Jean-Christophe Cavallin
Chercheur, auteur
Novembre 2024
- Littérature
- San Francisco
« Je souhaite profiter du mois de vie partagée avec une dizaine d’artistes dans la paix de Djerassi pour entretenir une riche conversation et recueillir le plus possible de témoignages sur la rencontre du monde proche comme expérience du sacré. »
Nous vivons sous anesthésie la destruction des vivants. Cette inexplicable apathie nous retranche en même temps de nos émotions et du monde. Depuis quelques années, je travaille à un projet d’écologie du récit. Les grands récits premiers n’étaient pas des fictions, c’étaient des manières de régler les relations entre les puissances du lieu et l’existence matérielle et psychique du collectif. En sécurisant notre vie intellectuelle et matérielle, la science et la technique ont mis notre imagination au chômage.
Toute l’activité imaginaire et rituelle que les sociétés traditionnelles employaient à déjouer leur terreur du monde et à sympathiser avec les puissances de leurs milieux, les sociétés modernes ne l’emploient plus qu’à produire des fictions et des mondes contrefactuels. Dans Valet Noir. Vers une écologie du récit (2021), j’ai essayé de remonter jusqu’au moment où nos histoires ont cessé de contribuer à l’entretien de notre relation au monde. Dans Nature, berce-le. Culture et trauma (2022), j’ai tenté de montrer que la culture occidentale offre tous les caractères d’une formation de défense qui fragilise nos inscriptions et détruit nos appartenances au monde qui nous entoure. Dans Le Monde proche. Vers une écologie du sacré, ma prémisse est que, sans retour au Soi (ou recours au Soi), il ne peut y avoir de retour au monde, à son entretien, à sa protection. Je voudrais tenter de décrire et d’analyser ces moments où se fissure le faux self de nos formations de défense et où le monde nous apparaît en-deçà de sa réduction en objet de connaissance. Dans ces « parcelles brillantes »(Lévi-Strauss) de la vie de tous les jours se renoue le dialogue intime entre le grand Dedans du Soi et le grand Dehors du monde, l’un et l’autre forclos par nos vies de contrôle – « Miracles occur, écrit Sylvia Plath, If you dare to call those spasmodic / Tricks of radiance miracles. »
Ancien élève de l’ENS-Ulm, Jean-Christophe Cavallin est professeur de lettres modernes à Aix-Marseille Université où il a fondé en 2017 le « master écopoétique et création ». Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur Chateaubriand, Verlaine et Racine. Il a publié aux éditions Corti Valet noir. Vers une écologie du récit (2021) et Nature, berce-le. Culture et trauma (2022). En 2024, il publie aux éditions Wildproject un recueil de bucoliques contemporaines, Pastorales, co-écrit avec Violaine Bérot et Florence Debove, et chez Albin MichelLes Enfants de Madame Ô, un album pour enfants illustré par Jérémie Moreau.
LE MONDE PROCHE
Vers une écologie du sacré
To me the meanest flower that blows can give
Thoughts that do often lie too deep for tears.
William Wordsworth
Il y a un héron dans le lieu où j’écris. Tous les matins je le regarde, en arrêt près de la rive. Il est le héron du lieu. S’il venait à disparaître, c’est l’espèce toute entière qui disparaîtrait pour moi dans ce spécimen unique. Tous les matins je le regarde et vis dans son corps immobile, obnubilé par le poisson, le hold-up des fonctions vitales que produit dans mon corps à moi le travail de la pensée. Dans ma relation d’objet à ce singulier générique, j’aère ma vie profonde. Mon drame intérieur s’y joue à l’air libre.
Si la vie terrestre s’éteint, c’est que notre imagination se détourne du réel. Cette délocalisation du travail imaginaire vers des mondes virtuels ou fictifs détruit nos investissements dans le monde d’à côté. Il faut consacrer de nouveau ce monde de proximité, délirer sur son petit peuple d’êtres et de choses communes au lieu de désirer toujours des objets nouveaux, de nouveaux produits. Je vais chercher à définir l’expérience du sacré de façon écologique comme saisie simultanée de l’individuel et du type – le hen kaì pan (« Un et Tout ») de Hölderlin. Ma recherche fera dialoguer l’« épistémologie du sacré » du dernier Bateson avec les « êtres de la métamorphoses » de Latour et le « monde magique » de De Martino, dans l’idée de théoriser des épisodes vécus de trouble et de « libre jeu » entre défense maniaque (le moi abolit le monde) et défense paranoïaque (le monde abolit le moi). Réinvestir le monde proche exige de consacrer l’expérience du local comme une « double capture » : ressaisir ce qui nous saisit en le réalisant dans les formes d’un lieu.
En apprenant que Gregory Bateson (1904-1980) avait passé les cinq dernières années de sa vie dans le sanctuaire New Age de l’Institut Esalen sur la côte de Big Sur, j’ai été presque aussi ému qu’en apprenant que Ishi, le dernier indien yahi, avait terminé la sienne au musée d’ethnographie de San Francisco. Le théoricien des systèmes ne partageait pas les croyances des prophètes d’Esalen, mais profondément touché par l’humanité qu’ils inauguraient, il a tenté de concilier leur expérience du sacré et la théorie des types, soit l’expérience du mystère et l’exercice de la logique. Sa fille Mary Catherine Bateson a publié après sa mort le résultat de ses recherches : Angel fear. Towards an Epistemology of the Sacred. Je souhaite me rendre à l’Institut Esalen pour y consulter les archives sonores des conférences de Bateson et des gens qui l’y ont connu. Dans les années 70, la réflexion de Bateson autour des notions de relation et de connectivité adopte un paradigme écologique. Je voudrais comprendre selon quelle logique la catégorie du sacré s’est révélée pertinente, voire déterminante à ses yeux pour penser l’écologie et le souci de la terre.
Comme essai d’autothéorie, mon projet sur le monde proche suppose une attention toute particulière aux expériences vécues. Je souhaite profiter du mois de vie partagée avec une dizaine d’artistes dans la paix de Djerassi pour entretenir une riche conversation et recueillir le plus possible de témoignages sur la rencontre du monde proche comme expérience du sacré.
En partenariat avec
Fondation Engie
Djerassi Resident Artists Program
La mission de Djerassi Resident Artists Program est de soutenir et d’enrichir la créativité des artistes en leur offrant un temps ininterrompu pour le travail, la réflexion et les interactions collégiales dans un cadre de grande beauté naturelle, et de préserver le terrain sur lequel le programme est situé. Le Djerassi Resident Artists Program est reconnu internationalement pour son excellence en tant que résidence d’artistes. Nous nous efforçons d’offrir la meilleure expérience de résidence possible aux artistes de talent supérieur, provenant de divers horizons et régions géographiques. En tant que gardiens d’une propriété unique et magnifique, nous cherchons également à préserver le terrain et à utiliser nos installations de manière judicieuse et efficace pour le maximum de bénéfice pour les artistes, tout en ayant le moins d’impact possible sur l’environnement.
Editions Wildproject
Wildproject est une maison indépendante qui se consacre à l’écologie – entendue comme une révolution culturelle et politique des sociétés modernes. Depuis sa création en 2008, la maison défend en effet une certaine vision de l’écologie comme un mouvement successivement (et à la fois) scientifique, social, politique et philosophique. L’écologie comme un mouvement bientôt centenaire, d’une ampleur comparable à la Renaissance.