutenir l’articulation entre les voix déjà musicales de Char, de Fanon, et la mienne. Le résultat est qu’ils ont vraiment su, selon moi, capter l’essence du propos et proposer une variété de compositions musicales avec en effet de l’Afro beat, mais on tend aussi parfois vers la techno, des chansons beaucoup plus folk… différents types de genres musicaux s’entrecroisent et créent une atmosphère qui accompagnent les moments de tension dramatique de la pièce. Et ce n’était pas gagné d’avance. 

Il y a un autre élément qui distingue les deux pièces : si Traces est servie par un extraordinaire acteur professionnel en la personne d’Etienne Minoungou, Liberté mélange sur le plateau des acteurs professionnels, des acteurs non professionnels et des musiciens. Parmi ces acteurs non professionnels, on vous retrouve d’ailleurs Felwine Sarr. Pourquoi avoir fait ce choix, qui est loin d’être inédit évidemment au théâtre, mais qui engage différemment les corps, qui suppose un autre jeu, une autre mise en scène, une autre réflexion aussi sur la théâtralité ?
Ça a été le résultat d’une grande discussion avec Dorcy Rugumba, le metteur en scène à qui on doit ce choix-là, qui j’avoue ne m’a pas beaucoup convaincu au départ. Sans doute parce que je n’étais pas très désireux personnellement de monter sur les planches et de jouer le rôle qu’il me fait jouer. Il m’a finalement convaincu sur ce que ça allait apporter, par une forme d’incarnation entre le non-jeu et l’adresse. Il a fallu apprendre tout de même quelques ficelles : le rapport au corps, à la voix, à la présence. Mais il y avait aussi quelque chose qui devait relever du vécu, de la naturalité, de l’expérience intime de celui qui est sur scène et qu’il accepte de donner à voir. Il y avait aussi chez lui le désir de me sortir du cerveau, de l’intellectualité, et de me demander d’oser une nudité, d’oser une parole, un dévoilement, dans un espace inconfortable pour moi qui est la salle de théâtre. Ce n’est pas mon lieu, et il a fallu m’adresser à un autre étage de l’être en moi-même, me mettre un peu en danger. Comme j’aime les défis après avoir un temps rechigné, je me suis lancé.

 

Felwine Sarr est un universitaire, écrivain et musicien sénégalais. Depuis 2020, il enseigne la philosophie contemporaine africaine et diasporique à l’université Duke en Caroline du Nord. Ses travaux universitaires portent sur l’écologie de la connaissance, la philosophie africaine contemporaine, la politique économique, l’épistémologie, l’anthropologie économique et l’histoire des idées religieuses. Avec les écrivains sénégalais Boubacar Boris Diop et Nafissatou Dia, il est le cofondateur de la maison d’édition Jimsaan. Felwine Sarr fait de la littérature une nécessité vitale, une œuvre de lumière et de liberté. En 2022, il publie Les lieux qu’habitent mes rêves, un roman méditatif et initiatique.

Anne-Gaëlle Saliot, docteur en philosophie, est Associate Professor of Romance Studies and Core Faculty of the Arts of the Moving Image program à la Duke University. D’origine française, elle a fait ses études en France, au Lycée Henri IV (Paris) et à la Sorbonne, avant d’obtenir un doctorat de l’Université d’Oxford, au Royaume-Uni. Elle a ensuite mené une carrière universitaire en études françaises aux États-Unis. Elle a enseigné à l’Université de York (Royaume-Uni) et à l’Université Johns Hopkins avant de rejoindre Duke.

“Liberté: I Will Have Inhabited Your Dream Until the Last Evening”, Page Auditorium, Duke University “Traces: A Speech to African Nations”, Rialto Center for the Arts, Atlanta, GA

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