Emilie Pitoiset
Artiste
Printemps 2026

- Arts visuels
- Los Angeles
« À Los Angeles, là où l’image domine, je cherche les voix fantômes — celles qui fabriquent les illusions, sans jamais être vues. »
Sculpture, installation, vidéo, performance : mon travail accorde une attention particulière au corps, à ses tensions, ses fragilités et ses capacités de bascule. Mon parcours commence par la gymnastique aux agrès, se prolonge dans la danse contemporaine, avant des études en esthétique à Paris 8 et aux Beaux-Arts de Paris, dont je suis diplômée en 2005.
J’explore les états précaires du corps — fatigue, effondrement, transe — ainsi que les formes discrètes de résistance qui peuvent y surgir. Je m’attache à ces instants suspendus où s’entrelacent contrôle et perte de contrôle, dans des formes oscillant entre présence et effacement.
Mes recherches s’inscrivent dans une lecture politique, économique et sociale du corps. Je m’intéresse aux gestes, postures ou figures souvent invisibles, qu’elles soient reléguées, normées ou surexposées : des salarymen endormis dans l’espace public aux marathons de danse poussant les corps à l’épuisement, des mascottes professionnelles aux mouvements contraints, jusqu’aux personnages de Duras — présences silencieuses, coquilles vides et chargées de mémoire.Je puise dans les récits tragicomiques, les esthétiques du mélodrame et des subcultures pour construire un univers traversé par un motif récurrent : l’équilibre précaire. Corps endormis, objets affaissés, vêtements vides ou postures ralenties en dessinent la grammaire.
Émilie Pitoiset est diplômée des Beaux-Arts de Paris. Son travail a été présenté en France (Centre Pompidou, Palais de Tokyo, Centre National de la Danse, Fondation Calouste Gulbenkian, Frac Île-de-France…) et à l’international (Schirn Kunsthalle Frankfurt, Tai Kwun Hong Kong, With de Witte Rotterdam, Museo Marino Marini Florence…). Ses œuvres figurent dans plusieurs collections privées et publiques, dont le MNAM – Centre Pompidou, le FNAC, plusieurs FRAC, le Musée de Rochechouart, la DZ Bank et la Pinakothek der Moderne de Munich.
Mon projet pour la Villa Albertine, intitulé Ghost Singer, prolonge une réflexion amorcée avec So Much Tenderness, un film fiction-documentaire centré sur la figure des mascottes professionnelles. À partir de témoignages de ces corps anonymes, enfermés dans des gestes codifiés et des expressions figées, il explore une condition paradoxale mêlant hyper-visibilité et invisibilité sociale. Les mascottes, muettes par essence, n’ont pas de voix propre ; leur corps est dissocié d’une parole, absente ou silencieuse. Ghost Singer approfondit cette idée en s’intéressant à la notion de voix spectrale, un chant sans visage qui trouble les frontières entre identité et disparition.Ce projet s’attache à la dissociation de la voix, à la ventriloquie et aux déraillements vocaux comme métaphores des comportements humains. Il cherche à comprendre comment la voix advient ou peine à émerger, comment elle peut porter un discours ou vaciller, balbutier, voire dérailler. Ghost Singer interroge ainsi les phénomènes de dissonance, de dédoublement et de fracture entre le corps et la parole.
Je travaille notamment autour des mécanismes de désynchronisation entre voix et corps, inspirée par les pratiques de doublage au cinéma, de playback, ainsi que par les rôles du souffleur et de la doublure, qui oscillent entre mimétisme, technologie et illusion. Ces phénomènes sont profondément ancrés dans la culture cinématographique américaine, faisant des États-Unis un terrain d’étude privilégié pour ce projet.
Je m’appuie aussi sur la ventriloquie, tant comme médium que comme métaphore, pour questionner les notions de dissimulation, de manipulation et de dédoublement. Ce travail dialogue avec les pratiques féministes qui utilisent la ventriloquie pour interroger les voix empêchées, marginalisées ou multiples. Par ailleurs, j’établis un lien avec le chant lyrique féminin, où la voix symbolise à la fois silence, absence d’agentivité et résistance, en explorant la possibilité d’un désaccord volontaire de la voix.
Enfin, Ghost Singer intègre une réflexion sur le gaslighting, cette manipulation subtile qui déforme la perception de la parole et altère la confiance en soi. Cette recherche nourrira la conception de nouvelles pièces — vidéos, installations ou textes — où la voix devient un espace de résistance, et où la chute et le déraillement sont investis comme formes d’expression, dans une époque dominée par les stratégies d’auto-promotion et le façonnage de personas.
Mon projet, centré sur l’invisibilité, la dissociation et la manipulation de la voix, trouve un écho particulier à Los Angeles, ville où l’image prime, mais où les illusions visuelles reposent souvent sur des voix invisibilisées. Cette tension entre visible et audible constitue un terrain fécond, comme l’exprime Steven Connor : « […] illusions depend, not upon the isolation and intensification of the sense of hearing, but rather upon its deficit ».
Je souhaite notamment étudier la figure de Mercedes McCambridge, ghost singer dans L’Exorciste (1973), dont la performance vocale — non créditée à la sortie — a marqué l’histoire du cinéma. Son cas incarne les enjeux d’effacement et de reconnaissance qui sous-tendent mon projet. Je mènerai des recherches dans les archives de Warner Bros à Burbank et dans les collections de UCLA, AMPAS ou la Los Angeles Public Library.
Je m’intéresserai aussi aux films liés à la ventriloquie (Dead Silence, Magic, The Unholy Three), où la voix devient outil de manipulation et de désincarnation. Ces recherches seront enrichies par des échanges avec l’Ircam à Paris et des institutions locales comme le Los Angeles Opera, où officient encore des ghost singers, ou CalArts, lieu propice à une recherche interdisciplinaire.
Enfin, je souhaite rencontrer des figures comme Diamanda Galás ou Lisa Bielawa, dont les pratiques vocales expérimentales nourrissent une réflexion sur la dissociation et la réappropriation de la voix.