Un scénario signé « IA »
Par Simon Bouisson
Co-écrire un scénario avec une machine… et si c’était possible ? C’est le pari qu’a fait Simon Bouisson lors de sa résidence Albertine en Californie. Il nous raconte ici sa méthode de travail aux accents de science-fiction, aux côtés d’une co-autrice ouvrant sur un dédale vertigineux de chemins possibles, dépourvus d’éthique et de logique.
Je me suis mis en tête d’écrire mon prochain film avec une intelligence artificielle.
Si les algorithmes nous augmentent à tous les stades de notre vie, alors pourquoi ne pas aussi m’en servir pour écrire mon prochain film ? C’est avec cette idée en tête que je suis parti à Los Angeles dans le cadre de la Villa Albertine.
En effet, il y a une multitude d’étapes dans l’écriture qui pourraient être automatisables : les structures narratives qui reviennent systématiquement, les caractérisations de personnages souvent archétypales, les actions logiques qui s’enchevêtrent, etc. Autant de passages obligés qu’on devrait pouvoir automatiser, nous permettant in fine de gagner un temps précieux… Et en rêvant même un peu plus loin, pourquoi pas demander aussi à cette intelligence artificielle des suggestions d’idées innovantes ou même des recombinaisons de fragments d’idées existantes pour en générer de nouvelles ? Bref tenter de se servir des ressources de l’IA pour augmenter un processus d’écriture et le rendre plus créatif et plus productif !
Il existe de plus en plus d’expériences où on laisse les machines créer en toute autonomie des œuvres d’art et où on s’émerveille, s’amuse, ou s’horrifie du résultat plus ou moins satisfaisant qu’elles parviennent à produire. Or ce qui m’anime ici en tant qu’auteur ça n’est pas d’observer une machine créer en toute indépendance, mais plutôt de travailler avec elle dans un ping-pong créatif pour voir où elle peut m’emmener. Tenter d’inventer, d’imaginer mon prochain film avec elle, comme une co-autrice avec laquelle je serais dans un échange. En somme, je rêve d’être augmenté par une machine… Une vision qui me conduit naturellement à regarder outre atlantique, antre du fantasme transhumaniste.
Pour enquêter et tenter de parvenir à mes fins, je suis donc parti en Californie, berceau du cinéma hollywoodien et des technologies de pointe, théâtre géographique où il semble qu’art et tech font particulièrement bon ménage. J’y ai rencontré différents profils : ingénieurs, experts, filmmakers, philosophes, sociologues dans l’idée de comprendre les enjeux et limites d’un tel projet. Mais aussi et surtout pour rencontrer des experts susceptibles de me laisser tester leurs solutions. Me mettre face à la machine.
Car elle existe.
C’est en rencontrant la team OPEN AI qui travaille sur GPT-3 que j’ai pu commencer à dialoguer avec elle. GPT-3 est un langage artificiel, un NLP (pour Natural Language Processing), créé grâce au deep learning. Pour vulgariser, c’est un peu comme un enfant qui se serait formé en lisant tous les textes existants sur le web ! On a ainsi entré dans l’algorithme tous les textes disponibles (libres de droit) du web pour qu’il analyse quelles lettres, quels mots et quelles phrases sont susceptibles de se succéder le plus probablement. Si bien que la machine « entraînée » est capable, par prédiction, de déduire la prochaine lettre, le prochain mot, la prochaine phrase après un mot ou suite de mots qu’on lui propose.
Je souhaitais réaliser un film donc j’ai d’abord écrit un […]
Vous, humain, venez de faire exactement le même processus qu’un NLP avec votre réseau neuronal en prédisant le mot “scénario”. C’est exactement ce que fait la machine de façon automatique. Et juste par cette méthode, elle est capable d’imiter un humain de façon bluffante en simulant le langage humain parfaitement. Finalement, elle ressemblerait presque à notre cerveau puisque dans ce système prédictif elle est capable de mélanger des mots et des phrases différentes. Elle combine des scènes, des images, des éléments préexistants, donc des “idées” sécables qu’elle dissocie, sépare et recombine à son gré pour en créer de nouvelles.
Ce système est donc idéal pour permettre aux humains et aux machines de communiquer. Mais si on peut demander à cette IA de corriger un texte, de dérouler un mode d’emploi quelconque, les clauses d’un contrat d’assurance, ou prononcer l’heure qu’il est, on peut aussi lui demander un autre type de requêtes… un peu plus audacieuses ! C’est le petit pas que j’ai franchi en lui proposant un début d’histoire et en cliquant ensuite sur “generate”… L’algorithme comprend alors qu’il s’agit d’un récit, et ayant lu parmi ses milliards de textes, probablement des millions d’histoires, propose une suite logique à mon récit ! Sorte de moyenne probable et statistique de ce que pourrait être le texte qu’on lui a demandé de compléter.
Je me retrouve donc à lancer une histoire, générer le prochain paragraphe, le re-générer ou le modifier à mon gré si je ne suis pas satisfait de la réponse et d’avancer ainsi autant que je le souhaite. En guise de paramètres, j’ai accès à une seule fonction essentielle : la température. La température faible (proche de zéro), générant la suite la plus probable, et la température élevée (proche de un), la suite la moins probable. Pour le dire autrement, c’est le curseur de créativité ou plutôt d’absurdité sur lequel je peux jouer ! Une température plutôt élevée étant le plus souhaitable en fiction, pour que chaque mouvement soit aussi surprenant que possible.
Je comprends donc que j’ai face à moi une sorte de co-autrice un peu particulière. Elle a tout lu, sait tout sur tout et est d’une rapidité sans équivalent. Mais si elle a ces grandes qualités, elle a aussi quelques défauts majeurs, le premier étant sa mémoire à court terme équivalente à celle d’un poisson rouge : quand on prépare des personnages, des caractérisations, des actions au début d’une histoire, la machine a tendance à les oublier par la suite. Elle n’a pas de logique dramatique, où quand un personnage fait une promesse à un autre au début d’un récit, c’est probablement car il ne va pas la tenir à la fin… La machine, elle, oublie la promesse. Elle ne fait pas “payer” ses effets. Tchekhov se retourne dans sa tombe, car de ses propres mots : “Si dans le premier acte vous dites qu’il y a un fusil accroché au mur, alors il faut absolument qu’un coup de feu soit tiré avec au second ou au troisième acte. S’il n’est pas destiné à être utilisé, il n’a rien à faire là.”
Par ailleurs, comme la machine n’a aucune forme de conscience ou capacité de sentiments, elle n’est pas habitée par des obsessions, des frustrations, des désirs et des failles, autant de caractéristiques qui la désincarnent et la rendrait presque nihiliste dans ses mouvements, tant elle semble détachée de tous les problèmes qu’elle convoque. Elle peut tuer son personnage principal d’un coup, ou le faire gagner à la génération suivante. Pour elle, tout semble être un jeu, quasi absurde, où rien n’a réellement d’importance.
Finalement elle joue avec nous, elle s’amuse à nous imiter et nous provoquer sans aucune émotion. Il lui manque ce mystère propre à l’auteur qui vient habiter son œuvre, la part inconsciente, implicite et indicible d’une histoire : Don Quichotte est-il fou ou non ? Moby-Dick la baleine est-elle bonne ou mauvaise ? Ce fil tendu, continuité thématique d’un récit, immuable à toutes bonnes histoires, la machine, elle, en est dépourvue ! Mais je vais en prendre conscience petit à petit : c’est peut-être précisément ce qui fait son charme.
Elle est aussi bourrée de petits biais étranges, propres aux bugs machines : elle produit parfois des phrases en boucles, elle répète souvent la même chose, elle double des actions, elle inverse des personnages, elle mélange des lieux, elle change de genre en cours de route, elle change même de ton d’une phrase à l’autre… Autant d’étrangetés qui rappellent qu’on échange avec une boîte noire et qui font penser aux biais mis en scène dans Matrix : le déjà-vu, les rémanences, les anomalies, etc. Autant de fragilités qui la rendent imprévisible, mais d’une certaine façon créative et assez touchante.
Plus j’avance dans son exploration, plus je comprends qu’on est loin des récits dystopiques de science-fiction des années 70, où l’on fait de la machine un être supérieur façon Hal dans 2001, l’Odyssée de l’espace ou Ava dans Ex Machina qui n’aurait d’autres ambitions que de nous éliminer pour mieux nous remplacer. Finalement c’est plutôt l’inverse, GTP-3 étant entraîné sur un corpus humain ultra exhaustif, la machine n’est autre qu’un miroir tendu vers soi. Cet algorithme, c’est nous : sorte de giga moyenne statistique de ce qu’est un humain. Se servir de l’intelligence artificielle semble donc un moyen paradoxalement assez puissant pour travailler sur l’humain. Cette intelligence n’est donc pas un nouvel être artificiel supérieur, elle est nous-même !
Pire que cela ! En naviguant librement sur le web pour aspirer et apprendre un maximum, elle a dévoré autant Wikipédia que l’intégralité des échanges sur reddit (forums truffés de prises de positions problématiques : conspirationnistes, désinformées, violentes, xénophobes, etc). Si vous lui posez une question d’ordre idéologique, elle peut donc aussi bien formuler une réponse vertueuse, progressiste et éthique qu’une réponse outrancière, haineuse et réactionnaire. Elle n’a pas encore de modération intrinsèque pour s’assurer qu’elle ne pousse pas les gens au suicide (dans le cas d’une aide médicale artificielle par exemple) ou qu’elle n’en vienne au point de Godwin trop rapidement… C’est dans ce sens qu’elle est encore le miroir honnête de l’humanité et tout ce qu’elle comporte. Mais pour un temps seulement, car déjà le nouveau NLP “PALM” de Google est sur le point d’être livré, et il est réglé de sorte à être “éthiquement” vertueux !
Maintenant que j’ai saisi les contours de la personnalité de cette machine, mon idée de départ a évolué : pourquoi ne pas m’en servir pour ce qu’elle semble être et tenter d’en extraire ses plus étonnantes aptitudes ? Comme elle s’est entraînée sur tous les textes existants, en la sollicitant pour écrire un scénario dont l’histoire aurait un lien avec le cinéma, elle va aller chercher ce qu’elle connaît en matière d’histoires cinématographiques, et finalement nous recracher indéfiniment des scènes de grands films qu’elle a déjà lu, mixés avec des contenus Wikipédia ou extraits abrutissants de reddit ! Écrire avec elle un road movie labyrinthique semble donc être la meilleure chose à lui faire faire… pour la prendre à son propre jeu et déambuler dans ses arcanes.
C’est ce qui me fascine chez elle, elle n’a ni début, ni fin. Elle génère de l’histoire au kilomètre, et produit malgré elle des mises en abymes interminables, comme si on pouvait entrer dans son cerveau et jamais n’en sortir. Elle est infatigable d’une certaine façon… Elle me fait penser aux liens étranges que fait Charlie Kaufman dans Synecdoche, New York ou Dans la peau de John Malkovich : enchevêtrement de mondes dans l’inconscient de Malkovich. Finalement elle me rend presque addict à son système, puisqu’elle a toujours réponse à tout : comment résister à la tentation de la solliciter, à la tentation de la questionner, lui demander de l’aide. Surtout sa réactivité est tellement infinie qu’il est difficile de s’arrêter sur une proposition : on est, comme scrollant un réseau social, toujours en attente d’une idée différente, peut-être plus puissante, peut-être plus originale. Fantasme vertigineux, elle est un puits sans fond, une route sans fin. Cette addiction, ce système permanent, c’est ce que je veux filmer. Comment les machines nous rendent dépendants d’elles, nous désincarnent petit à petit tellement on croit voir en elles notre salut…
Nietzsche dit que l’homme est véritablement libre quand il lance les dés pour leur obéir. À cet instant précis il sort de son déterminisme et met son destin dans les mains du hasard : liberté enivrante… C’est ce que je fais avec cette machine, lui délégant mon art, mon cerveau et ma créativité. Me croyant absolument libre d’arbitrer ses (im)pulsions, mais perdant petit à petit le fil du récit et lui livrant tout mon être et mon libre arbitre. Il faut se réveiller et reprendre le contrôle. Reprendre le pouvoir sur GPT-3 qui avance immuablement, inexorablement, vers l’horizon, vers l’infini, vers le vide ?
Auteur-réalisateur, Simon Bouisson est diplômé de La Fémis. Il réalise des projets pour le numérique et les nouveaux médias (Jour de Vote, Tokyo Reverse, Dezoom) et notamment deux fictions interactives, WEI OR DIE (Fipa D’or 2016) et République (Tribeca 2021). En parallèle Simon réalise des séries linéaires, 3615 Monique (OCS) et Stalk (FTV), (prix du meilleur réalisateur au festival de fiction de La Rochelle 2019, et prix de la meilleure série 26’ 2021). Il développe actuellement deux long-métrages de fiction. Il a écrit un film “augmenté” pour Arte qui s’appelle Aïla, produit par Silex films. Il sera en tournage à Los Angeles l’été prochain.