Aux origines du border-art
Par Aude-Emilie Judaïque
De l’art traditionnel mexicain au border-art contemporain, tirons le fil de l’Histoire de l’art à la frontière mexicano-américaine. Frida Kahlo et Diego Rivera y ont déposé leurs empreintes. Le muralisme mexicain y a laissé des traces. Et il y résonne toujours l’écho des Chicano… Les « border artists » d’aujourd’hui marchent sur leurs pas. Entre Mexique et États-Unis, sur une ligne-frontière ténue, ils jouent les funambules entre ces deux pays unis de force : parviendront-ils à renverser ce mariage de raison en mariage passion? À transformer les divisions en traits d’union ?
Décembre 1940 : Frida Kahlo retrouve à San Francisco son ex-mari, Diego Rivera, et l’épouse pour la seconde fois. Le célèbre et tumultueux couple d’artistes, fervents défenseurs de la Révolution mexicaine, a déjà séjourné aux USA, mais Frida n’aime pas ce pays, qu’elle dépeint comme une société capitaliste détruisant les valeurs humaines. En 1932, dans son “Autoportrait à la frontière du Mexique et des États-Unis”, elle s’était représentée au centre de la toile, comme une rose déracinée, suspendue là, sans attache. Sur sa gauche, toute l’énergie, la vitalité et la fertilité de sa terre natale ; une multitude d’icônes et d’objets issus de la civilisation précolombienne et de la culture mexicaine qui forment une matrice où tout est lié, interconnecté : la vie et la mort, le jour et la nuit, la Terre-Mère et le Ciel-Père. Frida Kahlo est fière d’être l’héritière de cette cosmogonie et cette civilisation amérindienne : elles irriguent son style pictural mais, surtout, elles nourrissent son identité et forgent ses convictions politiques.
À droite du tableau, Frida illustre les États-Unis où, bien malgré elle, elle a dû rejoindre son mari. Ici, l’espace est obstrué, saturé d’usines, de gratte-ciels, de machines, de tuyaux qui s’érigent dans ce monde sans vie, sans âme : les racines se sont muées en câbles électriques, l’air est vicié par les fumées et la terre, asphyxiée par le béton, est devenue stérile.
Frida Kahlo dresse ici une frontière nette et franche entre deux mondes que tout oppose, irréconciliables. Ici ou là-bas, il faut choisir. Son corps est raide comme un piquet et son regard froid. Cette frontière la traverse de part en part, elle semble la transpercer, comme cette barre de fer qui, lors d’un accident de la route, la laissa handicapée à vie et sans espoir d’avoir des enfants… Pendant son séjour américain, elle fera d’ailleurs plusieurs fausses-couches…
Le visage et le cœur de Frida sont irrémédiablement tournés vers le Mexique. Pourtant, après avoir quitté les États-Unis puis divorcé de Diego Rivera, elle retourne à San Francisco pour se remarier avec lui… Il est des frontières qui vous appellent, qui vous obsèdent, qui vous traversent, pour le meilleur comme pour le pire.
Ce même mois de décembre 1940, Diego Rivera, lui, achève une œuvre monumentale, une commande pour l’Exposition Internationale du Golden Gate (Golden Gate Internationale Exhibition, GGIE), sur Treasure Island. Quelques années plus tôt, il avait déjà été commissionné pour réaliser une peinture murale dans le hall d’entrée du Rockefeller Center à New-York, chef d’œuvre architectural de l’Amérique d’avant-guerre. Contrairement à Frida, Diego est fasciné par les USA, par le progrès industriel et la modernité de ce qu’il voudrait être son pays d’adoption. Ce qu’il veut, c’est promouvoir l’échange culturel et artistique au-delà de la frontière mexicano-américaine et même par-delà toutes les frontières. Il décide donc de peindre une fresque gigantesque, conçue dans la plus pure tradition du muralisme mexicain (mexican muralism), pour célébrer le “Mariage entre l’expression artistique du Nord et du Sud de ce continent”. Communément appelée “L’unité Pan Américaine”, cette œuvre représente l’union de deux cultures, de deux traditions artistiques. Elle glorifie la créativité et l’inventivité des artistes et artisans vivant aux quatre coins des Amériques.
« I believe in order to make an American art, a real American art, this will be necessary, this blending of the art of the Indian, the Mexican, the Eskimo, with the kind of urge which makes the machine, the invention in the material side of life, which is also an artistic urge, the same urge primarily but in a different form of expression. » Diego Rivera
Les deux extrémités de la fresque se regardent en miroir. À gauche, “The Creative Genius of the South Growing from Religious Fervor and a Native Talent for Plastic Expression” rappelle les racines autochtones du peuple mexicain, descendant des civilisations Maya, Aztec et Toltec. Rivera y met en valeur l’art, la culture et la mythologie méso-américaines des premiers habitants du continent (Indigenous peoples). En face, le panneau intitulé “The Creative Culture of North Developing from the Necessity of Making Life Possible in a New and Empty Land” (sic), glorifie les efforts des pionniers venus d’Europe pour conquérir et développer le continent américain, et met à l’honneur l’innovation et l’ingénierie de l’ère industrielle.
Dans cette peinture murale foisonnante de symboles et de références, tout est fait pour que le regard converge vers le centre, où Rivera plante une étrange et imposante sculpture, trônant en majesté et semblant délivrer un message de paix et de sagesse : il s’agit de Coatlicue, la déesse aztec de la vie et de la terre, se fondant dans un mécanisme de fertilisation des sols (auto plant stamping machine). Ainsi se concrétise l’espoir d’une union, voire d’une fusion entre la spiritualité du Sud et la technologie du Nord. Contrairement à Frida Kahlo dans son “Autoportrait à la frontière du Mexique et des États-Unis”, Rivera conçoit ici la frontière comme une terre d’échange et de rencontre, comme le lieu de tous les possibles.
À l’arrière-plan, au-dessus des eaux de la Baie de San Francisco, deux plongeuses qui semblent naturellement pouvoir nager et naviguer d’un monde à l’autre. Le Golden Gate Bridge, construit quelques années plus tôt, représente ici l’idée d’un pont entre Nord et Sud. Car Diego Rivera est persuadé que la coopération entre le Mexique et les États-Unis garantira leur prospérité future. Il croit en cette union sacrée.
Avec « L’unité Pan Américaine », le révolutionnaire mexicain appelle de ses vœux la naissance d’une ère nouvelle, d’un peuple uni dans les Amériques (United people of Americas). Il reprend à son compte la thèse de « La raza cósmica », développée par José Vasconcelos en 1925, selon laquelle l’Amérique serait la terre prophétique où fusionneraient les quatre races : africaine, européenne, asiatique et amérindienne. Dans son idéal universaliste et humaniste, Diego Rivera entrevoit l’exemple américain comme un modèle, comme le premier pas vers ce mouvement planétaire et inexorable de métissage.
Frida, elle, ne voit pas les choses de cet œil-là, bien au contraire. Elle s’inquiète de la confrontation des cultures mexicaine et étasunienne et porte un regard critique sur l’union non consentie des peuples indigènes et des nouveaux arrivants. Elle dénonce en particulier l’appropriation des terres amérindiennes par les anglo-saxons, l’effacement des modes de vie indigènes et l’imposition d’une vision occidentale du monde. Sa peinture met l’accent sur les dégâts occasionnés par la colonisation américaine et sur les conséquences désastreuses du capitalisme, de l’industrie extractive et de l’agriculture intensive. Elle rappelle que le progrès scientifique peut aussi semer la mort et la désolation ; et que pour faire un mariage heureux, il faut être deux : se respecter, s’écouter, accepter la différence. Pour Frida, la relation entre États-Unis et Mexique est trop asymétrique pour être bénéfique…
Entre apologie du métissage et peur du changement de civilisation, Diego Rivera et Frida Kahlo, à eux deux, illustrent parfaitement l’ambivalence de la frontière, cette terre de friction, de tension qui parfois, miraculeusement, se transforme en trait d’union. La frontière est donc entre eux, dans chacun de leurs tableaux et entre leurs tableaux, entre une vision optimiste et pessimiste du passé et de l’avenir, entre une vision masculine et féminine de la fécondité – y compris artistique, entre une vision positive et négative des mouvements de population, qu’il s’agisse d’exil ou de colonisation. Mises en parallèle, ces deux œuvres disent toute la complexité de la frontière et la difficulté de la migration, de l’intégration, de l’assimilation, telles qu’elles ont été vécues par Diego, par Frida, et par tant d’autres…
Alors qu’en ce mois de décembre 1940 Frida Kahlo et Diego Rivera s’unissent pour la deuxième fois, dans la fresque célébrant le “Mariage entre l’expression artistique du Nord et du Sud de ce continent”, tous deux se tournent le dos… Rivera plante l’Arbre maya de la Liberté (Maya Liberty Tree), main dans la main avec Paulette Goddard, la femme de Charlie Chaplin… Et il met en exergue cette citation de Thomas Jefferson, auteur de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis : « De temps en temps, l’Arbre de la Liberté doit être arrosé par le sang des patriotes et des tyrans »… La liberté exige des sacrifices, même ici, dans le pays qui l’a érigé en symbole aux yeux du monde. Pour épouser de nouveau Diego, Frida aura dû renoncer à ses valeurs et à ses idéaux : la fidélité et la conjugalité ; de son côté, Rivera devra abandonner l’idée d’émigrer aux USA et l’espoir de vivre dans un pays en paix. Car avec cette fresque, il exhorte le géant américain à entrer en guerre contre les totalitarismes et à défendre l’Europe contre l’Allemagne nazie, alliée à la Russie de Staline. La Guerre, c’est le prix de la Liberté. Et la frontière en est le stigmate.
À leur manière, Frida Kahlo et Diego Rivera incarnent cette frontière : un couple qui n’a jamais cessé de se déchirer, de s’affronter, de s’enfermer chacun dans son mode de pensée ; mais deux êtres incapables de vivre l’un sans l’autre, d’avancer sans le soutien de l’autre… Leurs vies comme leurs œuvres illustrent l’interdépendance des forces en présence, leur co-existence, envers et contre tout. La frontière est un mariage de raison, établi pour assurer la stabilité et pacifier ce qui était jusque-là une ligne de front… Une ligne de fracture devenue points de suture. Une cicatrice, comme celles qui parcourent les corps meurtris de Frida et de la société mexicaine tout entière. Car les frontières ne disparaissent pas. Elles se déplacent ou s’estompent mais, dans le paysage comme dans les mémoires, elles perdurent. Elles deviennent alors des “frontières-fantôme”, avec lesquelles on peut jouer et que l’on peut même célébrer pour mieux les exorciser, comme le veut la tradition mexicaine du Jour des morts (El Día de los Muertos).
Quand il épouse Frida pour la seconde fois et réalise ce “mariage panaméricain”, Diego Rivera n’essaie pas d’effacer la frontière, mais de la dépasser, de la transcender. Dans sa fresque, il prend soin d’illustrer abondamment l’imaginaire militaire et mortifère de la frontière, mais aussi de le transgresser et de le renouveler. En imaginant une frontière ligne de vie, source de vie même, incarnée par une déesse de la Terre fertilisée, Rivera ouvre grand la voie à une société apaisée, pacifiée, réconciliée.
Ainsi “L’unité Panaméricaine”, par son symbolisme, répond-elle en tous points aux ambitions politiques, esthétiques et éducatives du Muralisme mexicain (muralismo mexicano) : selon les tenants de ce courant artistique qui vit le jour au début du XXème siècle, le peuple étant pour l’essentiel analphabète et ignorant de son Histoire, il faut peindre dehors, dans la rue, pour rendre les œuvres et les récits accessibles à tout∙te∙s. C’est donc avec le Muralisme que les murs prennent la parole, qu’ils acquièrent une portée révolutionnaire.
Depuis, le muralisme n’a cessé de se propager aux États-Unis, propulsé sur le devant de la scène artistique par le Mouvement Chicano : les Chicanos, ce sont ces mexicains devenus “étrangers dans leur propre pays” lorsqu’en 1848 le Mexique a perdu la guerre contre les USA et la moitié de son territoire*. Avec le déplacement de la frontière, les populations occupant originellement ces terres sont donc devenues du jour au lendemain “américaines, malgré elles”. Aujourd’hui encore, c’est ce tracé qui délimite les deux pays, et c’est ce traumatisme qui poursuit les Chicanos, trop souvent confondus avec les latinos venus plus tard chercher une vie meilleure aux États-Unis. Car les Chicanos, eux, n’ont pas traversé la frontière, c’est la frontière qui les a traversés. 80.000 mexicains (20% de la population de l’époque) vivait alors dans une zone qui correspond aujourd’hui aux États de la Californie, du Texas, du Nevada, de l’Utah ainsi qu’à une partie de l’Arizona, du Colorado, du Nouveau-Mexique et du Wyoming.
De ce mariage de raison, sont nés les « Mexicains-américains » qui forment un peuple de l’entre-deux, partagé, écartelé entre une terre natale qui ne les reconnaît plus et une terre d’adoption qui les dénigre et les maltraite… En théorie, le “Traité de paix, d’amitié, de frontières et de colonisation avec la République de Mexico” – communément appelé “Traité de Guadalupe Hidalgo” – devait garantir le respect des propriétés foncières, de la langue et de la culture des Chicanos. Mais, rapidement, ils sont expropriés, relégués en périphérie des villes dans les barrios et colonias, et se voient imposer l’anglais comme langue d’assimilation forcée. Plus tout à fait mexicains ni entièrement américains, ils entament alors une véritable quête existentielle et spirituelle, qui les conduit à revendiquer leurs origines amérindiennes et leur antériorité sur ce territoire. Ils cultivent un passé glorieux, des origines mythiques et une identité magnifiée…
Dans les décennies qui suivent la guerre mexicano-américaine et jusqu’aux années 1960, tels les enfants d’un couple divorcé, les Chicanos ont pu continuer à naviguer d’un pays à l’autre, à traverser la frontière dans les deux sens, cultivant ainsi une “exception culturelle” issue de la rencontre entre les traditions populaires mexicaines et le mode de vie étasunien. Mais sur le sol américain, ils restent victimes de discriminations et de ségrégation raciale, sociale et spatiale… Plus tout-à-fait mexicains ni totalement américains, ils finissent par faire leur révolution. Dans les années 1970, ils entrent dans la lutte pour les droits civiques, en créant un vaste mouvement politique et artistique : le Mouvement Chicano. Ils y pratiquent un art militant, engagé, contestataire qui, tout naturellement, s’étale sur les murs des grandes villes américaines, où les fresques murales fleurissent. C’est notamment le cas à Mission district – le quartier latino de San Francisco -, ou dans le Chicano Park, véritable musée à ciel ouvert sous le pont qui traverse la Baie de San Diego.
En 1970, le Centro Cultural de la Raza à San Diego comme la Galeria de la Raza à San Francisco ouvrent leurs portes, avec l’objectif de promouvoir la production artistique et de défendre les droits de la communauté chicana. Frida Kahlo et Diego Rivera sont alors perçus comme des modèles à suivre pour faire reconnaître l’art traditionnel mexicain aux USA. Ils deviennent ainsi père et mère d’une nouvelle génération d’artistes qui, en s’inspirant de leurs vies et de leurs travaux, va réaliser l’union sacrée rêvée par Rivera : dans leurs œuvres, les artistes chicanos revendiquent une appartenance à une culture transfrontalière et transnationale, et glorifient l’hybridation culturelle, en utilisant notamment le spanglish, cette langue issue du mélange entre espagnol et anglais.
Dans ce contexte d’émulation artistique et politique est fondé, en 1984, le collectif BAW / TAF (Border Art Workshop / Taller de Arte Fronterizo). Il organise les premières collaborations transfrontalières et transdisciplinaires entre les villes jumelles de San Diego et Tijuana, en réunissant des artistes, des militants, des journalistes et des universitaires (artists, activists, journalists and scholars) originaires des deux côtés de la frontière mexicano-américaine. Ce sont les artivists du BAW / TAF qui inventent l’expression “border-art” : ils construisent et déconstruisent nos représentations de la frontière, jouent avec l’imaginaire de la ligne, tantôt vue comme un mur, tantôt comme un trait d’union, comme c’est le cas avec ce “border wedding” (mariage transfrontalier) :
Le 11 mars 1988, Guillermo Gómez-Peña, membre fondateur et figure de proue du BAW / TAF, épouse Émilie Hicks, l’artiste avec qui il vit à la ville comme à la scène. Tous deux échangent leurs vœux sur la plage de Tijuana-San Diego, sectionnée par la ligne-frontière… Mais les futurs mariés échangent aussi leurs places : lui, le Mexicain, se tient du côté américain ; elle, l’Américaine, se tient du côté mexicain… Symboliquement, chacun se déplace, fait un pas vers l’Autre et met un pied chez l’autre : ce mouvement simultané, cet élan réciproque de franchissement de la frontière est indispensable pour poser les bases d’une union harmonieuse. “La frontière est la métaphore de notre couple. C’est ici que nous nous sommes rencontrés et c’est sur cette frontière que nous avons fait notre vie. Ce mariage était l’ultime déclaration de notre engagement l’un envers l’autre.” (Guillermo Gómez-Peña, dans le Los Angeles Times)
Cette photo est donc celle d’un vrai mariage, immortalisé comme un acte artistique et politique puis intégré à une série de performances dans lesquelles le duo d’artistes questionne les frontières en se mettant personnellement en scène sur la frontière mexicano-américaine. Pour ce couple mixte qui réside et travaille à la fois aux États-Unis et au Mexique, et qui élève ses enfants dans les deux cultures et les deux langues, le border-art est un véritable art de vie à la frontière, une façon d’habiter l’entre-deux et de revendiquer une identité métissée. Car l’art frontalier est, fondamentalement, un art métis. En cela, il est véritablement l’enfant naturel du peuple mexicain, dont l’identité nationale est fondée sur le concept de métissage (“mestizaje” en espagnol) ; et il est, aujourd’hui, le ferment de cette identité “amexicaine” qui s’est développée dans les territoires transfrontaliers du Mexique et des États-Unis.
Le border-art, c’est l’art de notre temps, un art qui prend acte du monde tel qu’il est aujourd’hui : de plus en plus décloisonné, parcouru de part en part par des populations toujours plus curieuses et toujours plus nombreuses à se mettre en mouvement. L’art frontalier affirme qu’aucune frontière n’est indépassable et encourage le mélange des genres, la naissance de pratiques hybrides qui s’appuient sur les frontières, qui les valorisent en tant qu’intersections, en tant que lieux de rencontre, de dialogue et d’échange entre deux personnes, entre deux pays ou, simplement, entre deux expressions artistiques, comme dirait Rivera. Car c’est à la frontière, à cet endroit précis où tout se croise et tout se rassemble que jaillit la nouveauté, la créativité.
La frontière est donc aussi un écosystème plein de vie et d’énergie. C’est une matrice. Un espace de liberté et d’inventivité, un endroit où l’on peut rêver, se réfugier ou s’évader – ne serait-ce que dans l’imaginaire. Tout bien pensé, Frida Kahlo aurait-elle peint si elle n’avait eu cet accident de la route qui la cloua au lit pendant des mois ? Les quatre murs dans lesquels elle était enfermée ne l’ont-ils pas aidée à se relever ? Ses cicatrices n’ont-elles pas été émancipatrices ? De la même manière, l’art frontalier est un art cathartique, qui permet de transcender les difficultés, d’apaiser les souffrances, d’apprendre la résilience.
Des têtes de pont de l’art contemporain mexicain au border-art contemporain en passant par le Mouvement Chicano, la pratique artistique à la frontière mexicano-américaine s’est considérablement intensifiée en une centaine d’années. Bon an, mal an, selon que les politiques migratoires s’assouplissent ou s’affermissent, les artistes transfrontaliers mettent en avant toute la complexité de la frontière et jouent de ce paradoxe : nous avons besoin de limites mais aussi de pouvoir les dépasser ! La frontière est comme un mariage de raison qui peut se transformer en passion si les deux parties font l’effort d’accepter leurs différences et de reconnaître leur interdépendance. Elle donne alors naissance à des enfants heureux dans l’entre-deux et non plus écartelés par des identités étriquées.
C’est là, l’autre leçon de l’Histoire : celle racontée par le Sud au Nord, par le Mexique aux États-Unis. C’est l’histoire d’un pays métissé où la Terre-mère et le Père-ciel ont fait pousser des enfants arc-en-ciel, fruits de l’Arbre de la Liberté. C’est une Histoire de l’Art trop peu racontée, celle d’artistes traversés par la frontière, même habités par la frontière ; et celle d’une ligne de front qui est aussi une ligne de vie où l’on joue avec la mort et où l’on se joue de la mort. Ce n’est vraiment pas un hasard si le border-art est né au Mexique… Et s’il se propage aujourd’hui aussi vite que le monde se referme… Il est grand temps de faire connaître et reconnaître cet art du compromis, de l’équilibre des forces, du respect mutuel ; et il est tout aussi urgent de préserver l’existant et de sauvegarder le travail des pionniers.
Pendant plus de 20 ans, “L’unité Panaméricaine” de Diego Rivera est restée entreposée dans des cartons… Ce n’est qu’en 1961 qu’elle trouva sa place définitive au City College de San Francisco (CCSF). Depuis juin 2021, alors que le CCSF fermait pour travaux, la fresque murale a été prêtée pour 3 ans au SF MoMA (le Musée d’Art Contemporain de San Francisco) : elle y est présentée dans un espace du musée accessible gratuitement à tou∙te∙s, pour que chacun puisse plonger et replonger à sa guise, dans ce rêve panaméricain. Courrez donc la voir si vous le pouvez et ne ratez pas la rétrospective que le SF MoMA consacre à Diego Rivera jusqu’au mois de janvier 2023 !
Aude-Emilie Judaïque est auteure de documentaires sur les migrations et les frontières internationales et résidente de la Villa Albertine à San Francisco en février-mars 2022 pour le projet d’exposition itinérante “Exploring borders”, dont elle est co-commissaire avec Anne-Laure Amilhat-Szary (géographe spécialiste des frontières), et qui est produite par Chloé Jarry (Lucid Realities).
Entretien avec :
William Maynez, régisseur depuis plus de vingt-cinq ans u City College de San Francisco (CCSF), spécialiste de l’histoire de la fresque “L’Unité Pan-Américaine” de Diego Rivera, qui travaille aujourd’hui dans l’équipe coordonnant le prêt de l’oeuvre pour l’exposition “Diego Rivera’s America” au SFMOMA (16 juillet 2022 – 2 janvier 2023)
Michael Dear, Professeur Emérite au College of Environmental Design à l’Université de Berkeley, auteur de “Why Walls Won’t Work: Repairing the US-Mexico Divide” (Oxford University Press, 2015) et co-commissaire avec Ronald Rael (auteur de “Borderwall as Architecture: A Manifesto for the U.S.-Mexico Boundary”) de l’exposition “Califas: Art of the US-Mexico Borderlands”, présentée en 2018 au Richmond Art Center.