Chicago : une impossible transformation ?
Par GRAU
Tout à Chicago est soumis à la grille, système de repérage absolu qui structure (contraint ?) les relations entre les habitants et leur environnement. Le collectif GRAU, composé des architectes et urbanistes Susanne Eliasson et Anthony Jammes, est venu dans la principale métropole du Midwest afin de comprendre comment on peut redessiner l’espace physique de la ville.
Miles et mètres
La structure urbaine de Chicago se constitue à partir du carré de base de la grille de Jefferson, adoptée en 1785 pour inventorier le territoire dans la conquête de l’Ouest.
Le carré mesure 1 mile, soit 1,6 kilomètres de côté. Les grandes avenues de la ville longent ces superblocks en partant du point zéro, localisé au croisement de State Street et Madison Street dans le Loop du Downtown. Les carrés sont ensuite divisés en huit et seize pour former l’unité de base de la grille urbaine de Chicago, un block rectangulaire de 100 par 200 mètres, découpé au milieu par une allée centrale qui dessert toutes les parcelles du block.
Chaque block représente 100 numéros de rue. On parcourt ainsi 800 numéros par carré de 1,6 kilomètres et 1000 numéros d’une adresse représentent 2 kilomètres. Toute adresse est également précédée de son orientation par rapport au point zéro – N, S, W, E. Une fois que l’on a compris cela, on peut tout de suite savoir à la simple mention de l’adresse à quelle distance et latitude on se trouve par rapport au point zéro du Downtown. 2000 N State Street est à 4 km au nord du centre tandis que 800 W Randolph Street est situé à 1,6 km à l’ouest.
Que l’on adopte le système métrique ou le système anglo-saxon, la grille est une unité de mesure universelle qui permet à toute personne non familière avec la ville de s’orienter rapidement.
Organique
Un dimanche matin de février. Il fait -10°C, le Covid est encore là, et la finale du Superbowl se joue ce soir. Il n’y a personne dehors et nous ne tenons pas longtemps avant d’aller nous réchauffer dans un centre commercial. D’autres gens font comme nous, nous faisons comme eux : un café sur des canapés installés dans cet espace public intérieur avant de poursuivre notre itinéraire.
Juste au nord du Loop, le long de Chicago River, il y a Marina City, deux tours circulaires conçues par Bertrand Goldberg en 1964. Avec neuf-cents appartements qui s’installent sur dix-neuf niveaux de parking, c’est un des complexes les plus denses de la ville. Marina City est connue pour sa forme en épi de maïs et pour la Pontiac verte qui se jette de la rampe circulaire dans le film The Hunter. Au rez-de-chaussée, la rampe démarre comme si de rien n’était et les voitures stationnent tout autour et entre les deux tours.
Mais on y trouve aussi le House of Blues et Smith and Wollensky Steakhouse, dont la marquise verte vient chercher les clients jusque sur le trottoir de State Street. Chaque appartement de Marina City s’ouvre sur un balcon circulaire, dont le garde-corps en barreaudage métallique particulièrement haut et la toiture façon parasol créent une pièce extérieure confortable.
À quinze kilomètres à l’ouest de Marina City se trouve Riverside, élaboré cent ans plus tôt par Olmstead et Vaux. Première communauté planifiée autour de Chicago, Riverside est conçu autour de ses rues-parc toutes incurvées. À chaque intersection, le paysage s’élargit en triangle pour assurer la courbure optimale de la rue. Bien qu’inscrit dans deux carrés de Jefferson, la ligne droite y est complètement proscrite et on parcourt le quartier avec la main sur le volant toujours en légère inclinaison.
Marina City et Riverside sont deux exemples extrêmes, mais pas totalement étrangers, de ce que l’on peut aussi trouver dans la grille. En s’en affranchissant complètement, les architectes jouent avec la grille, chacun à sa manière : Goldberg par l’intensité urbaine qu’il y amène tout en refusant le corner américain classique ; Olmstead par la fluidité qu’il recrée au sein de cette unité de mesure typiquement américaine. Riverside et Marina City, deux formes organiques installées en bordure de rivière, offrent toutes les deux une vision romantique de ce que la grille cartésienne peut produire.
Ancien Monopoly
Stony Island Arts Bank nous accueille froidement. Une façade avec quatre grandes colonnes grises, plus épaisses que le tronc de n’importe quel arbre centenaire, et des fenêtres aux stores tous tirés. Une petite pancarte indique que l’entrée se fait par la porte rouge sur le côté.
À l’intérieur c’est un autre monde. Le coffre au sous-sol est vide mais la banque abrite de nouveaux trésors, dont l’inventaire et la digitalisation sont en cours : la collection de livres et magazines de la maison d’édition Johnson Publishing Company, les diapositives en verre de l’Université de Chicago et de l’Art Institute, la collection de vinyles de Frankie Knuckles, père de la House, et la collection Edward J Williams comprenant quatre mille objets et statues qui représentent des images stéréotypées et racistes de la population noire (le but même de la collection était de retirer ces objets offensants de la circulation).
Stony Island Arts Bank, une ancienne banque construite en 1923, devient aujourd’hui un lieu de stockage et de mémoire de la culture noire aux États-Unis, un bâtiment capable de porter tout un héritage. Des expositions et évènements temporaires y sont aussi régulièrement organisés.
Le bâtiment est planté comme un ovni dans le paysage de l’avenue où la distance d’une rive à l’autre équivaut à celle de l’avenue des Champs Elysées. Mais c’est un ovni bien accompagné. Stony Island Arts Bank est géré par la Rebuild Foundation, créée par l’artiste natif et en vogue de Chicago, Theaster Gates. Elle cherche à transformer les quartiers sud de Chicago par le développement culturel et monte depuis plusieurs années des projets dans le quartier de South Shore : Dorchester projects, une série de maisons achetées et transformées par l’artiste en lieux culturels, Kenwood gardens, un nouveau jardin communautaire implanté sur treize parcelles en friche et Dorchester Art and Housing collaborative, qui propose des logements sociaux pour habitants et artistes.
La géographie sociale de Chicago s’est consolidée à travers la spéculation immobilière et financière du privé qui, pendant des décennies, a joué au Monopoly avec la ville. La Rebuild Foundation, comme d’autres acteurs implantés localement dans le territoire, rachète ainsi des terrains pour progressivement reconstruire la valeur collective du quartier.
L’envers du décor
Les premiers jours que nous passons dans la ville, les allées ne sont pas vraiment sur notre radar. Alors qu’on les retrouve partout là où la grille est présente, du Downtown du Loop jusqu’aux quartiers résidentiels les plus éloignés, elles demeurent moins visibles que les autres rues. Et c’est là tout leur intérêt.
Le souhait d’un ville amène et douce qui obsède les maires du monde entier, Chicago l’a résolu à sa façon, dès le départ, avec la création de l’allée. Pas de poubelles et pas de garages sur rue. Ce qui nous pose souvent problème en Europe est ici relégué à l’allée à travers laquelle passent les éboueurs pour récupérer les ordures et les habitants pour décharger leurs courses. Dans l’allée il n’y a pas de code esthétique, on retrouve l’enchaînement de grillages et portes de garages toutes dépareillées qui caractérise nombre de nos propres périphéries.
L’allée offre un répit assez confortable à l’adressage urbain, certes amène, mais un peu stérile des rues résidentielles de Chicago, où s’alignent kilomètre après kilomètre des maisons avec porche toutes légèrement différentes mais quasiment les mêmes. Dans les quartiers attractifs, où le coût du foncier a grimpé, les allées sont devenues ces dernières années un lieu de spéculation naturel pour tout propriétaire un peu à l’étroit. On y transforme son garage en studio pour étudiant, ou on crée un home office, et certains y imaginent même des commerces – au point de créer la grogne chez certains élus locaux qui ne comprennent pas pourquoi il faudrait densifier les allées alors que la ville regorge de terrains vagues dans des quartiers que l’on peine à activer. Et nous comprenons leur incompréhension.
La qualité de l’allée, plus qu’un espace de spéculation foncière, c’est sa spatialité : un lieu aux dimensions resserrées, beaucoup plus fin que la rue, une échelle propice à l’échange. Le bazar qu’on y voit fleurir aujourd’hui y serait encore présent demain, mais plutôt que de repartir sur des camions vers les décharges de la ville, il resterait sur place pour être traité collectivement dans cette micro-société que constitue l’allée.
Collective America
À quoi ressemblera Chicago dans 100 ans ? Cette question peut paraître étrange, mais n’oublions pas que nous parlons ici d’une ville où tout est possible, de la reconstruction et l’expansion éclaire après le grand incendie de 1871, qui a détruit quasiment toute la ville, à l’inversion du cours de l’eau de la rivière de Chicago en 1900, en passant par les nouvelles techniques de construction qui ont façonné les premiers gratte-ciels et, par extension, les villes du monde entier.
Quand on se promène aujourd’hui dans la grille horizontale, surtout dans les parties en apparente sous-intensité du sud et de l’ouest, les défis que doit relever Chicago peuvent sembler simplement trop grands. Il faut alors se rappeler que ces situations ne sont pas naturelles, et qu’elles ne constituent pas une transformation organique de la ville, mais qu’elles sont au contraire le résultat de politiques délibérées de ségrégation et de spéculation économique. Il faut se le rappeler pour se dire ensuite que d’autres trajectoires sont possibles, et que les marges de manœuvre sont en réalité immenses.
Un après-midi, nous recevons un mail de Monica Chadha, architecte associée de l’agence Civic Projects, avec qui nous avons parcouru les quartiers sud de la ville. En pièce jointe du mail se trouve une carte qui montre toutes les parcelles vides dans le quartier sud de Woodlawn. La carte distingue en deux couleurs les parcelles qui sont la propriété de la ville de celles qui appartiennent au privé.
Sur toutes les parcelles vides nous découvrons avec étonnement que la grande majorité est en réalité publique, encore un autre signe que les marges de manœuvre sont bien là. On nous dira que la ville n’a pas un dollar pour en faire quelque chose. Il faut alors se rappeler que Chicago figure parmi les villes les plus riches au monde dans un des pays les plus riches au monde.
La transformation de la ville nécessite un investissement et un engagement conséquents, mais aussi et avant tout une vision sur le type de ville que nous souhaitons. Ce qui paraît certain, c’est que Chicago demain ne sera pas une extension sans fin de la grille, mais une transformation de celle qui est déjà là, et que la façon dont la grille horizontale va évoluer dans les prochaines années conditionnera la cohésion future de la ville. La vision pour le futur de Chicago ne peut donc venir que de l’intérieur, des gens qui l’habitent au quotidien, et des visions, nous en avons entendu beaucoup au cours de nos discussions ces deux dernières semaines.
Si la grille nous apprend une chose, c’est bien que rien n’est impossible.
Ces textes sont extraits de la recherche engagée par GRAU sur la ville de Chicago. Au cours de leur résidence, Susanne Eliasson et Anthony Jammes explorent la relation entre les habitants et la grille. Il en résulte une série de points de vues et visions sur la grille urbaine et son potentiel futur, autant de récits qui pourront nourrir la réflexion en cours sur le nouveau plan d’urbanisme de Chicago, We Will Chicago.
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