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Où allons-nous ? Suivez James Baldwin !

Par Magali Bessone

La question posée par la Nuit des Idées, « Où allons-nous ? », exige tout d’abord que nous sachions d’où nous venons. Il est indispensable de connaître notre passé pour aller où nous voulons aller. L’afro-optimisme de l’écrivain et militant américain James Baldwin peut continuer, aujourd’hui, à nous inspirer à devenir une meilleure version de nous-mêmes.

Dans Et mon cachot trembla, sa célèbre lettre publiée dans le magazine The Progressive il y a soixante ans, puis dans La prochaine fois, le feu en 1963, James Baldwin exhortait ainsi son neveu de 14 ans : « Sache d’où tu viens. Quand tu le sauras, rien ne pourra t’arrêter. » Connaître ses origines est la condition non seulement du rêve et de l’ambition, de l’imagination et de tous les endroits où l’on se dit qu’on ira, mais aussi de la capacité même de réaliser ses rêves, sans leur fixer de limites. Avec la connaissance vient le pouvoir car en sachant d’où l’on vient, on peut aller là où on le souhaite. En suivant cette idée, la réponse à la question « Où allons-nous ? » semble assez simple : là où nous voulons ; la seule condition est de savoir d’où nous venons. Naturellement, au-delà de la limpidité formelle de la réponse, plusieurs obstacles se dressent dans les eaux troubles de la réalité. J’en aborderai trois, dans l’espoir que l’afro-optimisme de James Baldwin continue à nous guider sur la voie de l’amélioration de soi.
Qui est ce « nous » ?
De quelle manière la connaissance de notre passé pèse-t-elle sur notre identité ?
Souhaitons-nous aller quelque part ? 

D’abord, il convient de s’interroger sur l’inclusivité de l’être collectif, désigné de manière performative par le terme « nous ». La première personne du pluriel inclut-elle à la fois vous, moi, James Baldwin et son neveu ? Allons-« nous » tous au même endroit, chacun à son rythme, peut-être, mais en nous aidant les uns les autres lorsque nous trébuchons ou que nous nous égarons en chemin ? Ou bien certains sont-ils non seulement laissés à la traîne, mais aussi tirés vers le bas, enfermés, empêchés de marcher à nos côtés ? Formons-« nous » un corps collectif, prêt à partager et distribuer équitablement la connaissance, le pouvoir, les rêves et les opportunités ?  

James Baldwin s’adresse (à la première personne du singulier) à son neveu James (à la deuxième personne du singulier) et le met en garde contre « les autres », leurs « compatriotes », dont le crime est d’ignorer et de vouloir ignorer qu’ils ont détruit « des centaines de milliers de vies » en leur disant « où elles avaient le droit d’aller, ce qu’elles avaient le droit de faire (et de quelle manière », et en supprimant toute conscience de soi et identité chez les Afro-Américains. Dans l’Amérique de James Baldwin, un siècle exactement après la Proclamation d’émancipation, « nous, le peuple américain » est un « nous » très exclusif. Aujourd’hui, qui est ce « nous » et, surtout, qui décide d’inclure ou d’exclure ? Qui ignore béatement (« innocemment », écrit-il) que certains n’ont jamais été invités à participer à la constitution du « nous », qu’ils ont été délibérément exclus, perçus comme des non-personnes, qu’il y a des individus dont la voix est, et a toujours été, réduite au silence ? Si « nous » voulons aller quelque part, la première tâche qui nous incombe est de remettre en question la construction et la délimitation de l’entité collective que « nous » voulons former et devenir ensemble. Sommes-« nous » le peuple américain, les damnés de la terre, l’espèce humaine ?  

Ensuite, la question de savoir qui « nous » sommes se complexifie, car notre condition actuelle est étroitement liée, et même dépendante, de la conscience de nos origines. Savoir d’où nous venons n’est pas simplement la condition pour aller là où nous le souhaitons mais, plus profondément et ontologiquement, la condition de notre être et de notre volonté. Nous sommes nos actions passées, et leur prise en compte font de nous qui nous sommes. Pour reprendre les mots de James Baldwin, cités dans le documentaire de Raul Peck I Am Not Your Negro, « L’Histoire n’appartient pas au passé mais au présent. Nous la portons avec nous. Nous ‘sommes’ notre histoire. » Nous ne pouvons pas faire table rase du passé et signer un hypothétique « contrat social » consensuel qui fixe nos conditions pour l’avenir.  

Notre histoire est constituée de valeurs, traditions et croyances familiales, intellectuelles et politiques, des événements passés et de la manière dont nous nous les sommes appropriés. Ce que James Baldwin voit très clairement, en tant que Noir, c’est que les Blancs « restent pris au piège d’une histoire qu’ils ne comprennent pas ». Notre tâche, aujourd’hui, est de reconnaître, d’expliquer publiquement, de raconter et de partager notre histoire à tous, celle de la majorité dominante et des minorités opprimées, non pas parce que cela nous permettrait de défaire le passé, d’effacer le crime (ce qui reviendrait à une tentative désespérée de le néantiser), mais parce que c’est indispensable pour nous libérer tous, faire de nous ce que nous sommes, en tant que pairs, engagés ensemble dans une conversation qui nous concerne tous. 

Enfin, se demander où nous allons constitue un défi redoutable : la question elle-même présuppose d’aller quelque part ; la réponse que je tire des propos de James Baldwin suggère d’envisager un objectif collectif (nous n’allons pas n’importe où) que nous pouvons atteindre ensemble si les conditions épistémiques (savoir qui nous sommes et d’où nous venons) sont favorables. Lorsque James Baldwin écrit à son neveu adolescent, il adopte cette position optimiste : « Ce sera dur », mais « n’aie pas peur » : « De grands hommes ont accompli ici de grandes choses et en accompliront encore, et nous pourrons faire de l’Amérique ce que l’Amérique doit devenir. » Il affichait un afro-optimisme, qui transcendait le désespoir né des conditions de vie des Noirs et s’y opposait. Il incitait son neveu, et non un « nous » abstrait, à se battre, résister, créer et suivre sa propre voie.  

La lettre parle de volonté, d’instiller la conviction que les individus sont capables de « créer » des entités collectives convenables à condition d’oser et d’endurer. Soixante ans plus tard, nous devons faire acte de foi et nous convaincre que nous pouvons vouloir séparément et ensemble, en tant qu’être collectif animé et poussé par une volonté générale unifiée, être libres, ensemble. Il n’est pas nécessaire que nos efforts soient distincts ou parallèles. Nous pouvons encore « faire de ‘nous’ ce que ‘nous’ devons être », du moment que nous comprenons que le contraire de l’exclusion n’est pas l’inclusion mais l’autonomie ; la participation commune, active et égale de tous à l’élaboration d’un projet politique commun auquel nous serions tous prêts à adhérer.

 

Magali Bessone est Professeure à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et chercheuse à the Institute of Advanced Studies de Princeton. Elle enseigne la philosophie politique et ses recherches sont consacrées aux théories de la justice de la race et du racisme. 

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