Lucas Roxo
Réalisateur
- Cinéma
- Chicago
« L’usine en question est désormais vide, mais elle est toujours debout, et bien présente dans la mémoire de ceux qui ont peuplé ce lieu. (…) J’aimerais raconter l’histoire de l’acier à Chicago sous le prisme des récits des travailleurs et des résidents. »
L’image et le son ont toujours joué pour moi un rôle d’activateurs de la mémoire. Comme beaucoup de fils d’immigrés, mon identité est pleine de trous, d’exils, de silences, d’allers et venues culturels. Mon premier court-métrage, Je sens ton absence, abordait le thème de la singularité de l’immigration portugaise en France en comblant le silence, provoqué par l’exil, qui s’était installé entre une mère (ma grand-mère) et sa fille (ma mère). Ce travail m’a permis de comprendre que j’étais le fruit de ce silence, de ces paroles brisées. Comme j’ai très peu de souvenirs d’enfance, j’ai toujours cherché des traces qui n’existent pas dans ma propre histoire.
Pour les révéler, je me suis intéressé à la manière dont la mémoire est activée au moment présent. J’ai donc décidé de m’installer dans des lieux menacés de disparition, et j’ai entamé un travail autour de la mémoire collective, sous différentes formes. À Roubaix, dans le Nord de la France, j’ai réalisé un documentaire collectif avec un groupe d’habitants qui luttent contre la destruction de leur quartier. À Clichy-sous-Bois, en banlieue parisienne, j’ai créé un média associatif autour des histoires du territoire, et créé une grande chronologie mêlant l’histoire des habitants à celle de la France. Dans le Nordeste brésilien, j’ai coréalisé un film sur la vie d’un bandit social, Lampião, afin de m’interroger sur ce que nous pensons savoir de ce personnage et sur la place de la violence dans la mémoire populaire brésilienne.
Tous ces projets avaient pour ambition de révéler les traces invisibles, celles qui ne se voient qu’à travers les rencontres et les souvenirs. Car je suis convaincu que la mémoire de soi prend un sens politique lorsqu’elle est liée à l’histoire collective. Il en sera de même dans l’ancienne usine sidérurgique du South Side de Chicago.
Lucas Roxo est réalisateur et éducateur aux médias. Convaincu que l’information ne doit pas être produite uniquement par des professionnels, il s’installe dans les quartiers populaires et participe à la création de médias communautaires. En parallèle, il poursuit une carrière de documentariste. Il est l’auteur du court-métrage Je sens ton absence, sur sa famille portugaise émigrée en France, et vient de terminer son deuxième court-métrage, Aucun homme n’est né pour être piétiné, qui raconte l’histoire d’un bandit social dans le nord du Brésil, et son influence chez les militants anti-Bolsonaro aujourd’hui.
Lors de mon premier séjour à Chicago, j’ai eu la chance d’avoir pour guide Faheem Majeed, que j’ai connu lors de sa résidence à Clichy-sous-Bois. Un jour, alors que nous nous promenions dans le South Side, nous avons rendu visite à l’artiste Roman Vilarreal, qui a accepté de me raconter son histoire. Nous avons discuté de l’époque où il travaillait dans les aciéries, quand il a commencé à réaliser de petites sculptures en utilisant les matériaux qu’il trouvait. Quelques heures plus tard, nous étions au Steelworkers Park, devant la statue, Hommage au passé, qu’il avait érigée. Comme un ex-sidérurgiste m’en venait de m’en révéler la genèse, j’y ai vu autre chose qu’un mélange de ruines postindustrielles et de nature qui reprenait ses droits. Je me suis efforcé d’imaginer où se trouvaient les traces de ce passé. J’essayais d’entendre les bruits de l’usine, d’imaginer les gens qui y travaillaient. L’usine en question est désormais vide, mais elle est toujours debout, et bien présente dans la mémoire de ceux qui ont peuplé ce lieu.
J’aimerais raconter l’histoire de l’acier à Chicago sous le prisme des récits des travailleurs et des résidents. Mon souhait est de confronter cette mémoire populaire à l’histoire actuelle à travers des photographies et un film. Ma façon de travailler a toujours été d’impliquer les protagonistes dans la réflexion et la réalisation de mes films, et c’est ainsi que je procéderai ici. J’organiserai des rencontres entre des personnes qui se souviennent de cette période (hommes et femmes, ouvriers, historiens, habitants) pour créer des temps de discussion collective, de manière à mêler histoire subjective et données historiques
Avant d’aller à Chicago, en mai 2022, je n’avais jamais envisagé de travailler aux États-Unis. Concentré sur mon travail en banlieue parisienne, je n’aurais jamais imaginé que je traverserais un jour l’Atlantique pour m’interroger sur les liens qui unissent mon territoire et le South Side. Au départ, le processus me paraissait même artificiel. Pourtant, même si cela n’a duré qu’une semaine, mon séjour a renforcé ma conviction que j’étais capable de parler de ces liens et de ces histoires, parce qu’ils étaient universels.
Mon travail ces dix dernières années peut se résumer ainsi : je me sens appelé par un lieu et je réponds à cet appel, qui peut être concret (des habitants me contactent pour réaliser un film collectif) ou purement subjectif (un bandit social décédé il y a un siècle me donne envie de découvrir la région où il vivait). Chaque fois, j’essaie de démêler les petites histoires des peuples, afin d’infléchir la grande histoire officielle. Je travaille sur la mémoire, ses traces, ses fantômes, sa façon de nous donner la force de lutter.
J’ai retrouvé à Chicago la complexité des thématiques qui me sont chères : les deux vagues migratoires qui ont profondément changé la ville et son histoire ; la place de la classe ouvrière, ses grèves, ses lieux de mémoire ; l’histoire des luttes et des combats, qu’ils soient syndicalistes, anarchistes ou en faveur des droits civiques. En France, j’ai travaillé sur ces questions. J’ai réalisé deux documentaires qui parlent de ce que signifie le fait d’être un enfant d’immigrés dans ce pays. J’ai accompagné un groupe d’ouvrier dans un quartier populaire pour raconter leur histoire dans un film, réalisé un documentaire sur l’une des manifestations les plus importantes autour de l’immigration en France, la Marche pour l’égalité et contre le racisme, en 1983.
Aujourd’hui, j’ai envie d’explorer ces résonnances à Chicago. En 2022, j’ai été surpris par ma capacité à créer de telles résonnances, sur différents sujets, entre mon expérience en France et l’expérience américaine. Aujourd’hui, j’aimerais voir de quelle manière ces histoires se rencontrent et divergent, et si ces résonnances sont ou non justifiées.
En partenariat avec
Ateliers Médicis
Situés à Clichy-sous-Bois et Montfermeil dans le département de Seine-Saint-Denis, les Ateliers Médicis s’attachent à faire émerger des voix artistiques nouvelles, diverses, et à accompagner des artistes aux langages singuliers et contemporains. Ils accueillent en résidence des artistes de toutes disciplines et soutiennent la création d’œuvres pensées en lien avec les territoires. Ils favorisent et organisent la rencontre entre artistes et habitants.