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Souvenirs de Bertrand Tavernier

© Etienne George (Little Bear/Pathé Production) - Courtesy of Unifrance

Par Taylor Hackford

Réalisateur et cinéphile, ou peut-être était-ce l’inverse, Bertrand Tavernier est mort le 25 mars 2021. Le réalisateur américain Taylor Hackford se remémore son ami, leurs débats passionnés sur le 7e art, la jeunesse et les dilemmes moraux. Il dresse ainsi un portrait de son cinéma, celui d’un défenseur inépuisable de la justice dont l’influence continuera de se diffuser dans les générations à venir.

Étudiant contestataire, acolyte de Jean-Pierre Melville, attaché de presse français de films américains, essayiste/critique/historien du cinéma, réalisateur accompli de long-métrages… Bertrand Tavernier avait déjà endossé tous ces rôles lorsque je l’ai vu pour la première fois, à la fin des années 1980, à l’occasion d’un colloque à Los Angeles. Cette rencontre entre cinéastes français et américains ne devait être qu’un inoffensif échange culturel, elle s’est rapidement transformée en affrontement avec au cœur des échanges l’impérialisme culturel américain. Les cinéastes français protestaient contre les studios de cinéma qui, depuis ce côté-ci de l’Atlantique, dominaient les grands écrans d’Europe. Même s’il soutenait ses compatriotes, Bertrand était quelque peu gêné, du fait de son histoire d’amour bien entamée avec le cinéma américain. 

De mon côté, je partageais son inconfort, car j’avais dévoré tous les films de la Nouvelle Vague sur lesquels j’avais pu mettre la main dans les cinémas d’art et d’essai de Los Angeles. Mais lorsque nous avons discuté après ces échanges musclés, il m’a dit qu’un de ses premiers jobs avait été de travailler pour Jean-Pierre Melville (depuis toujours l’un de mes cinéastes préférés) et je l’ai emmené au dive-bar du coin où nous avons parlé pendant des heures. J’ai d’abord été surpris d’apprendre qu’il avait entendu parler de mon premier long-métrage, un documentaire intitulé Bukowski, sur le célèbre poète de Los Angeles, puis ça m’a aussi fait extrêmement plaisir qu’il me demande de le voir. Les éclairages qu’il a apportés sur ce film furent probablement les plus tranchants que j’ai jamais reçus. On est alors devenu amis, et sommes restés en contact pour les 30 ans qui ont suivi. 

C’est peut-être la Grève générale de mai 68 qui a été le moment le plus déterminant dans l’esprit de Bertrand. Elle revenait toujours dans nos conversations comme un point de référence. De fait, cette année est restée dans l’histoire comme une poudrière partout dans le monde : à Prague, au Chili, en Chine, et ici aussi aux États-Unis où les villes brûlaient, et les étudiants remettaient en cause les institutions traditionnelles, exactement comme à Paris. Bertrand a passé sa vie et sa carrière à examiner et critiquer les institutions que ces manifestations essayaient de démanteler. Il se focalisait toujours sur la justice et la manière dont le pouvoir économique et politique a un impact sur les institutions judiciaires. Sans aucun doute, ses trois premiers films, L’Horloger de Saint-Paul, Que la fête commence…, et Le Juge et l’Assassin, trahissent tous cette obsession, même s’ils se passent dans des périodes historiques différentes : son parti pris est que le pouvoir corrompt toujours. 

Bertrand a trouvé le parfait vecteur théâtral de ses critiques sociales en l’incomparable personne de Philippe Noiret, avec qui il a travaillé à plusieurs reprises. Je crois qu’il s’agit là d’une des collaborations les plus puissantes et prolifiques des annales du cinéma. Bien sûr, ni Tavernier ni Noiret n’ont souvent été qualifiés d’« explosifs » (leur pouvoir était subtil), mais les étincelles intellectuelles qu’ils déclenchaient arrivaient à vous prendre par surprise et à vous consumer. 

Par ailleurs, Bertrand était obnubilé par la première Guerre Mondiale, la « guerre oubliée », et a créé deux de ses meilleurs films autour de ce simulacre absurde de justice. La Vie et rien d’autre, à nouveau avec Noiret, est une charge virulente contre le coût humain de la guerre, et Capitaine Conan, avec le superbe Philippe Torreton n’est, selon moi, rien de moins qu’un chef d’œuvre, passant la veule sauvagerie militaire au peigne fin, et révélant les dégâts psychologiques de la violence légalisée. 

Mais mon film préféré de Tavernier est incontestablement Coup de Torchon. À nouveau, Bertrand y livre une critique cinglante d’une autre institution française : le colonialisme. Mais cette fois, son coup de maître a été de choisir d’adapter de façon absolument remarquable le roman policier 1275 âmes de Jim Thompson, en transposant l’intrigue de son théâtre originel dans le Mississippi ségrégationniste à l’Afrique de l’Ouest française. Par ailleurs, il a probablement offert à Philippe Noiret son plus grand rôle : celui du policier colonial sans scrupules, maltraité et méprisé de tous, et qui a finalement le dernier mot. C’est ça le grand cinéma : un réalisateur talentueux qui a un regard bien à lui.   

Nos rencontres ne se déroulaient pas toujours à Los Angeles, et j’ai aussi eu la chance de voir Bertrand dans sa ville natale, Lyon. Quiconque a goûté à la cuisine lyonnaise sait que cette ville est au sommet de la gastronomie française. Nos discussions étaient toujours approfondies, et parfois conflictuelles (Bertrand était passionné de cinéma, et il se montrait sans pitié quand on n’était pas d’accord avec lui), mais autour d’un repas lyonnais, de tels débats finissaient toujours en embrassades. 

Bertrand était toujours prêt à prendre part aux débats sur la morale. Peu avant sa mort, il m’a écrit pour me parler de la polémique ayant lieu à l’Université du Wisconsin et impliquant le grand acteur américain Fredric March. March était un ancien élève de cette université, et il avait donné de l’argent à son école d’origine pour y installer un théâtre expérimental à son nom. C’était un étudiant incroyablement talentueux, très populaire sur le campus, et courtisé par de prestigieuses sociétés honorifiques comme il en existe dans les universités américaines. Il a accepté de devenir membre de nombre d’entre elles, et a obtenu son diplôme avec les félicitations. Après l’université, Fredric March s’est illustré dans des rôles tant sur scène à New York, que sur grand écran à Hollywood, et il était connu pour son soutien aux causes progressistes et de gauche. C’était par ailleurs un bon ami de l’acteur noir-américain Paul Robson, qu’il a rejoint dans ses engagements en faveur des droits civiques, pourtant risqués pour sa carrière en pleine période anti-communiste. 

Toutefois, on a récemment découvert qu’une des sociétés honorifiques que March avait rejointes quand il était étudiant avait ensuite établi des liens avec le Ku Klux Klan. Quand les étudiants actuels de l’Université du Wisconsin s’en sont rendus compte, ils ont exigé que son nom soit retiré du théâtre qu’il avait fondé sur le campus. Bertrand était outré que March, progressiste et partisan des Droits civiques, ait pu être boycotté aussi facilement. Je lui ai fait remarquer que les jeunes ont souvent tendance à réagir rapidement, passionnément, voire même violemment, à des problèmes qu’ils croient être moralement répréhensibles ; peut-être comme ce fut le cas des étudiants français lors des manifestations de mai 68 ? Il a ri et reconnu que l’indignation de la jeunesse écrase souvent aussi bien les innocents que les coupables, mais il ne s’est pas laissé décourager, bien décidé qu’il était à pourchasser cette erreur judiciaire. Fredric March méritait mieux. 

Bertrand Tavernier était un défenseur inépuisable de la justice, et c’est ce que ses films continueront à diffuser aux nombreuses générations à venir. Je me considère chanceux d’avoir collaboré avec un esprit du cinéma si profond, et une si grande âme. 

 

Taylor Hackford, réalisateur américain et ancien président de la Directors Guild of America, a reçu de nombreux prix au cours de sa carrière. Il est particulièrement connu pour ses films Officier et Gentleman (1982), Contre toute attente (1984), Ray (2004), et le thriller culte L’Associé du diable (1997). Il s’est récemment tourné vers le théâtre et a mis en scène une comédie musicale, The Comedian (2016), avec Robert De Niro.

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