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Connexion transatlantique : dépasser les frontières, improviser l’harmonie

© C.Prat

Lui est saxophoniste, américain, et a développé une méthode de transmission de l’improvisation qui secoue la scène musicale d’Atlanta. Elle est mélomane, française, et directrice de l’A.M.I (Aide aux Musiques Innovatrices), une association qui accueille des artistes en résidence et organise deux festivals bien connus du public marseillais.

Kebbi Williams et Élodie Le Breut se sont rencontré·es dans le cadre du programme City/Cité porté par la Villa Albertine en partenariat avec la Friche la Belle de Mai. Ensemble, ils tentent d’imaginer comment déployer une musique populaire, multi-culturelle, et ancrée dans les communautés qui la font vivre, que ce soit à Marseille ou à Atlanta.

Pour commencer, pouvez-vous nous parler de vos parcours respectifs ?

Kebbi Williams : Je suis saxophoniste et originaire d’Atlanta, en Géorgie. J’ai commencé la musique à dix ans. Mon père est musicien, mon oncle aussi, il était dans un groupe qui a connu un certain succès aux États-Unis (Les commodores, ndlr). J’ai baigné dans la musique depuis mon enfance, mais mon père n’a jamais voulu que j’en fasse mon métier !

Longtemps, j’ai joué sans être réellement sérieux, jusqu’au jour où j’ai participé à un camp d’été. Le jour où j’ai eu l’occasion de faire mon premier solo, j’ai adoré ! C’est là que j’ai décidé de devenir musicien. Je suis allé à New York étudier la musique dans une grande université de jazz, mais je suis devenu fou, je ne me sentais pas libre, et je suis rentré à Atlanta. C’est là que j’ai commencé à avoir une pratique plus expérimentale et que j’ai découvert le pouvoir de l’improvisation.

À l’époque, je faisais quelques concerts, mais j’étais un artiste pauvre, et j’habitais dans un quartier populaire. Peu à peu, je me suis senti appartenir à cette communauté, à y être actif politiquement. Parallèlement, je voyais que c’était difficile pour les artistes d’avoir des concerts. J’ai donc décidé d’organiser mon propre festival dans un parc de mon quartier. J’ai obtenu une petite aide financière de la ville d’Atlanta, que j’ai redistribué entre les musiciens, et j’ai proposé à un orchestre d’étudiants de jouer avec nous. Ça a donné le festival Music in the park. Au départ, je n’avais pas pensé à inviter des jeunes. Je voulais faire appel à l’Orchestre symphonique d’Atlanta, mais je n’en avais pas les moyens. Et nous avions besoin de musiciens pour jouer : nous avons donc choisi des jeunes. Je n’avais même pas l’intention de les aider, je pensais simplement : artistes. Ça a été une expérience incroyable parce que les jeunes musiciens apprenaient des professionnels, les professionnels étaient heureux de “rendre”, de transmettre, et les gens de la communauté ont adoré que les concerts aient lieu dans la rue car il n’y avait pas de musique dans ce quartier. Dans les quartiers plus riches d’Atlanta, on voyait des concerts dans les parcs, mais chez nous, on ne savait pas que cela existait.

Élodie Le Breut : Je suis directrice de l’AMI, une structure basée à la Friche la Belle de Mai depuis 1994. Nous sommes soutenus par différentes collectivités pour porter un cahier des charges autour de l’accompagnement des artistes-musiciens. Nous avons six studios à la Friche, nous accompagnons une quinzaine de porteurs de projets par an à créer leurs structures, et on a soixante-dix groupes en résidence par an, du local jusqu’à l’international. On organise aussi deux événements : Hip-Hop Society, consacré à la culture hip-hop sous toutes ses formes, et Jamais d’Eux Sans Toi, plutôt dédié aux cultures et musiques expérimentales. Ces deux événements sont la vitrine de ce qui se passe à l’année et qui est invisible pour le public. 

Comment vous êtes-vous rencontré·es ?

Kebbi Williams : J’ai rencontré Élodie dans notre lieu à Atlanta, la Gallery 992, où nous organisons des activités et des concerts. C’était une super rencontre. Elle a pu assister à notre festival, et par chance, j’ai pu venir à Marseille et voir aussi ce qu’elle fait ici. C’était fantastique, j’ai découvert plein de scènes. C’était très différent d’Atlanta. Je suis toujours en train d’explorer.

Élodie Le Breut : Je suis allée à Atlanta deux fois. Une première fois dans le cadre d’une visite collective en octobre 2022, organisée par City/Cité, où j’ai rencontré Kebbi à la Gallery 992. Mais je n’avais pas vu le festival donc j’étais obligée de revenir ! J’y suis retournée cette année puisqu’on accompagne un artiste qui est lauréat de la Villa Albertine en 2023, Djellali El Ouzeri, qui est un acteur central de la culture hip-hop à Marseille, notamment parce qu’il est le fondateur de la Fonky Family, mais aussi parce qu’il travaille beaucoup avec nous sur les questions de la transmission vis-à-vis des jeunes groupes.

Lors de mon deuxième séjour à Atlanta, l’une des missions consistait à voir le festival Music in the Park ; j’en avais beaucoup entendu parler, et ce qui m’intéressait était de voir comment son festival se déroulait. Il y a un principe un peu commun entre Jamais d’Eux Sans Toi et Music in the park : ces festivals mettent en lumière l’invisible dans toutes ses esthétiques. Et même si le travail de Kebbi est avant tout centré sur l’improvisation, l’avant-garde et les musiques expérimentales, il accompagne les jeunesses, notamment à travers une parade magnifique de drumlines et un travail mené avec les écoles. Cela m’intéressait aussi de voir un festival monté dans la rue, devant les porches des maisons. Tout est gratuit, et je voyais des points communs avec ce qu’on essayait de faire.

Est-ce qu’il y a des échos entre Marseille et Atlanta concernant les dynamiques culturelles et musicales ?

Kebbi Williams : Il y a un léger écho, mais les cultures sont différentes. Je pense que c’est une nécessité pour nous de nous connecter, justement parce que les cultures sont si différentes. Ici à Marseille, il y a beaucoup de cultures, de pays représentés. À Atlanta, c’est moins le cas. Atlanta est un “hub” aux États-Unis, c’est un des plus gros points de rencontre dans le sud du pays, mais le sud des États-Unis ne ressemble en rien à New York, Chicago, Los Angeles ou Miami.

C’est beaucoup plus homogène, il y a des noirs, des blancs, des latinos, mais ce n’est pas aussi multi-culturel. Je trouve que c’est important pour nous de voir cette approche. À Atlanta, la culture noire est très forte, et ici, je vois une culture africaine très présente. Je l’ai ressenti au festival, c’était génial car il y avait des concerts très différents, il y avait par exemple un groupe du Congo et cela paraissait tout à fait naturel. Pour beaucoup d’entre nous aux États-Unis, nous savons que nous sommes des descendants de l’esclavage, mais chacun d’entre nous pourrait venir du Congo, et nous ne le savons pas forcément.

C’est important que les Noirs américains découvrent d’autres cultures qui résonnent avec la leur. Tout le monde sait qu’Atlanta a pris d’assaut la scène hip-hop, mais il y a aussi beaucoup d’autres choses que le monde ne connaît pas. Je pense que ce serait bien de connecter les deux villes et d’exposer ce qui se fait de chaque côté.

Élodie Le Breut : Il y a un écho parce que ce sont deux villes secondaires avec une identité forte. Atlanta avec un gros marketing autour de la ville sur le hip-hop, et Marseille comme la deuxième ville ou peut-être même la première ville du rap en France.
Je vois aussi un parallèle autour des traces encore très vives de l’esclavage à Atlanta, et de la colonisation à Marseille. C’est une histoire propre à la France mais à Marseille, c’est séculaire, ça ne s’est pas effacé d’une histoire à une autre. Toutes les couches de la relation de la France au continent africain sont encore très visibles, et se poursuivent au-delà de l’histoire coloniale.

Je pense qu’il y a aussi un lien historique entre les deux villes, même si c’est effectivement difficile de les comparer. En ce qui concerne le hip-hop, Atlanta s’est démarqué par une esthétique, notamment avec l’avènement du groupe de hip-hop Outkast, dans lequel, d’ailleurs, Kebbi a joué. De son côté, Marseille s’est aussi distinguée par une façon différente de faire du rap. Mais des deux points de vue, c’est intéressant de voir que cela a été fait avec le souhait de faire différent. Quand on voit Andre 3000 (du groupe Outkast) qui sort un album de flûte (New Blue Sun, sorti le 17 novembre 2023), c’est ce qu’il est en train de construire : une créativité, une expérimentation permanente. C’est aussi ce que je cherchais en invitant Kebbi à Marseille : lui permettre de transmettre sa manière spécifique de faire de la musique, cette forme à géométrie variable qu’il a inventée et qui est un espace d’improvisation qui a lieu tous les dimanches dans à la Gallery 992. Au-delà des concerts, c’est ce qu’il a fait lors d’une masterclass qu’il a animée au conservatoire de Marseille.

Pouvez-vous nous parler un peu plus de ce format que vous avez inventé et qui s’appelle REVERENCE ?

Kebbi Williams : REVERENCE, c’est ce qu’on fait tous les dimanches depuis 7 ans, depuis qu’on a ouvert la Gallery 992. On a créé ce lieu en face du parc où se déroule le festival pour pouvoir avoir une action plus durable sur la communauté. On donne des cours de musique, il y a de l’art sur les murs. Et chaque dimanche nous faisons une “exposition d’improvisation”. Ce sont des jam sessions dans lesquelles il n’y a pas de reprises, pas de demandes, et où l’objectif est de créer de la musique à cet instant précis. Les gens jouent sur la même longueur d’ondes, chaque dimanche a son propre son et sa propre sensation. C’est effrayant de faire de la musique à partir de rien, sans préparation, et de faire en sorte qu’elle soit géniale, mais si on se concentre vraiment pour être en harmonie avec les gens autour, on peut créer des choses incroyables. Sans vouloir être pompeux, on crée des chefs-d’œuvre, mais on le fait avec cette approche différente. L’improvisation n’est pas un nouveau concept, ça existait déjà et c’est partout dans la vie, mais dans ces moments-là, l’enjeu, c’est de ne rien préméditer. En cela, c’est une nouvelle manière de faire de la musique.

Élodie Le Breut : J’ai adoré assister à REVERENCE, et c’est aussi pour ça que Kebbi est à Marseille. Ces formes musicales improvisées sont très difficiles à voir parce qu’elles ne sont pas ou peu diffusées. Comme il le dit, programmer ce genre de proposition en France, c’est prendre un risque. Peu de programmateurs sont prêts à le faire. Cela repose encore trop sur la notoriété, celle de Kebbi notamment, mais je pense que toute la création musicale va devoir s’interroger sur comment la musique va évoluer. Ces formes-là, ce sont les musiques du futur. Tous les artistes de REVERENCE ne sont pas de la même génération, ils n’écoutent pas les mêmes musiques, ils n’ont pas le même background esthétique, mais le fait d’être ensemble et d’improviser ensemble dans une liberté totale, cela crée quelque chose de vraiment particulier. C’est un laboratoire.

Vous avez expliqué souhaiter proposer de la musique « pour la communauté ». En France, le mot « communauté », qui est utilisé différemment aux États-Unis, a reçu une connotation péjorative en raison de la manière dont les politiques l’emploient, en l’associant notamment au communautarisme. Qu’est-ce que ça veut dire, pour vous, faire de la musique pour la communauté ?

Kebbi Williams : Il y a énormément de quartiers à Atlanta où il n’y a pas d’art, ou bien seulement du hip-hop qui sort des radios des voitures. Certains quartiers organisent des concerts, mais ce sont des quartiers riches.

Le parc où nous organisons Music in the park est un parc où les gamins jouent au basket, vendent des drogues, et font plein d’autres choses. La première fois qu’on y a organisé des concerts, il s’est passé quelque chose de magnifique : les étudiants ont été touchés par les professionnels, les professionnels ont été touchés par les étudiants, et les jeunes qui vendaient des drogues ont pu voir d’autres jeunes qui faisaient de la musique, et ils ont adoré.

Une femme sans-abri est même venue me voir en pleurant, me disant qu’elle n’avait jamais rien entendu de tel auparavant. En gros, la communauté a dit : tu dois le refaire. On l’a donc fait pendant plusieurs années dans le parc, on a fait des partenariats avec des institutions, on a commencé à fermer la rue pour faire les concerts dans la rue, et un jour, la Gallery 992 a ouvert juste en face du parc. La communauté, c’est donc simplement les common men, ceux qui travaillent tous les jours. Et ce que j’entends par ce mot, c’est avant tout mon quartier.

Élodie Le Breut : La question des communautés a une appréciation négative en France pour des raisons de langage politique, mais j’aime utiliser ce mot par rapport à la communauté de gens que nous touchons à travers notre action, notamment les artistes qui viennent en résidence. Kebbi, maintenant tu fais partie de notre communauté !

Ensuite, ce qu’on pourrait appeler communauté, chez nous, c’est le quartier, c’est la proximité… À la Friche, on essaie en permanence de renforcer la relation au territoire. La communauté, c’est la proximité, c’est faire en sorte que les propositions artistiques et la pratique de l’art soient accessibles au plus grand nombre et en particulier à notre proximité à nous. L’A.M.I. et La Friche pourraient tout à fait se retrouver dans la démarche de la Gallery 992, mais c’est vrai qu’à Atlanta c’est encore plus fort parce qu’il n’y a pas de financements publics importants. La conséquence, c’est qu’il y a une auto-gestion et une solidarité qui, pour nous, est peut-être moins organique.


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