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Judith Henon et Sarah Schleuning : « Il faut imaginer le choc esthétique provoqué par la découverte des arts de l’Islam en Occident »

View of the exhibition "Cartier and Islamic Art: In Search of Modernity" at the Dallas Museum of Art; photo by Daniel Salemi, courtesy of Cartier

Par Raphaël Bourgois

Dans cet entretien croisé, Judith Henon, conservatrice au Louvre, et Sarah Schleuning, sa consœur du Musée d’art de Dallas, débattent des questions scientifiques, historiques et contemporaines autour de l’exposition «  Cartier et les arts de l’Islam : aux sources de la modernité  ». L’objectif est de comprendre, au-delà de l’intérêt esthétique, ce que cette exposition, qui a d’abord été présentée à Paris, nous dit de la place des arts islamiques à l’époque des frères Cartier et de celle qui est la leur aujourd’hui en France comme aux Etats-Unis.

Commençons peut-être par présenter l’exposition elle-même : que nous apprend la collection de Louis Cartier sur la façon dont les arts de l’Islam étaient perçus au début du XXe siècle ? 

Judith Henon : La découverte des arts de l’Islam au début du XXe siècle a un impact important sur les dessinateurs de Cartier. La maison est alors célèbre pour sa production de bijoux de style guirlande, et cette découverte va contribuer à introduire dès 1904 des formes nouvelles dans le répertoire, avec des pièces dont les lignes s’inspirent des compositions géométriques issues des arts de l’Islam révélées au travers des livres d’ornements et d’architecture. Décors de briques émaillées originaires d’Asie centrale, merlons à degrés… constituent les bases du répertoire qualifié plus tard d’« art déco », en référence à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925 et qui fait entrer la maison dans la modernité. Cette source d’inspiration est perceptible tout au long du XXe siècle dans les créations de la maison. 

Sarah Schleuning : Cartier et les arts de l’Islam : aux sources de la modernité montre la profonde influence de l’art islamique sur le collectionneur qu’était Louis Cartier (1875-1942) et, surtout, sur la production de haute joaillerie et d’objets précieux de la Maison Cartier à partir du début du XXe siècle. À l’époque, Paris était un véritable catalyseur de créativité, à la fois pour Louis et pour la Maison Cartier, qu’il a modernisée. À mesure que les puissances européennes investissaient le Moyen-Orient, l’Inde et l’Afrique du Nord, la capitale est devenue un carrefour commercial pour les arts et l’architecture islamiques. C’est aussi à cette période que l’étude des arts de l’Islam est devenue une discipline académique, donnant lieu à de grandes expositions qui présentaient ces ouvrages décoratifs sous un jour plus scientifique et plus formalisé. L’exposition est ainsi organisée en quatre sections, elles-mêmes divisées en de multiples galeries, qui proposent différents ensembles de bijoux, d’objets et de documents d’archives, aux côtés d’œuvres d’art islamiques issues de collections internationales, dont celles du Musée du Louvre, du Musée des arts décoratifs à Paris, et de la Keir Collection of Islamic Art, prêtée au Dallas Museum of Art (DMA). 

Qu’est-ce que la collection de Louis Cartier a de si particulier ? 

SS : Cette exposition a notamment pu voir le jour grâce aux mines d’informations que la Maison Cartier a pris soin d’archiver depuis sa création. Constituée à l’origine par le grand-père de Louis, puis enrichie par ses soins, la bibliothèque regorge d’anthologies consacrées aux arts décoratifs, d’ouvrages sur l’histoire de l’art, de catalogues d’exposition, et de publications sur les arts islamiques et l’architecture, dont La Grammaire de l’ornement d’Owen Jones (1856) et les livres de grands historiens français, parmi lesquels Adalbert de Beaumont, Eugène Collinot et Albert Racinet. Plusieurs de ces ouvrages sont manifestement annotés de la main de Louis, parfois marqués d’un « X », qui rédigeait des commentaires sur ce qui suscitait sa curiosité. Les dessinateurs de la Maison pouvaient ensuite, comme ils le font encore, consulter ces livres pour y trouver l’inspiration. Cette bibliothèque a fait naître des idées qui, transformées et recombinées, ont engendré de nouvelles créations. 

JH : Au-delà des achats qu’il peut réaliser pour la maison afin d’enrichir le stock des « apprêts » (fragments de bijoux ou d’objets existants, incorporés dans de nouvelles créations), Louis constitue en effet une collection personnelle d’art islamique à partir des années 1910. Cette collection, dispersée après sa mort, n’a jamais fait l’objet d’une publication ou d’un inventaire complet. Elle a été reconstituée comme vient de le dire Sarah grâce aux archives conservées par la maison Cartier et grâce aux catalogues des premières grandes expositions d’art islamique auxquelles Louis a été préteur. Cette collection était centrée sur les arts du livre et les précieux objets incrustés indiens et iraniens des XVIe et XVIIe siècle. Elle témoigne du goût sûr de Louis Cartier et de son amour pour les livres. A une époque où les manuscrits sont le plus souvent démembrés pour en isoler les peintures, il collectionnait les ouvrages complets et possédait d’ailleurs de très nombreux chefs-d’œuvre de l’art du livre persan, dont certains sont aujourd’hui conservés au musée de Harvard. 

SS : L’arrivée de Louis à la tête de la Maison Cartier, en 1898, a marqué un tournant majeur pour l’entreprise. Sous sa houlette, les créateurs ont donné naissance au style Cartier dans le nouveau studio ouvert à son initiative. Louis fournissait également pour étude des photographies des œuvres issues de sa collection personnelle. L’exposition met en lumière ce travail de collaboration qui perdure de nos jours, à travers des esquisses préparatoires, des croquis d’exécution et des notes, dont le spécimen le plus notable reste le carnet à idées. La Maison photographiait également toutes ses pièces à leur sortie d’atelier. Cela représente une vaste collection de clichés, accompagnés de leurs négatifs sur plaque de verre, qui documente l’histoire de la production et dévoile une partie de la collection privée de Louis. En complément de ces photographies, des moules en plâtre des pièces achevées, réalisés au début du XXe siècle, laissent une trace en trois dimensions. L’exposition de Dallas présente d’ailleurs ces plâtres en exclusivité.

Vanity Case from 1924, Nils Herrmann, © Cartier

En 1903, le Musée des arts décoratifs de Paris a organisé une grande exposition sur les arts de l’Islam. S’était-elle dégagée de l’orientalisme, cette vision d’un Orient fantasmé nourrie par les peintres européens du XIXe siècle ? 

JH : L’Exposition des arts musulmans de 1903 présentée au Musée des arts décoratifs à Paris, est la première qui adopte une véritable rigueur scientifique. Elle est organisée par Gaston Migeon, jeune conservateur du Louvre et figure de proue de ces amateurs éclairés qui tentent de faire émerger les arts de l’Islam comme une véritable discipline scientifique. Il s’appuie sur l’Union centrale des arts décoratifs (ancêtre du Musée des arts décoratifs) et sur un réseau de collectionneurs parisien afin de réunir un ensemble d’œuvres rigoureusement sélectionnées, loin de l’orientalisme de pacotille des précédentes expositions. 

SS : Au début du XXe siècle, plusieurs musées européens ont permis aux artistes et aux entreprises telles que la Maison Cartier de découvrir les arts de l’Islam. Les commissaires d’exposition cherchaient à faire découvrir au public des motifs, des techniques et des matériaux alors méconnus. Évoquant la rétrospective décisive sur l’art islamique au Musée des arts décoratifs, George Marteau avait fait remarquer que « les yeux ne s’ouvrirent tout à fait qu’en 1903 ». Si l’on ne peut entièrement séparer cette exposition révolutionnaire de la vision de l’Orient qui imprégnait l’Europe du XIXe siècle, elle marque néanmoins un changement crucial dans la politique de conservation, qui se livre désormais à une analyse plus scientifique des caractéristiques de l’objet. Compte tenu de son succès, une seconde exposition sera organisée au musée en 1907. Ces manifestations, et les suivantes, sont importantes à double titre. Elles ont non seulement suscité la curiosité et l’admiration du public envers les splendides réalisations de l’art islamique, mais aussi engendré une génération de collectionneurs dans la lignée de Louis Cartier, qui était pleinement consciente de l’importance d’ouvrir sa collection privée aux artistes et au public.   

À ce propos, pouvez-vous en dire davantage sur le rôle joué par Louis Cartier et sur ce que nous savons du lien qu’il établissait entre modernité et arts islamiques antiques ? 

JH : Louis Cartier était sans cesse à la recherche de nouvelles idées pour la maison. Il a d’ailleurs exploré de nombreuses autres pistes : l’Égypte antique, l’art du Japon et de la Chine, dont il possédait également des œuvres dans sa collection personnelle. Nous ne possédons pas d’écrit de sa main sur les arts de l’Islam, mais il complète la bibliothèque de la maison Cartier par une très riche section consacrée aux arts et à l’architecture islamique et il constitue au début du XXe siècle une collection personnelle qu’il va mettre entre les mains de ses dessinateurs. 

SS : On serait bien en peine de déterminer le point de départ de sa collection privée d’œuvres d’art islamique, car il faisait souvent des acquisitions au nom de la Maison, qu’elle n’a jamais fait l’objet d’une publication, et qu’elle a été dispersée après sa mort comme l’a indiqué Judith. Notre exposition en a reconstitué une partie, grâce aux archives de la Maison Cartier (livres d’inventaire, factures, négatifs sur plaque de verre) et des expositions auxquelles il avait prêté des pièces.  

La fin du XIXe siècle et le début XXe siècle ont été les témoins d’un foisonnement artistique extraordinaire (impressionnisme, fauvisme, cubisme puis art abstrait) entre autres inspiré des arts africains. Quelle place ont occupée les arts de l’Islam ? 

SS: Les artistes puisent leur inspiration dans une multitude d’époques, de cultures et de zones géographiques. La créativité obéit à une nature cyclique : quand ce ne sont pas les idées qui évoluent, ce sont des changements transcendantaux qui surviennent. Au début du XXe siècle, l’apparition d’éléments issus de l’esthétique islamique dans les expositions, les publications, les carnets de voyages et les collections privées ont ouvert le champ des possibles et insufflé de nouvelles idées à la Maison Cartier, qui a commencé à concevoir et produire une multiplicité de motifs aux formes, couleurs, techniques et matériaux très variés. Elle s’est inspirée du passé, au contact de ses archives et d’œuvres originales, dans une démarche innovante et moderne, caractéristique de la période. Aujourd’hui, l’art islamique continue d’inspirer les dessinateurs de la Maison Cartier, qui ne cesse d’explorer des processus créatifs novateurs et se plie ainsi au cycle infini fait d’évolution et de révolution. 

JH : Pour le XIXe siècle, le rôle de l’art islamique a déjà été étudié, et son rôle en tant que source d’inspiration et de modèle a été bien démontré dans la magnifique exposition intitulée « Purs décors ? », organisée au musée des arts décoratifs à Paris en 2007. Le travail de recherche que nous avons produit pour l’exposition nous a encore démontré l’importance qu’avaient eu les arts de l’Islam dans les créations de la maison Cartier, mais pas uniquement. Cet impact est visible dans la mode, les arts décoratifs, l’édition…

Bandeau from 1922, Vincent Wulveryck, © Cartier

Une fois que vous avez défini le cadre historique et scientifique, comment avez-vous décidé de mettre ces thématiques en lumière ? Vos choix scénographiques étaient-ils les mêmes à Paris et à Dallas ?   

JH : Le cabinet Diller Scofidio + Renfro (DS+R) a proposé une scénographie épurée dans laquelle les œuvres étaient magnifiées et où le multimédia jouait un rôle important. L’enjeu était de rendre lisible pour le visiteur le processus créatif et de faire cohabiter des œuvres de formats et de matériaux très différents : œuvres islamiques (peintures, céramiques, bois, métaux) avec des documents, des dessins parfois de très petit format et des bijoux. A Paris comme à Dallas, ce sont les espaces qui ont guidé les choix muséographiques. Les deux lieux sont très différents en termes d’architecture et cela se ressent aussi dans l’exposition, je pense.   

SS: À l’instar des expositions du début du XXe siècle, Cartier et les arts de l’Islam : aux sources de la modernité souhaite inspirer les visiteurs. La scénographie de Dallas, conçue en partenariat avec Elizabeth Diller, propose un parcours narratif étendu composé d’une quinzaine d’expériences numériques. Nous avons par ailleurs choisi de publier les fiches descriptives de plus de quatre cents objets dans un fascicule, afin que les visiteurs établissent des liens sur la base de leurs propres perceptions. Nous voulions ainsi rendre hommage aux merveilleuses expositions européennes consacrées aux arts de l’Islam au début du XXe siècle, qui ont initié une esthétique minimaliste plus moderne, qui met l’accent sur les œuvres, dans une démarche plus scientifique. 

Il y a un sujet, bien plus débattu aux États-Unis qu’en France, de l’appropriation culturelle. L’exposition montre comment la famille Cartier s’est inspirée des arts de l’Islam. Comment envisagez-vous cette distinction entre inspiration et appropriation ? 

SS : Les dessinateurs de la Maison Cartier se sont inspirés de l’art et des motifs islamiques, dont ils ont réutilisé, adapté, transformé des éléments pour façonner un langage nouveau, modelé par leur propre imaginaire. Si l’admiration a motivé ces emprunts, on ne peut bien entendu pas les séparer entièrement du contexte impérialiste et colonialiste français, une dynamique que le catalogue de l’exposition ne manque pas d’explorer. Cartier et les arts de l’Islam : aux sources de la modernité souhaite proposer une meilleure lecture du processus créatif de la Maison Cartier, ses sources, son évolution au fil des collections, des publications, des expositions et des carnets de voyages, tout en identifiant clairement les œuvres originales. 

JH : On parle ici de créations. Les créateurs s’inspirent toujours, consciemment ou non, de quelque chose. Les motifs, les techniques de créations voyagent, de l’Orient vers l’Occident et de l’Occident vers l’Orient, mais également au sein même du monde islamique… L’objectif de l’exposition était justement de montrer ce que le lexique des formes considéré aujourd’hui comme faisant partie intégrante de la maison Cartier devait en réalité aux arts de l’Islam. A une époque où l’accès aux images était restreint, il faut imaginer le choc esthétique provoqué par la découverte des arts de l’Islam en Occident, vécu par certains artistes de l’époque comme « une révélation ». 

Enfin, si vous deviez choisir un seul objet de l’exposition, quel serait-il ? 

JH : Je choisirais probablement le nécessaire en turquoise et nacre qui est un objet pour lequel nous avons retrouvé la source d’inspiration originelle grâce à une photo conservée dans les archives de la maison Cartier. Il a été inspiré par un boîtier de miroir ou un fragment de coffret iranien du XIXe siècle. La composition de son décor est une composition classique dans les arts de l’Islam que l’on rencontre également sur des reliures. La réalisation du nécessaire allie également des matières qui font écho au monde iranien et indien, sources d’inspirations majeures pour Louis Cartier. 

SS : Le diadème de 1922, pensé comme une série d’arcades, est un exemple éblouissant de couleur et de formes architecturales miniaturisées. Incrusté d’onyx, de corail, de platine, d’or et de diamants délicatement sertis d’écailles de tortue, ce bijou est une leçon de précision, d’artisanat, d’inspiration et de modernité.
 

 

L’exposition Cartier et les arts de l’Islam : aux sources de la modernité est co-organisée par le Dallas Museum of Art et le Musée des Arts Décoratifs à Paris, en collaboration avec le Musée du Louvre et avec le soutien de Cartier. L’exposition sera disponible jusqu’au 18 septembre 2022.

Judith Henon est conservatrice et assistante du directeur du département “Art de l’Islam” au Louvre. Sarah Schleuning est conservatrice Margot B. Perot des arts décoratifs et du design au Dallas Museum of Art.

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