Hollywood et la Côte d’Azur : le renouveau de la « French-American Connection »
Par Guillaume Kervern
Hollywood et la Côte d’Azur partagent une histoire commune, celle de l’invention de l’industrie cinématographique au début du 20e siècle. Une histoire qui repose sur un avant-gardisme artistique et industriel qui a longtemps nourri les échanges, et qui semble se réinventer aujourd’hui.
A Los Angeles, au numéro 7701 de la mythique Mulholland Drive, une table d’orientation détaille les éléments du panorama saisissant qui s’ouvre sur la Vallée de San Fernando. On y apprend qu’en 1912, l’entrepreneur américain Carl Laemmle acheta un élevage de poulets de 90 hectares et commença à y produire du cinéma. Pour vingt-cinq centimes, les spectateurs américains pouvaient assister aux tournages des films et découvrir la première ville dédiée à l’industrie du cinéma : Universal City.
Au même moment, les pionniers de l’industrie cinématographique française, Charles Pathé et Léon Gaumont, s’installent sur la Côte d’Azur, à Nice. En 1905, le premier y ouvre, dans une ancienne savonnerie, un « théâtre de prise de vue » à demi vitré pour pallier le manque de lumière des studios parisiens et produire en continu. Fort de l’expérience réussie de son concurrent, le second acquiert un terrain en 1913 et développe les « ateliers de Nice des établissements Gaumont ». Tout comme en Californie, les premiers cinéphiles azuréens sont au rendez-vous : dès la fin du 19e siècle, avant que n’ouvrent les premières salles dédiées au cinéma, les théâtres et casinos de la capitale d’hiver proposent des projections à une population avide de divertissement.
En plus de partager une géographie formidablement diverse et une lumière fascinante, les deux berceaux de l’industrie cinématographique que sont Hollywood et la French Riviera ont appuyé leurs visions artistiques sur un véritable avant-gardisme industriel quant à la production de cinéma, et n’ont cessé d’échanger et de s’inspirer. Comment ce dialogue outre-Atlantique se réinvente-t-il aujourd’hui et en quoi la French Riviera continue d’être un terrain de création stimulant pour les productions hollywoodiennes ?
Aux origines du cinéma, un dialogue immédiat entre Hollywood et la Côte d’Azur
Dès 1896, les toutes premières images de cinéma sont tournées sur la Côte d’Azur : on y découvre le Carnaval de Nice, et l’un des tous premiers « travellings » de l’histoire le long de la Promenade des Anglais depuis la mer. L’attrait d’Hollywood pour la beauté méditerranéenne ne se fera pas attendre, même si l’arrivée sur place n’est pas immédiate : pour son film Foolish Wives (1921), Erich von Stroheim a ainsi préféré reconstituer entièrement le casino de Monte-Carlo dans un gigantesque décor construit dans les « backlots » des studios Universal.
Ce n’est qu’en 1924 qu’un dialogue majeur s’initie entre les deux laboratoires du cinéma : l’arrivée sur la French Riviera de Rex Ingram, réalisateur hollywoodien et pilier de la MGM, accélère grandement le développement du tissu industriel local. Ingram, tombé sous le charme de la région, reprend en effet les Studios de la Victorine créés cinq ans plus tôt par Serge Sandberg et Louis Nalpas. En investissant les lieux avec ses acteurs et techniciens, Rex Ingram en rationnalise la gestion et réalise cinq superproductions, faisant de la Victorine un centre de production audiovisuelle de premier plan, qui sera même équipé pour la transition vers le cinéma parlant.
Au-delà du tournage en studios, les paysages naturels du Sud sont évidemment un décor de choix pour les productions américaines : Alfred Hitchcock y tourne La Main au collet en 1954, embarquant Cary Grant et Grace Kelly au volant d’un cabriolet bleu, de la Croisette cannoise jusqu’à Monaco en passant par le marché aux fleurs de Nice, l’hôtel Negresco, Saint-Jeannet, l’arrière-pays niçois et la route de la Corniche. Villefranche-sur-Mer est aussi très appréciée des Américains, et incarne l’image d’Épinal de la petite ville du Midi comme le montre encore en mai 2021 le choix de la production de la série à succès Emily in Paris (Netflix) d’y tourner une partie de la saison 2.
La cinéphilie est une autre des caractéristiques partagées par Californiens et Méditerranéens. Par son climat doux, la French Riviera a de tous temps accueilli hivernants et estivaux, faisant parfois atteindre des records du nombre de lieux de projection : de seize salles de cinéma à Nice en 1924, la ville en a recensé jusqu’à trente-sept en 1968 ! De l’autre côté de l’Atlantique, la région de Los Angeles a toujours représenté le plus important marché pour l’exploitation de films en salles aux Etats-Unis et capte aujourd’hui près de 9% du box-office national, devant la région de New York (7,4%).
Quand Hollywood réinvente la French Riviera
L’arrivée de Rex Ingram à Nice n’est pas à considérer comme une délocalisation industrielle, encore moins une conquête de la French Riviera par Hollywood. Ingram a toujours gardé une forte indépendance envers l’industrie américaine, et su s’ancrer dans sa région d’adoption pour y créer un narratif authentique. Le meilleur exemple est sans doute le film Mare Nostrum : paradoxalement, il n’a pas été tourné en décor naturel mais dans l’obscurité des studios. Le réalisateur a utilisé son nouveau lieu de villégiature pour recréer de toutes pièces une vision nouvelle et personnelle de la Méditerranée. La créativité de Rex Ingram s’est nourrie d’influences orientales et mystiques ainsi que de collaboration avec des artistes locaux comme le grand peintre français Henri Matisse installé à Nice dès 1916.
Aujourd’hui, Hollywood renouvelle sa vision du Sud de la France : la ville de Marseille constitue de toute évidence un laboratoire de premier plan. La curiosité américaine pour Marseille n’est bien sûr pas nouvelle mais s’était jusque-là centrée sur les questions de délinquance et de trafic de drogue : on pense bien sûr au film multi-oscarisé The French Connection (1971) de William Friedkin, tourné entre New York, Washington, Marseille et Cassis, qui offrait déjà à la ville un rôle de premier plan. Il est aussi intéressant de citer le film français Shéhérazade réalisé en 2018 par Jean-Bernard Marlin, fiction documentée qui interroge la délinquance juvénile marseillaise. Le film a été acclamé par la critique hollywoodienne lors de son passage à la Semaine de la critique à Cannes, et désormais disponible sur Netflix aux Etats-Unis.
En 2020, le réalisateur américain Tom McCarthy, Oscar du meilleur film en 2016 pour Spotlight, réinvestit avec passion la ville de Marseille pour réaliser Stillwater qui, jusqu’à son casting (Matt Damon et Camille Cottin), célèbre le dialogue franco-américain et la vision renouvelée des réalités françaises aux yeux des Américains. Le réalisateur s’est emparé de Marseille pour décrire sa dimension cosmopolite, son énergie désordonnée, sa richesse culturelle et les défis sociétaux qui la tiraillent. Le film témoigne d’une volonté d’Hollywood de varier les lieux d’ancrage de ses récits pour renouveler son narratif sur la question désormais essentielle de la diversité. Marseille offre ainsi un parfait objet d’étude pour questionner la complexité des territoires.
De Nice à Marseille, un dynamisme industriel qui séduit outre-Atlantique
Aux yeux des créateurs hollywoodiens, la French Riviera est également un laboratoire inspirant pour la fabrication du cinéma. Hollywood remettra ainsi l’Oscar du meilleur film étranger à La Nuit Américaine (1974) de François Truffaut, appuyant le magnifique hommage aux Studios de la Victorine, dont l’atmosphère rétro est retransmise jusque dans les détails de la loge de maquillage.
Avant cela, le passage de Rex Ingram a permis aux mêmes Studios de la Victorine de se positionner comme un haut-lieu de la construction de vastes décors. L’exemple de la place parisienne construite pour le film anglais La Folle de Chaillot (1969) a été longtemps utilisé pour promouvoir la Victorine auprès des studios américains. Les avantages fiscaux, le coût du travail moins élevé sont alors d’autres arguments mis en avant avec succès. Grâce à cela, entre 1950 et 2000, la Victorine a accueilli en moyenne un tournage américain de grande ampleur chaque année.
Il y a aussi des histoires moins connues, mais pourtant constitutives de l’histoire du cinéma et de la relation entre Hollywood et la French Riviera. Comme celle d’Henri Chrétien (1879-1956), astronome niçois et inventeur prolifique dans le domaine de l’optique. Il dépose en 1927 un brevet pour l’Hypergonar, dispositif anamorphoseur permettant la prise de vue et la projection d’images panoramiques. Concurrencé à l’époque par le développement du film parlant, son ingénieux dispositif ne sera redécouvert que vingt-cinq ans plus tard, au moment de la montée en puissance de la télévision et de la quête des producteurs pour faire revenir le public en salle. En 1953, Skouras, président de la 20th Century Fox, se rend chez Chrétien à Nice pour signer un contrat portant sur la fabrication et l’exploitation de l’Hypergonar. Le premier film en CinemaScope est lancé quelques mois plus tard à Hollywood et à Paris et, l’année suivante, l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences de Los Angeles attribue son Oscar à l’inventeur de l’Hypergonar. Alors âgé de 75 ans, Chrétien ne fait pas le voyage en Californie, mais reçoit sa récompense des mains de Olivia de Havilland lors du festival de Cannes de 1954.
Henri Chrétien dans sa villa niçoise avec Spyros Skouras, président de la 20th Century-Fox. À gauche Earl I. Sponable, directeur de la recherche, et Jack Muth, représentant à Paris de Movietone News. À droite Suzanne Royer, secrétaire de la société d’optique qui fabrique l’Hypergonar.
Dès 1985, l’activité de la Victorine connaît un coup d’arrêt du fait du remplacement progressif des décors construits par les effets spéciaux. Après deux décennies d’exploitation partielle des studios, un projet de renouveau a été lancé en 2018 par le maire de Nice, Christian Estrosi : le plan prévoit notamment la désignation d’une entreprise qui s’implantera à la Victorine pour en assurer la gestion aux côtés de la municipalité.
A deux cents kilomètres de là, un studio créé en 2013 à Martigues, près de Marseille, affiche lui aussi de fortes ambitions de collaboration avec Hollywood. Provence Studios a accueilli cette année le plus gros projet de son histoire : la série The Serpent Queen, adaptée du best-seller de Leonie Grieda, Catherine de Medici, Renaissance Queen of France, consacré à la vie de Catherine de Médecis entre 1530 et 1570. La série est produite par Lionsgate pour la chaîne américaine Starz et tournée entre le Sud de la France et les Châteaux de la Loire – plus de 300 emplois ont été créés pour un tournage de près de six mois.
Forte de ce riche bagage industriel qu’il lui convient de consolider, la région Sud affirme sa volonté de créer un tissu industriel local capable de répondre aux exigences des productions hollywoodiennes. Deuxième région de France pour l’accueil de tournages, avec des retombées estimées à plus de 130 millions d’euros par an, les autorités ont pour ambition de moderniser les infrastructures et former les futures équipes techniques. Ce dernier point est déjà en chantier avec l’ouverture en 2018 à Marseille d’une antenne de l’école Kourtrajmé, créée par le réalisateur Ladj Ly, et l’implantation à Nice, sur le site des Studios de la Victorine, de l’offre de formation continue de l’ENS Louis Lumière (octobre 2021) et d’un Master dédié à la création audiovisuelle et immersive (septembre 2022).
L’intérêt des partenaires hollywoodiens ne s’est pas fait attendre puisque le 13 octobre 2021, Amazon Prime annonce la création d’un laboratoire d’écriture intitulé Victorine Narrative Lab, à l’initiative de Sylvie Landra et Sébastien Cauchon. Après le lancement au festival de Toronto du film Le Bal des Folles de Mélanie Laurent, première production originale française d’Amazon, cette annonce confirme la volonté de la plateforme de renforcer les liens avec la communauté créative de l’Hexagone.
A Nice, la villa Rex Ingram accueille aujourd’hui la direction des Studios de la Victorine, entre la Mer Méditerranée et les collines de l’arrière-pays. Un décor qui n’est pas sans rappeler la Californie.
Les producteurs américains voient aujourd’hui la France – en particulier la French Riviera – comme un territoire d’opportunités dans un contexte où la demande mondiale de contenus explose, avec des studios de tournage complets pour les années à venir au Royaume-Uni et au Canada. La création progressive de relations de confiance entre Hollywood et des partenaires français explique le choix renouvelé de la France comme lieu de travail. Le producteur niçois Raphaël Benoliel ou encore John Bernard, installé entre Nice et Paris, sont des figures majeures de la collaboration avec Hollywood, à l’origine de l’accueil de tournages américains de premier plan comme Magic in the Moonlight (2013) de Woody Allen, qui a investi l’observatoire et l’opéra de Nice, mais également Mission Impossible: Fallout (2018), Stillwater (2021), Emily in Paris (2020) ou The Serpent Queen (2022).
Ces exemples sont autant d’occasions pour les professionnels français de prouver leur capacité à monter des équipes nombreuses et performantes et répondre aux fortes exigences américaines, tout en prouvant que les stéréotypes sur le coût du travail ou les lourdeurs administratives ne sont pas une fatalité.