Lire, c’est laisser d’autres voix résonner
Par Siri Hustvedt
Lors de la remise du Choix Goncourt United States, qui a récompensé le 30 avril dernier « La carte postale » d’Anne Berest, l’écrivaine Siri Hustvedt s’est adressée aux étudiants membres du jury. Dans son discours reproduit ici, la présidente de cette édition 2022 est revenue sur ce que signifie défendre un livre.
Si on s’interrompt un instant et qu’on y réfléchit, la lecture est une chose bien étrange. La lectrice jette un œil à une page ou un écran, et dès lors qu’elle a appris le secret pour décoder ces signes abstraits, elle en perçoit le sens. Les autres animaux n’en sont pas capables. Les souris n’ont pas de bibliothèques. Mais dans notre espèce, l’écriture a été acquise bien plus tardivement que la parole, de là est né chez moi le sentiment magique qu’à travers ces petits signes, je pouvais converser avec les morts.
Et pourtant, la lecture est bien plus que la compréhension de mots. C’est une immersion dans la voix, les rythmes, la prose d’une autre personne. Les mots de l’auteur s’emparent de la conscience de la lectrice et supplantent sa narratrice interne – cette voix intérieure qui nous accompagne tout au long de la journée. Il est impossible de lire et de poursuivre sa propre narration interne en même temps. On peut faire des pauses pour assimiler des significations, ou s’interroger sur ce qu’il se passe dans l’histoire, mais nos propres mots et ceux du livre ne peuvent pas être formulés simultanément. La lecture est alors une sorte de possession par une autre personne pendant la durée du livre : cette intimité entre le lecteur et le livre a le pouvoir de changer des vies, et elle le fait.
La lectrice invente aussi le livre, ce qui signifie qu’il n’y a pas deux lectures d’un même texte qui soient identiques. Elles peuvent être similaires, mais jamais identiques. La manière dont les mots sont incarnés et vécus – les sentiments, pensées, et images qui sont éveillés – dépend de la lectrice, de son passé, de son expérience, de ses préjugés, de sa personnalité, le tout dans le cadre de la culture, au sens large, dans laquelle elle vit. Après tout, le langage est collectif, par sa nature même, et ses significations sont partagées. Néanmoins, les mots ne se limitent jamais aux sens du dictionnaire. Leurs significations se dérobent, glissent, et peuvent se transformer en leurs contraires, selon le contexte.
Je suppose qu’à tout le monde ici, il est arrivé de tomber amoureux d’un livre, et d’écouter ensuite quelqu’un d’autre le rejeter. Nous appelons cela une différence de goût littéraire. Ce qui a bon goût pour moi, vous, vous le recrachez avec dégoût. Les querelles à propos des livres sont courantes et saines. Un coup d’œil à l’histoire littéraire nous montre qu’il est possible que des livres dont on chantait les louanges de leur temps connaissent un déclin, tandis que d’autres gagnent en notoriété. Nous aimons penser qu’il y a là une sorte de justice, mais je ne pense pas que ce soit vrai. Je suis convaincue que beaucoup de grands livres ont été oubliés ou activement censurés, parce que le « mauvais » type de personne les avait écrits.
Ceux qui sont désignés comme lecteurs lors de prix littéraires ne sont pas exempts des contraintes que tout lecteur rencontre – héritage de préjugés culturels, manque d’ouverture à un certain type de texte, et une myriade d’autres angles morts de ce type. En effet, la proportion infime de femmes ayant remporté le prix Goncourt au cours de sa longue histoire nous informe non pas du fait que l’on manque d’excellentes écrivaines (qui sont ou ont été des femmes dont la langue d’écriture est le français), mais plutôt des hiérarchies de pouvoir bien enracinées et des idées qui sont ancrées au plus profond de la vie consciente et inconsciente d’une culture. Il est bon de rappeler que les frères Goncourt étaient de zélés partisans de l’infériorité féminine : « La femme est un animal vil et stupide » et « … elle est incapable de rêver, de penser, d’aimer ».
Cela dit, l’idée d’exporter un prix de littérature francophone à des élèves ici et là, y compris aux États-Unis, un prix qui accueille déjà les divers dialectes et géographies d’une seule langue, me semble être une forme de pluralisme que je soutiens vivement. L’acte lui-même soutient l’idée qu’une littérature n’est pas un territoire aux frontières dures, créées par des autorités douteuses, mais une terre où les frontières se brouillent et peuvent être tracées de multiples manières. Qu’un jury choisisse un livre signifie qu’il discute d’autres livres, pose des questions, débatte de son mérite, prenne position, et exerce l’art de la persuasion. Cela demande de la réflexion et de la passion. Je le sais, j’ai moi-même fait partie de jurys. Parfois, mes arguments ont échoué, et d’autres fois, j’ai gagné. Faire un choix exige des étudiants en littérature qu’ils entreprennent une réflexion personnelle et rigoureuse sur pourquoi tel ou tel texte est important pour eux, et pourquoi il devrait l’être pour les autres.
À une époque où il y a une montée de l’autoritarisme, la guerre en Europe, des fictions insensées circulant comme s’il s’agissait de réalités historiques, à une époque où les voix mesurées sont noyées par un racisme belliqueux, la xénophobie et la misogynie, et où les médias, tous les médias à quelques exceptions près, ne font que répéter des formules corrodées de truismes culturels non-interrogés, nous avons besoin de la littérature. Nous en avons besoin parce qu’elle parle dans une autre langue. Nous en avons besoin pour nous ouvrir aux véritables ambiguïtés qui font partie du fait que l’on soit en vie, et qui nous font sortir de nos récits propres et limités quant à comment sont réellement les choses. Le roman est une forme polyphonique, c’est-à-dire qu’il est composé de nombreuses voix, et non d’une seule ; des voix qui sont souvent en conflit les unes avec les autres. Elles sont dialogiques, et non monologiques, démocratiques, et non autocratiques. La lecture à profusion de nombreuses littératures développe effectivement notre conscience, ce qui, à tout le moins, remet en cause le provincial et le sectaire.
La magie des livres réside dans le fait que ces étranges petits signes sur la page sont fixes, et que si l’on est en mesure de les comprendre, ils peuvent perdurer, et leurs significations actuelles dépendront non pas des aînés dont je fais partie, mais des jeunes lecteurs, des lecteurs comme ceux d’entre vous qui sont ici aujourd’hui, qui porterez avec vous les pensées, les sentiments, et les images suscités par les nombreux livres que vous avez lus, alors que vous créez l’avenir.
Siri Hustvedt est l’autrice d’un recueil de poésie, de trois compilations d’essais, d’un ouvrage non romanesque, et de six romans, donc les bestsellers internationaux Tout ce que j’aimais et Un été sans les hommes. Son dernier roman, Un monde flamboyant, a été nominé au « Man Booker Prize » et a gagné le « Los Angeles Book Prize » dans la catégorie fiction. En 2012, elle a remporté le « International Gabarron Prize for Thought and Humanities ». Elle détient un doctorat en études anglophones de l’Université de Colombia, et est professeure en psychiatrie au Weil Cornell Medical College de New York. Son œuvre a été traduite dans plus de trente langues.
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