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Aunt Charlie’s : L’introuvable histoire queer de San Francisco

Hélène Giannecchini © Sabrina Bot

Par Hélène Giannecchini

Que reste-t-il à San Francisco de son histoire queer ? Venue en compagnie de Sasha J. Blondeau et François Chaignaud, avec qui elle prépare pour la Philharmonie de Paris la pièce Cortèges, l’écrivaine Hélène Giannecchini ne cache pas ici une forme de déception. Si la rencontre espérée avec son histoire est plus difficile qu’attendue, un lieu fait ressurgir tous ceux qui ont marqué l’histoire des luttes pour les droits des personnes LGBTQI+ : Aunt Charlie’s.

J’atterris à San Francisco de nuit. Il faut faire la queue pour passer la douane, attendre son tour pour qu’un homme – plutôt jeune, air mutique derrière sa vitre sale–, attrape mon passeport, me dévisage, me demande où je loge, qui je rejoins, ce que je fais, combien j’ai sur mon compte, etc. Bienvenue en Amérique !  

Le vol était long et beau, j’ai suivi le soleil qui se couchait, tenté de distinguer les neiges du pôle qu’on a frôlées, regardé des mauvais films, mangé des chips, dormi un peu. Je n’ai pas traversé la planète depuis des années. Et là, j’ai l’impression de remonter un courant, d’aller à rebours de ma vie : bientôt mes journées se passeront pendant les nuits françaises, je me dis qu’aucun mail, aucun appel ne pourra me toucher directement. Et cette simple idée me plonge dans un état d’euphorie que j’ai du mal à cacher. Je suis inatteignable et surtout à San Francisco pour la première fois de ma vie. 

L’aéroport est désert. Je m’attendais à un espace immense et peuplé, mais il n’y a que quelques touristes hagards. Mon ami Sasha est là, je reconnais sa démarche à l’autre bout du hall. Je me précipite vers lui et le prends dans mes bras, « Ça y est je suis là ! Putain, je suis à San Francisco Sasha ! ». Une voiture nous attend et on file dans la ville que je tente de comprendre, il y a des pentes et des maisons cossues, des arbres que je ne sais pas nommer. Le taxi nous dépose au sommet d’une colline, on paye, je tire ma valise encore quelques mètres. Je suis épuisée et heureuse. L’appartement a un angle de fenêtres qui m’ouvre une perspective jusqu’aux lumières du port. Et cette masse noire qui clôt l’horizon et que je ne distingue pas vraiment, c’est le Pacifique ! 

Nous sommes trois : Frannie, Sasha et moi et nous ne sommes pas là par hasard. La pièce que nous écrivons, entre musique contemporaine, danse et littérature, parle de nos identités, des luttes qui nous réunissent dans la vie et qu’on a maintenant envie de placer sur scène. Nous sommes au début du projet et tellement de questions nous traversent : comment ne pas être récupéré∙es dès lors qu’on institutionnalise notre démarche ?, est-ce qu’on peut réussir à être autre chose qu’une caution queer de bon goût ?, est-ce qu’on a encore la place pour dire notre rage et qu’elle soit reçue ? Je veux dire, est-ce que c’est audible la colère dans une salle prestigieuse de 2500 places ou est-ce qu’elle est juste esthétisée pour devenir plus digeste ? On n’est sûr∙es de rien, mais on a envie d’essayer. 

Et c’est quelque chose pour nous d’être dans cette ville-là, elle contient un peu de notre histoire, c’est ce qu’on se dit en tout cas. Cette histoire on la cherche dans les rues, les librairies, les bars, les parcs, on se dit que les luttes qui se sont jouées ici ont été décisives pour nos vies. En France, je me sens coupée de cette mémoire, elle n’a pas la même densité, elle apparaît par bribes et n’existe encore que dans des recoins. J’ai besoin, par moment, d’inscrire ma vie dans une autre généalogie, de raconter de nouveaux liens, puisque l’hétérosexualité, qui est le récit hégémonique, n’est pas mon histoire. Je veux me tranquilliser aussi, quitter un peu cette colère qui m’habite trop souvent depuis que nos identités sont devenues désirables, que d’autres se les approprient comme des motifs ou des figures de style qu’on peut moduler à volonté. J’arrive avec cette naïveté à San Francisco. Le premier matin, tandis que la baie émerge lentement de la brume, je pense que je suis au bon endroit, que je vais trouver ici ce qui me manque. 

Il faut dire que c’est la joie ; les maisons multicolores, les cafés, la topologie de la ville qui épouse la courbe de mon enthousiasme, l’odeur de la weed partout, l’intégrale d’Anne Carson trouvé dans la première librairie et le fracas de l’océan qui me traverse dès que je l’aperçois. Il me plait cet autre bout du monde qui se couche sous un ciel fluo comme je n’en ai encore jamais vu. Mais dès le premier soir, en partant de la plage, je remarque aussi des jeunes hommes, des adolescents encore, en bermudas amples, casquettes et tongs, qui descendent de voitures de sport rutilantes, Maseratis rouges, Lamborghinis fuselées, pour profiter de la fin de journée. Et puis dans les rues il y a des Tesla (je reconnais leurs poignées maintenant), des magasins de luxe, des cafés compliqués et hors de prix, des supermarchés « organic » où le moindre légume vaut une fortune. Dans le centre, autour de Civic Center, la population change, les corps se transforment, zombifiés par la drogue, défoncés par la pauvreté. Le soir le tram avance entre les soliloques désordonnés, les hurlements de détresse qui ne rencontrent rien. Les SDF et les camés crèvent devant des centres commerciaux déserts où des vendeuses attendent, le regard vague, que les gens entrent acheter des vêtements faussement chics et trop chers ou des sneakers sophistiqués. Je me dis qu’ici le capitalisme se voit, qu’il se montre même : il faut enjamber des corps pour atteindre sa paire de Nike. Un soir, un vieil homme défoncé s’écroule devant la vitrine d’un restaurant, il tombe de son fauteuil roulant et personne ne bronche. Je me souviens du son mat de sa chute, du léger suspens qui suit et, immédiatement, du kale qui continue d’entrer dans les bouches, des verres qui tintent. Le regard des serveurs glisse, impassible, sur ce corps affaissé comme un tas. Ça n’existe pas, ou très peu ; comme une habitude qu’on a cessé de nommer. Je me demande ce qu’il faut faire de toute cette violence. 

Un jour, après avoir arpenté les rues si déprimantes du Castro, où les lesbiennes et les trans semblent avoir disparu et où les drapeaux arc en ciel, parfaitement imprimés sur l’asphalte, donnent l’impression d’être dans une pub Nike pendant le mois des fiertés, on décide de décamper pour aller dans notre bar préféré : Aunt Charlie’s. Il se trouve dans le Tenderloin, un quartier de San Francisco contre lequel on nous a mis en garde des dizaines de fois : n’y allez pas, encore moins la nuit, vraiment ne faites pas ça. Et pour cause, c’est l’endroit le plus pauvre et le plus pourri de la ville ; ici pas de plage, de green moka, de terrasse chic et branchée, de menu pour chien, de pelouse verdoyante, de fripe de luxe. Non, le Tenderloin est l’envers de San Francisco, là où depuis plus d’un siècle se regroupent celleux dont personne ne veut : les femmes seules, les ouvriers, les prostituées, les personnes queer, les drogué∙es, etc. 

La première fois qu’on y est allé, il faisait très beau, toute la ville remuait sous un ciel clair, évident et ça m’avait rendue presque mélancolique toute cette lumière. On avait passé la matinée sur le port à regarder les mouettes et les porte-containers glisser sur l’océan, puis on était remonté∙es à pied jusqu’au centre. Depuis notre arrivée on avait pris l’habitude de marcher des kilomètres. De temps en temps on prenait le cable car, le Bart et même des uber les soirs où les gins tonic servis à l’américaine nous empêchaient de comprendre le sens des rues. Ce jour de grand soleil, quand on est entré∙es dans le Tenderloin pour la première fois, on a été interloqué∙es par la rudesse de ce qui s’y passait, par la brutalité des conditions de vie. Ici le capitalisme se voit, je me répétais cette phrase, il se voit et il n’essaye même plus de cacher sa dégueulasserie : les pauvres, les raté∙es, les éclopé.es, toustes les bizarres à la même enseigne, à crever dans les rues sales, pendant que les beaux messieurs de la tech’, à quelques blocs de là, continuent d’engranger des millions.  

Mon rêve de rencontrer mon histoire commençait sérieusement à prendre l’eau, je devais me rendre à l’évidence : tout ça n’existait plus vraiment, à la rigueur je pouvais peut-être discuter avec les témoins assez vieux et riches pour continuer à vivre dans cette ville. Bon, ça n’est pas tout à fait exact, il reste à San Francisco les archives extraordinaires comme celles de la SF Library et de la GLBT Archive Society. Des centaines de photographies que j’y ai consultées je me souviens de ces lesbiennes des années 50, avec le même chapeau de cow-girl, qui s’embrassent devant une station-service, d’une queen hurlant de joie et du mouvement de son corps entrainant toute l’image dans un flou d’exultation et de fête, du cortège aux flambeaux qui a suivi l’assassinat d’Harvey Milk, des voitures qui embrasent la ville pendant la White Night, d’un groupe de gouines et de pédés militants d’AIDS, assis main dans la main pour bloquer le Golden Gate. Oui, ma mémoire a trouvé ici des images, des récits, mais le temps qu’ils contiennent est révolu. L’histoire de San Francisco n’est plus vraiment vivante, elle s’est arrêtée. C’est ce que raconte le Castro rutilant et parfaitement pinkwashé : tout est fini, passez votre chemin. Et je crois qu’avec Sasha on cherchait à remettre en vie tout ça en trainant dans le Tenderloin, en s’éloignant des pin’s arc en ciel, des magnets pour frigo « trans power ». On avait envie d’être traversé∙es, de ressentir quelque chose. Ça devait être encore possible d’enlever les gants blancs d’archiviste pour se salir un peu. 

Imaginez un immeuble en brique, une enseigne en néons rouges, un vigile pas très aimable qui vous toise, demande 5 dollars et vous indique le distributeur à l’intérieur si vous n’avez pas le cash sur vous. Imaginez encore, un couloir étroit le long d’un comptoir, une moquette sale, quelques tables hautes au fond, une ambiance chaude. Regardez les gens accoudés au bar, ces hommes plus si jeunes, pas très beaux, avec des corps qui disent la fatigue, le travail dur, le manque d’argent, la maladie aussi parfois. Vous êtes chez Aunt Charlie’s ! 

La première fois qu’on y entre, un homme nous invite à son anniversaire au bout de deux minutes. Vu son état, ça doit faire plusieurs heures qu’il boit des bières ici, il a une chemise à carreaux, quelques dents encore, une moustache épaisse. Il nous fait rire. Le barman lui ressemble un peu, version sobre et légèrement plus vieille. Il a l’air fatigué, ses tempes grisonnent, il devrait être à la retraite depuis dix ans au moins, si une telle chose existait dans ce pays. A sa gauche Olivia Hart, la vraie star de cet endroit, en perruque XXL et robe à sequins rouges amuse la galerie et apporte les verres. On s’assoit, on commande deux gins tonic. D’emblée ce bar nous subjugue, ce bar qui ne ressemble à rien, dans lequel on fait un peu tache au début, nous absorbe. On s’enfonce dans les banquettes, dans la lumière rose, on finit par être tellement bien que c’est notre endroit préféré, ça y est on en est sûr∙es. A côté de nous, deux filles en robes de bal commencent ce qui ressemble à un premier rendez-vous. Elles s’enfilent une vodka par quart d’heure, leurs mains se frôlent, elles sont surexcitées, très maquillées. A 22 heures, le drag show commence, les queens défilent dans le couloir, enchainent les lypsinc, on leur tend des billets de 1 dollars qu’elles mettent entre leurs seins. Même le barman y passe ses pourboires, pour le plaisir de la pirouette qui suit la prise du billet, par solidarité aussi je pense.  

On est enchanté∙es par les changements de tenue, les danses éblouissantes, les blagues hilarantes entre les shows. Mais quelque chose, en plus, nous bouleverse. Leur show n’a pas été formaté, le rideau derrière lequel elles se changent est agrafé grossièrement, les corps ne sont pas conformes, leur vulnérabilité se sent et c’est ça qui est magnifique, les artifices se voient, si c’est un divertissement il atteint une forme de vérité et de justesse qui me met un genou à terre. Imaginez une queen gothique qui fait la gueule pendant tout son show, Donna Persona, 70 ans passés, qui danse comme une reine et Olivia Hart qui arrache sa perruque et termine son solo spectaculaire, crâne luisant sous les projecteurs. Ici on a le droit de n’être personne, d’être un vieil homosexuel qui a certainement vu ses amis et amants mourir, des touristes paumés, des gouines en robe de bal maintenant en train de vomir leurs huit vodkas, une personne fauchée (les drinks sont deux fois moins chers que partout ailleurs !). Ça n’importe plus vraiment, on flotte, porté∙es par la musique et la torpeur de l’alcool. On ne sait pas pourquoi, n’appartenant pourtant à aucune des catégories, on a l’impression d’être exactement au bon endroit. On se sent bien plus chez nous ici que dans les bars branchés de Mission. On se sent parmi les nôtres. 

 

La veille, nous étions passé devant Aunt Charlie’s, mais je n’avais alors pas idée que, derrière cette porte sale, se trouvait l’un des endroits les plus réjouissants de la ville. Nous étions avec Susan Stryker*, activiste franciscanaise et spécialiste de l’histoire des luttes trans. Nous l’avions d’abord vue chez elle, dans son jardin. Comme d’habitude nous étions arrivé.e.s avec vingt minutes d’avance, c’est notre spécialité avec Sasha. On avait eu le temps de détailler les arbres de la rue, de commenter les façades et les maisons. Sur la porte du garage de Stryker il y a une fresque : on la voit à gauche avec sa copine, derrière elle on reconnait le quartier de Mission, la colline de Bernal Heights avec son antenne. A droite, la ville est menacée par un bras de trader et un tsunami de dollars qui se lève, prêt à déferler et à tout emporter sur son passage. C’est un bon résumé je trouve. Dans son jardin ce jour-là, nous avons parlé de soulèvement, de colère, de récupération, de ces solidarités invisibles que nous devons tisser pour contrer la menace réactionnaire. C’était fort et inquiétant, elle tentait de nous mettre en garde. Quelque chose se lève, nous a-t-elle dit, il faut s’y préparer. Nous avons retrouvé la même inquiétude dans la voix de Judith Butler quelques jours plus tard. Elle aussi a souligné le piteux état de nos démocraties, nous avons parlé de la violence, de l’amitié, du deuil militant. Elles ont raison, quelque chose nous arrive et ces deux entretiens ne cessent de m’habiter depuis que je suis rentrée. Comment peut-on lutter contre ce qui n’a pas encore de forme, à quoi exactement devons-nous nous préparer ? 

Après notre discussion, Stryker nous a proposé un tour de la ville. Et je me souviens de ce moment où, juste devant Aunt’Charlie’s, elle nous a demandé de lever les yeux. Son index pointait une façade, celle de la Gene Compton Cafeteria. Elle nous a dit qu’en 1966 une émeute a eu lieu ici. Trois ans avant Stonewall, après une énième descente de police, des femmes trans se sont défendues, elles ont dit non au harcèlement des forces de l’ordre, elles n’ont pas cédé et pour contrer ceux qui voulaient les embarquer elles ont jeté des tables, des tasses, tout ce qu’elles avaient sous la main. Ce premier acte de courage marque le début de la lutte pour les droits civiques des personnes trans, pédé, gouines, pour nos droits. C’est un lieu déterminant de cette fameuse histoire que je cherche à San Francisco sans vraiment la trouver. Mais quand je lève les yeux, le nom de l’endroit a disparu. Il ne reste qu’une plaque au sol sur laquelle je lis ceci : « Here marks the site of Gene Compton’s Cafeteria where a riot took place one August night when Transgender women and gay men stood up for their rights and fought against police brutality, poverty, oppression and discrimination in the Tenderloin. We, transgender, gay, lesbian and bisexual community, are dedicating this plaque to these heroes of our civil right movement. June 22, 2006. »  

C’est étrange d’être là et de ne rien voir. De ne rien sentir. Stryker pointe encore, je redouble d’attention et je remarque soudain des barreaux aux fenêtres et, derrière, des silhouettes solitaires dans le contre-jour. Elle nous explique que cette cafeteria est devenue une prison privée, soit l’un des business les plus lucratifs aux Etats-Unis. Un lieu de soulèvement historique est devenu un endroit de coercition, là où les flics ont été combattus, l’ordre carcéral et financier impose sa loi. Le profit a recouvert notre mémoire. Je repense au tsunami de billets sur la porte du garage de Stryker, j’ai devant les yeux ce qu’il produit. Je me dis que, décidément, à San Francisco le capitalisme se voit. Son cynisme n’a pas peur des paradoxes, il en jouit certainement. Ici le capitalisme avale tout et nous avec.

 

*Susan Stryker est une historienne et théoricienne, spécialiste des « Gender and Women’s Studies ». Si je dois choisir dans son importante bibliographie, je renverrai vers l’ouvrage, l’article et le film suivants : Transgender History. The Roots of today’s Revolution, Seal Press, édition augmentée de 2021 ; « Mon discours à Frankenstein au-dessus du Village de Chamonix », Trou noir, traduction du collectif Transgrrrls, 1993 ; Screaming Queens, 2005.

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