Marcher le long des rivières de Chicago
Par Jennifer Buyck
La notion de paysage est-elle encore pertinente en milieu urbain, et surtout quand on évoque la ville par excellence : Chicago ? Architecte et chercheuse, Jennifer Buyck interroge, la manière de renouer le lien entre le vivant et l’urbain à l’ère de l’anthropocène. Arpentant les rivières appareil photo en main, elle a mené l’enquête sur la façon dont celles-ci ont joué un rôle si important dans la construction de la ville, et pourraient jouer un rôle tout aussi important dans la nécessaire tournant écologique à venir.
Je viens de passer un mois à Chicago, à l’écoute des écologies urbaines. Pendant ce mois j’ai marché chaque jour le long des rivières qui traversent la ville. Les rivières sont connectées au Lac Michigan mais leur cours a été inversé à la fin du XIX° siècle. En d’autres termes les rivières coulent depuis 100 ans à contre-courant. Depuis la fondation de la ville, l’histoire de ces rivières est intrinsèquement liée à celle de Chicago. S’intéresser à elles, les donner à voir c’est participer à rendre visible le contre champ environnemental de la fabrique des métropoles modernes. C’est en marchant le long des berges, en documentant cette enquête par la photographie et la vidéo que j’ai proposé d’interroger l’actuel statut écologique et social de ces rivières ainsi que leur place dans la métropole et dans son devenir. En plus de ces marches, j’ai aussi rencontré un grand nombre d’acteurs impliqués dans la gestion quotidienne, scientifique ou prospective de ces rivières. Je propose ici un bref aperçu de ces explorations.
Cette première image illustre bien mon premier jour d’enquête. On y voit en arrière-plan le Lac Michigan, un des cinq Grands Lacs d’Amérique du Nord, gigantesque réserve d’eau potable à l’échelle mondiale. Ses quelques trente kilomètres de rive au cœur de Chicago sont le support d’un vaste réseau de parcs et d’infrastructures culturelles et de transport. Au premier plan, il s’agit de la rivière de Chicago qui, a contrario, n’est que très peu aménagé. Il s’agit plutôt d’une voie d’eau fonctionnelle. Entre, on aperçoit le Chicago Harbor Lock, c’est-à-dire l’écluse qui régule le passage des bateaux mais aussi celui de l’eau. Construite entre 1936 et 1938, cette écluse fait partie d’un vaste et complexe système composé de canaux, de stations de pompage et d’autres écluses dont le but a été d’inverser le cours de la rivière. La rivière, surnommée « the stinking river » par les habitants, charriaient les eaux usées des industries locales dont celles des gigantesques abattoirs où du bétail de tous les États-Unis était acheminé. Suivant le cours naturel de la rivière, ces eaux se déversaient alors dans le lac Michigan, qui est aussi le réservoir d’eau potable de Chicago. Les épidémies de typhoïde et de choléra – et plus généralement les nombreux problèmes sanitaires générés par cette situation inédite – ont contraint les autorités locales à chercher une solution. Celle-ci aboutit en 1900 à l’inversion du cours de la rivière qui va maintenant se jeter – artificiellement – dans le Mississippi et donc dans le golfe du Mexique tout au Sud des États-Unis. Cette première image donne donc à voir ce qui était autrefois l’embouchure de la rivière et qui en est aujourd’hui la source. Quelles relations la ville et les riverains peuvent-ils avoir avec une rivière qui est à ce point une infrastructure artificielle et qui traverse de part en part la métropole sur quelques 274 kilomètres de long ?
Quand on pense à la rivière de Chicago, voici souvent l’image que l’on a en tête. Il s’agit de Main Stem, la rivière qui traverse Downtown et ses gratte-ciels. Sur quelques trois kilomètres, les rives ont ici été aménagées pour la promenade et les loisirs de riverains comme des touristes. La rivière est ici un élément central de la scénarisation de la ville verticale. Mais il s’agit en fait d’une toute petite partie d’un système hydro-social beaucoup plus vaste organisé autour des rivières de Chicago et Calumet. C’est tout ce système des rivières du Greater Chicago qui coule aujourd’hui en sens inverse, pas seulement Main Stem. Quels types d’aménagement de bord de rivière existent-il en dehors de Main Stem ? Pour quelle intensité et quelle finalité ? Chaque année Main Stem est teint en vert pour la Saint-Patrick. Cette tradition qui date des années 1960 pose aujourd’hui question. Des colorations illicites ont été effectuées ces dernières années dans la partie supérieure – beaucoup plus « sauvage » – de la branche Nord de la rivière Chicago. Pour les Friends of Chicago Rivers, cela va un peu trop loin : « Imaginez des poissons, des castors ou des loutres nageant dans cette eau teintée en vert ». Alors que la qualité de l’eau et des écosystèmes s’est nettement améliorée ne pourrait-on pas arrêter de perpétuer l’idée selon laquelle cette voie d’eau est polluée ? N’y aurait-il pas à inventer – collectivement – une autre relation à la rivière, une autre façon de l’habiter ? Et sur quelles bases ? Telle est la question qui m’anime quand je marche.
Pour présenter simplement le système de rivières, je dirai qu’il y en a trois principales : la Chicago River au Nord, Calumet au Sud et Des Plaines à l’Ouest. Seule la rivière Des plaines suit son cours normal. Les deux autres ont été inversées. Entre il y a une série de canaux et de barrages qui fait que toutes ces rivières convergent. Avant, c’est en portant son canoë sur quelques kilomètres de terres marécageuses – à l’image de celles du site historique de portage – que l’on pouvait faire se connecter les rivières et ainsi rejoindre le Mississippi depuis les Grands Lacs. C’est ainsi que les premiers explorateurs du continent mais surtout les premiers habitants amérindiens faisaient pour rejoindre le Mississippi depuis le Lac Michigan. C’est cette proximité entre le système hydrographique du Lac Michigan et celui du bassin du Mississippi qui est à l’origine de la fondation de Chicago, ville de passage entre deux univers aux richesses complémentaires. La croissance de la ville de Chicago s’appuie elle sur le redessin de ces rivières. Cela passe non seulement par le changement de sens du courant et le renouveau du tracé des lits des rivières mais aussi par l’arasement et l’assèchement des hinterlands. Alors que Chicago s’est installé sur une plaine humide et marécageuse aux rivières sinueuses, il ne reste plus guère de marécages aujourd’hui. Quand on voit la difficulté de la ville à gérer ses eaux de pluie – un défi accentué par le changement climatique – on ne peut que regretter cette artialisation des sols à grande échelle.
Les eaux usées et les eaux de pluie de Chicago sont déversées dans les rivières, sauf dans Des Plaines. Avant 1900 tout allait via les rivières dans le lac, depuis le tout traverse la ville et part dans le Mississippi et à terme dans le Golf du Mexique. De gigantesques et toutes récentes stations d’épuration traitent ces eaux usées avant de les rejeter dans les rivières. L’une d’entre elle est la plus grande du monde. Aujourd’hui en cas de fortes pluies le réseau d’assainissement est saturé et se déverse dans les rivières sans traitement préalable. C’est un thème qui revient de façon récurrente lors des entretiens. Et ces fortes pluies sont de plus en plus fréquentes avec le dérèglement climatique. Commencé en 1974, le Tunnel et Réservoir Plan (TARP), ou Deep Tunnel, est un système de tunnels profonds de grand diamètre et de vastes réservoirs conçus pour réduire les inondations, améliorer la qualité de l’eau dans les rivières et protéger le lac Michigan de la pollution causée par les débordements d’égouts. Il vient en quelque sorte doubler le réseau des rivières dont il suit d’ailleurs le trajet. Il en est le nouvel hinterland en quelques sorte. Le TARP capte et stocke les eaux pluviales et les eaux usées combinées qui, autrement, déborderaient des égouts par temps de pluie. Cette eau stockée est ensuite pompée du TARP vers des usines de récupération d’eau pour être nettoyée avant d’être rejetée dans les cours d’eau. Mais il est difficile de parler du TARP au présent car la phase 2 du système sera en place en 2029 seulement. D’aucuns disent cependant que ce système sera caduc avant d’être achevé. Un projet de grande envergure de désimperméabilisation des sols ne pourrait-il pas être envisagé en complément ? On imagine très bien comment une renaturation des terres, initialement humides, pourrait avoir un impact très positif non seulement vis-à-vis de la gestion des eaux de pluie mais aussi pour la biodiversité et la réduction des îlots de chaleur urbains.
La branche Nord de la Chicago River et le North Shore Channel se rejoignent à Robert Park, dans le Nord de Chicago. Il s’agit là justement d’un exemple de renaturation de la rivière et de ses berges. Si la photo avait été prise en 2018, on y aurait vu un barrage traverser toute l’image. Demandée dès les années 2000, la suppression de ce barrage en béton de quatre pieds de haut (soit environ 1,20 m) a été approuvée et réalisée par le corps des ingénieurs de l’armée américaine. Ce barrage avait été construit en 1910 pour compenser la différence de niveau entre la branche Nord de la Chicago River et le North Shore Channel, causée par l’inversion du cours de la rivière Chicago dix ans plus tôt. Aujourd’hui, le barrage a été remplacé par des radiers qui ralentissent le débit de l’eau et ouvrent un passage pour que les poissons puissent nager en amont. Mais ce n’est pas la seule amélioration apportée au River Park. Les plantes et fleurs sauvages indigènes ont progressivement été réintroduites sur les berges. Les ingénieurs de l’armée œuvrent ici en faveur de la restauration des écosystèmes. Plus loin, ce sont des riverains qui opèrent eux-mêmes cette renaturation des berges. D’autres projets, comme le Wild Mile Chicago par exemple, s’inscrivent aussi dans cette dynamique, celle de la renaturalisation des rivières et potentiellement celle de la renaissance du grand système de rivières de l’aire métropolitaine. Je me demande cependant dans quelle mesure l’accumulation de ces projets locaux permettra-t-elle de modifier le système dans son ensemble ?
Voici justement un bord de rivière aménagé et approprié par les riverains. Il s’agit d’un parc linéaire avec un cheminement le long de l’eau et des plantations en terrasses. Le tout pavé de pierres çà et là. C’est ici les modalités de gestion écologique du lieu qui suscitent mon intérêt. Un écriteau à l’entrée du parc nous apprend que le printemps est le bon moment pour procéder à un brûlage dirigé des berges de la rivière. Les permis ont été accordés et des personnes formées et expérimentées dans la conduite de brûlages vont venir sur place. Toujours d’après le panneau, le feu est nécessaire au maintien de nos écosystèmes. Le feu supprime les mauvaises herbes. Il réduit l’accumulation de chaume et permet aux graines indigènes de germer. Le feu assombrit aussi le sol et le réchauffe au soleil. Et les cendres qui en résultent libèrent des nutriments pour les plantes. Les prairies saines stockent de plus d’énormes quantités de CO2 dans leurs vastes systèmes racinaires. Le brûlage lui est effectué lorsque les conditions météorologiques sont telles qu’elles permettent de maximiser le succès du brûlage et de minimiser les inconvénients. Ce n’est pas la première fois que je vois cette technique aux États-Unis. Elle me semble, en comparaison, très peu utilisée en France. Appliquée à l’échelle de jardins partagés mais aussi à l’échelle de vastes réserves naturelles comme dans l’Indiana Dunes National Park par exemple, cette technique éveille ma curiosité. Elle mériterait une investigation plus poussée tant elle bouscule la manière que nous avons en France d’envisager la gestion raisonnée des espaces naturels. D’autre part, ce lieu m’invite aussi à réfléchir sur la place et le rôle des habitants dans cette nouvelle relation à la rivière. Je note qu’ici la notion de volontaires revient souvent. Là où en France on parle de participants. Cette différence me semble significative.
La rivière ici donne la sensation de redevenir naturelle, et ce à mesure qu’elle devient surnaturelle… Je m’explique, nous sommes ici dans la forêt de LaBagh. Situé sur l’Upper North Branch de la rivière Chicago, dans le quartier nord-ouest de Chicago, LaBagh Woods abrite diverses zones naturelles, notamment des paysages boisés, des zones humides, des savanes et des prairies de carex. Connu pour ses possibilités exceptionnelles d’observation des oiseaux, LaBagh Woods se trouve à l’entrée sud du populaire North Branch Trail System, un réseau de sentiers d’environ 30 km reliant Chicago au jardin botanique situé à Glencoe. J’ai parcouru à pied ce sentier. J’ai été très surprise du potentiel de déconnexion qu’offrent ces lieux. On s’y sent en dehors de la métropole. D’autre part, la dissociation entre l’eau et le sol n’y a plus rien d’évident. La zone entourant les bois de LaBagh et l’Upper North Branch a été importante pour les Amérindiens. La rivière elle-même aurait été une grande ressource étant donné sa proximité avec la grande région, un vaste paysage dominé par les terres humides et à la croisée de prairies, de bois et des Grands Lacs. Ce qui signifie qu’il s’agissait très certainement d’un très bon endroit pour vivre. À longer ces marais et ce patchwork de paysages enserré dans l’urbanisation galopante, on ne peut s’empêcher de penser que les rivières ont été le lieu d’autres modes de vie. Ceux d’hommes et de femmes dont le rapport à la nature était autre. Ceux d’hommes et de femmes qui ont sans cesse été repoussés toujours un peu plus loin. Les rivières se font ici le témoin de ce que pouvait être les paysages précoloniaux et elles nous amènent plus largement à réfléchir sur les relations étroites qui peuvent unir justice environnementale et sociale.
Ma découverte des rivières Sud commence en longeant la South Branch de Chicago River. Plus on s’éloigne du centre, plus les berges deviennent industrielles. Je fais face à de grandes usines, à des zones de stockage de matériel, à des entrepôts gigantesques. Mais la reconquête des berges est à l’œuvre. En voici un exemple. Il s’agit des aménagements de l’embouchure de Bubbly Creek, une des fourches de Chicago River. Long de deux kilomètres Bubbly Creek – littéralement le ruisseau qui fait des bulles – est un trait d’union entre au Nord la rivière de Chicago et au Sud l’immense zone qui fut jusque dans les années 1970 consacrées aux abattoirs. De la guerre civile jusqu’aux années 1920, plus de viande a été transformée à Chicago que dans n’importe quel autre endroit du monde. Cela vous donne une idée de la taille de ces abattoirs où était acheminé par train le bétail de tout le pays. Ces gigantesques parcs à bestiaux sont d’ailleurs considérés comme l’expression paradigmatique du rapport animal-industrie dans sa forme moderne. Dans son roman The Jungle (1906), l’écrivain Upton Sinclair décrit quant à lui les conditions de travail insalubres et inhumaines dans lesquelles œuvraient les ouvriers de l’industrie américaine du conditionnement de la viande. Bubbly Creek tire son nom des gaz qui s’échappaient du lit de la rivière suite à la décomposition du sang et des entrailles qui y étaient déversés au début du 20ème siècle par les entreprises de l’Union Stock Yards. Aujourd’hui, des opérations de nettoyage ont eu lieu et une nouvelle perception des lieux commence peu à peu à émerger. Beaucoup de choses ont changé depuis qu’il y a 10 ans le studio d’architecture et d’urbanisme de Jeanne Gang publiait l’ouvrage intitulé « Reverse Effect: Renewing Chicago’s Waterways ». Mais il y a encore beaucoup à faire aussi. La photographie jointe est sans doute le projet le plus emblématique de cette nouvelle vie des rivières. On y voit un quartier résidentiel dense bordant Bubbly Creek avec sur la rivière des avirons – un sport que commencent à pratiquer de façon très récente les Chicagoans notamment les collégiens mais aussi les vétérans ou les personnes en rémission d’un cancer. Non loin de là un Rowing Club a aussi été aménagé. Le tout est un projet du studio Gang.
Ce projet ne doit pas faire oublier qu’au Sud de Chicago les rivières sont encore très industrielles et quasiment inaccessibles. C’est là que les futurs grands développements urbains prennent place. Sans qu’il n’y ait vraiment de cohérence d’ensemble. Il s’agit de zones de développement portées par des acteurs privés dont l’objectif ne sert pas forcément le bien commun de la ville dans son ensemble. Or se sont de gigantesques morceaux de villes qui sont en construction et les acteurs publics peinent à se faire entendre en contre-point. Qui va donc pourvoir assurer l’égalité d’accès à la rivière ? Dans ce contexte, on est en droit de se demander qui va assurer le droit à la rivière et quid des droits de la rivière ? L’image ci-dessus montre justement une de ces nouvelles zones d’extension urbaine. On est au Sud du Downtown et au Nord de Chianatown. Lorsque j’ai pris la photographie j’étais dans le Ping Tom Memorial Park aux nombreuses caractéristiques chinoises. À la lisière du parc, j’ai aperçu un terrain vague et j’ai découvert une grue de chantier installée là à deux pas de ce havre de paix. Sous le charme des lieux, je me suis dit « avec un peu de chance on va étendre le parc pour le connecter au Downtown ». C’est plutôt l’inverse qui est à l’œuvre en fait. De ma compréhension du projet c’est le Downtown que l’on étend. Le nouveau district, nommé 78, se veut « a World-Class Entertainment Destination ». Il s’agit d’un quartier de divertissement dont le futur Casino sera le cœur : « Une destination fascinante qui tirera parti du meilleur du patrimoine culinaire et de divertissement de Chicago pour offrir des expériences nouvelles et inégalées aux résidents et aux visiteurs ». J’ai comme un doute que ce soit ce dont Chicago ait besoin. En tout cas, ce n’est pas tout à fait comme ça que j’aurais imaginé un projet « inclusif » et « résilient » de bord de rivière. À moins que l’on considère que Disney Land Paris ne le soit pour la Marne.
En guise de conclusion je souhaite ici revenir sur la question qui m’anime. La rivière a joué un rôle central dans la fondation et la croissance de la ville de Chicago. Est-ce qu’elle jouera un rôle tout aussi important dans le futur ? À quelles conditions pourra-t-elle se retrouver au centre du tournant écologique de la fabrique métropolitaine ? À l’heure actuelle, il s’agit d’un vaste système hydrographique entièrement artificialisé qui fait essentiellement officie d’arrière scène technique de la métropole bâtie et habitée. Si aujourd’hui on peut constater que la reconquête urbaine est à l’œuvre, je fais aussi le constat que celle-ci est très morcelée et ne repose pas sur un vison programmatique – notamment écologique – d’ensemble. Pour autant, j’ai la conviction que les rivières demeurent ici un formidable potentiel pour un projet collectif et démocratique à même d’opérer la métamorphose environnementale de cette métropole moderne.