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Doan Bui

Journaliste et autrice
Printemps 2025

  • Littérature
  • New York
  • San Francisco

« L’« île » est une métaphore de l’exil. Lorsque les gens perdent leur pays d’origine, ils perdent leur centre de gravité. Par la suite, ils créent leurs propres îles, comme un petit « nha », un mot en vietnamien qui signifie maison et famille. »

Nos vies sont comme des toiles d’araignée. C’est une tapisserie fine, tissée avec des fils, invisibles mais très solides. J’ai écrit sur les migrants et les réfugiés pendant plus de 20 ans, mais pendant longtemps, je n’avais pas réalisé que je suivais ce fil, essayant de comprendre l’histoire de ma famille, qui a fui le Vietnam, cherchant à mettre des mots sur les silences et tout ce qui avait été tu : mon père est aphasique depuis presque 20 ans. Je suis toujours ce fil, dans mon travail de journaliste, couvrant la guerre en Ukraine, ou dans mon travail de fiction. Mon premier roman La Tour était un hommage à La Vie mode d’emploi de Georges Perec, relocalisé dans des immeubles de grande hauteur dans le Chinatown parisien, où vivaient mes personnages : une famille de boat-people vietnamiens mais aussi un migrant clandestin sénégalais qui adore Marcel Proust, et même un suprémaciste blanc qui se prend pour le chien de Michel Houellebecq. Le Monde de Nulle Part est également un hommage à Perec, à W ou le souvenir d’enfance. Georges Perec a écrit sur Ellis Island, et comme lui, je suis fascinée par les îles, ces lieux où les histoires nous attendent en attendant d’être écrites. Les îles sont des lieux hantés par des fantômes, chargés d’Histoire et d’histoires. C’est le cas de l’île Angel et de Hart Island que je souhaite explorer, qui révèlent un côté plus sombre de l’histoire américaine, des lieux de relégation. En tant que Vietnamienne, je crois aux fantômes. Alors j’écris. Parce que l’écriture est un moyen d’invoquer les fantômes.

 

Doan Bui est écrivaine et journaliste. Elle a reçu le Prix Albert Londres pour son travail sur les réfugiés. Son mémoire, Le Silence de mon père, publié en 2016, a remporté le Prix de la Porte Dorée et le Prix Amerigo Vespucci. La Tour (Éditions Grasset), roman de fiction (2022) a été sélectionné pour le Goncourt du premier roman et le Prix Orange. Le Monde de Nulle Part sera publié en septembre 2024. Elle est également scénariste pour des bandes dessinées, C’est quoi un terroriste et Fake News avec l’illustratrice Leslie Plée, co-auteur avec l’écrivaine Isabelle Monnin de Ils sont devenus Français (2011), avec les écrivains ukrainiens Pavlo et Viktoria Matyusha Lettres d’amour et de Guerre, avec le photographe Patrick Messina Histoires de VIH.

« J’ai mangé le vent et goûté aux vagues pendant plus de vingt jours. » Ce sont quelques-unes des paroles des poèmes trouvés sur les murs du centre de détention d’Angel Island, dans la baie de San Francisco, l’Ellis Island méconnu de l’Ouest. Ces poèmes me rappellent tous les objets perdus, photos, et parfois papiers que j’ai trouvés sur les plages de Lampedusa ou sur l’île de Lesbos. Ou dans les décombres, à Irpin ou à Boutcha… Des fragments de vies brisées. Contrairement à Ellis Island, qui examinait principalement des personnes venant d’Europe, Angel Island accueillait principalement des immigrants non blancs, la majorité étant des Chinois, Philippins, Mexicains, Japonais, Vietnamiens. Est-ce la raison pour laquelle elle servait principalement à filtrer, exclure et expulser ? Parce qu’ils étaient considérés comme les « mauvais immigrants » dont les Américains ne voulaient pas, allant jusqu’à promulguer une loi d’exclusion des Chinois ?

Les personnes d’origine asiatique ont été ciblées pendant la Covid, accusées de transmettre le virus, et il en était de même il y a des siècles : elles étaient accusées de propager la peste bubonique.

De l’autre côté des États-Unis, pas si loin d’Ellis Island, Hart Island était un lieu similaire. Une île qui servait de cimetière, surtout lorsque les corps étaient considérés comme contagieux : c’était le lieu où de nombreuses victimes du sida étaient enterrées. L’« île » est une métaphore de l’exil. Lorsque les gens perdent leur pays d’origine, ils perdent leur centre de gravité. Ensuite, ils créent leurs propres îles, comme un petit « nha », un mot en vietnamien qui signifie maison et famille. Lorsque vous devez survivre dans des camps et autres lieux de transit, après avoir tout perdu, vous recréez votre propre île personnelle. Une cellule ou un port. Votre propre Angel Island.

Dans tous mes travaux, je suis très intéressée par la notion d’« espace ». Tous les types de « spécimens d’espaces », comme le dirait Perec. Comment nous les habitons. Comment nous les créons dans notre esprit et comment ils nous transforment. Dans La Tour, l’espace, ce bâtiment dans le Chinatown parisien, était un personnage en soi. Dans mon nouveau projet, Angel Island sera également un personnage. Je dois approfondir l’histoire d’Angel Island, par exemple les périodes où elle était habitée par la communauté des Coast Miwok, qui ont été expulsés et massacrés comme beaucoup d’autres communautés autochtones. Je dois voir l’île, la ressentir, et visiter son musée. Rencontrer les descendants des migrants qui y ont été détenus pour comprendre comment cette mémoire a été transmise. Interviewer des chercheurs qui ont étudié l’histoire du lieu. C’est ainsi que je parviendrai à traquer les traces du passé. Je souhaite également visiter Hart Island, en tant que lieu miroir d’Angel Island. Ces deux lieux sont remplis de voix fantomatiques et d’histoires non racontées. Peut-être sont-ils comme le « cloud », où nous stockons nos souvenirs et nos données.

Pour en savoir plus sur l’histoire de la diaspora asiatique, je dois aussi m’imprégner de Chinatowns à San Francisco et à New York. Face à la loi d’exclusion des Chinois, la communauté a dû fournir de fausses identités aux migrants chinois, qui sont devenus des « papersons », et ont passé leur vie à cacher leurs vrais noms, par peur d’être expulsés. Les « papersons » me rappellent le mythe d’Ulysse, qui a endossé de nombreuses identités et finit par dire devant le Cyclope qu’il est « personne ». Ulysse et les « papersons » sont des métaphores précises de la condition des migrants. Les migrants sont généralement contraints d’inventer une nouvelle identité pour leur nouvelle vie : en fait, les migrants sont des conteurs, tout comme les écrivains.

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