Leïla Slimani: “Quand j’écris, je ne sais pas où je vais”
Par Raphaël Bourgois
« Je ne sais pas où je vais, donc j’écris », c’est ainsi que la romancière Leïla Slimani concluait son émouvante intervention lors de la Nuit des idées 2022 à la Brooklyn Public Library de New York. Dans un entretien accordé au magazine de la Villa Albertine, elle revient sur les enjeux qui traverse son œuvre et ses engagements : féminisme, immigration, identité, racisme, et bien entendu rôle de la littérature.
Nous sommes plongés dans une période très incertaine, marquée par des enjeux écrasants comme la guerre, la pandémie, le changement climatique… Dans ce contexte, la question posée par cette Nuit des Idées « Où allons-nous ? » peut sembler vertigineuse. Comment la littérature trouve-t-elle encore sa place dans ce contexte, que peut-elle encore dire ou faire ?
A mes yeux, la situation de la littérature est toujours la même, elle ne change pas en fonction des périodes historiques, elle est à la fois totalement essentielle et totalement dérisoire. Rien n’est plus important que de continuer à défendre l’individu, l’intime, la complexité des êtres, à défendre la beauté, la capacité à être ému. Et en même temps, ce qu’on fait ne sert à rien. Ecrire un roman ne nourrira pas un enfant, ne réchauffera pas quelqu’un qui a froid, ne soignera pas quelqu’un qui est en train de mourir. La littérature se situe toujours là, dans cette tension et dans ce balancement entre ce qu’il y a de plus essentiel, et qui fait de nous des êtres humains, et quelque chose de profondément dérisoire.
Quand vous vous mettez à votre bureau pour écrire, est-ce que vous cherchez justement à laisser la fureur du monde à la porte ?
Non, je ne le la laisse pas du tout à la porte, au contraire elle m’accompagne toujours. Comment y échapper ? Où qu’on se tourne et quelle que soit l’époque, elle est toujours là, tapie quelque part. On la retrouve aussi à des degrés divers dans les livres, les personnages, quiconque aime la littérature est familier de la fureur du monde. Elle n’a jamais échappé à aucun des écrivains de Homère à William Faulkner, et les auteurs en sont toujours porteurs. Donc, au contraire, elle est là avec moi, et même si parfois ça me semble comme je le disais à l’instant tout à l’heure dérisoire, vain, et presque indécent d’être enfermée toute la journée à écrire des livres, bien souvent aussi j’ai l’impression que c’est peut-être la seule chose au monde qui ait du sens, de continuer à se battre pour le savoir, pour la connaissance, pour l’émotion, pour le partage et pour l’émancipation par la littérature.
Lorsque vous commencez un livre, vous demandez-vous où vous allez ? Est-ce que c’est une question qui doit être réglée avant de pouvoir commencer l’écriture ?
Non, ce n’est pas du tout une question que j’ai réglée au préalable, quand j’écris, je ne sais pas où je vais. Je suis dans le noir pendant tout le processus, et c’est même ça que j’aime car j’adore constater que tout s’éclaire petit à petit. Comme lorsque vous êtes dans une pièce plongée dans l’obscurité complète, et que vos yeux s’habituant vous commencez à distinguer les contours des meubles. C’est un peu comme ça que j’écris, j’avance au gré des accidents de narration et des surprises. Je n’ai pas vraiment de plan préétabli, même si bien entendu j’ai une vision initiale des personnages, de leurs contours, une idée de leur destin. C’est à mesure de l’écriture, par la magie du langage, qu’ils finissent par exister d’eux-mêmes et par m’entraîner là où ils ont envie de m’entraîner. Ils ont une vie totalement propre.
Des notions comme celle d’hospitalité, de solidarité, de réciprocité sont très présentes dans vos livres et dans vos prises de position publiques. Comment les défendre aujourd’hui ?
Ce sont en effet des valeurs que j’ai toujours défendues pour une raison très simple, c’est que je suis moi-même une immigrée. J’ai quitté mon pays pour aller vivre dans un autre, et si j’ai pu bénéficier de l’hospitalité de certaines personnes, de leur accueil, j’ai aussi pu expérimenter le rejet et le racisme, même si c’était à un niveau bien moindre que d’autres. Le Maroc d’où je viens est aussi un pays d’émigration, un pays dont beaucoup de gens autour de moi voulaient partir. Pourquoi quitte-t-on son pays ? Pourquoi est-on amenée à avoir une telle obsession pour l’ailleurs ? Ce sont des questions qui m’ont toujours fascinée, et chagrinée. J’ajoute qu’au Maroc, et dans la culture musulmane, l’idée de l’aumône, de l’accueil, de l’hospitalité vis-à-vis de celui qui a moins est très importante. Donc, ce sont des questions qui m’occupent depuis vingt ans, me travaillent et m’obsèdent. Mais l’hospitalité, pour moi, n’a de sens que si elle s’exerce pour tous, quelle que soit la couleur de peau. Ce qui me révulse aujourd’hui, c’est le sentiment qu’il y a des immigrés qui valent mieux que d’autres, des gens qui mériteraient le vrai nom de réfugiés, quand d’autres ne seraient que des migrants. Pour dire les choses clairement, que le racisme, la sélection, la discrimination, se sont insinués même dans notre rapport humanitaire au monde.
Regardez-nous danser, le deuxième tome de votre trilogie Pays des autres, vient de sortir en France. C’est une saga inspirée de l’histoire de votre famille, et qui arrive avec ce nouvel opus dans les années 60-70. C’est une période qu’on voit aujourd’hui comme un moment où tous les futurs sont encore possibles. Comment selon vous se noue alors la tension entre l’intime et la grande histoire ?
C’est un livre qui se passe en effet à la fin des années 60, dans une période qu’on a tendance à beaucoup idéaliser car, que ce soit en Occident ou dans ce qu’on appelle le Sud, c’est à dire des pays comme le Maroc, c’étaient des années d’idéalisme, d’hédonisme aussi. C’est un moment où on a le sentiment que la jeunesse va révolutionner le monde, la sexualité, le rapport à l’autre, arrêter les guerres… Mais il m’est très vite apparu en menant des recherches que cette époque est en réalité traversée par des éléments extrêmement sombres. Je dois préciser toutefois que si j’ai énormément travaillé, si je me suis consciencieusement documentée, le travail le plus difficile a consisté ensuite à oublier ces grands mouvements de l’histoire. Car il est avant tout question d’individus dans les romans, et la plupart sont aveugles au présent dans lequel ils vivent. Notre époque, notre société, nous échappent très largement et on est beaucoup plus souvent obsédés par des questions très intimes, très égoïstes, que par la marche du monde. Savoir si on va avoir une promotion au travail, ou si la femme qu’on aime va nous aimer en retour, c’est cela qui nous obsède bien plus que la meilleure façon de se mettre au service des autres. Et je dis ça sans porter aucun jugement, la condition humaine est ainsi faite, et c’est peut-être aussi comme ça que nous arrivons à supporter le monde. Pour revenir à ce dernier livre, on y suit des personnages tout à fait touchants, qui ont envie d’être des gens bien, mais qui se rendent compte qu’en réalité le monde est si large, les questions auxquelles ils ont à répondre si complexes et si confuses, que la plupart du temps la vérité ou même le bien leur échappe.
Cette période de la fin des années 60 ou 70 est aussi associée à l’émancipation féminine, et les personnages féminins sont au cœur de vos romans. Or il y a un discours qui tend à opposer un occident où les femmes auraient connu une émancipation continue, même s’il reste du chemin à parcourir ; et un Sud, singulièrement dans les pays de culture musulmane, qui après avoir connu un âge d’or a connu une régression. Quel est votre regard à ce sujet ?
C’est une vision complètement fausse. Cette période qu’on désigne comme un prétendu âge d’or de l’émancipation féminine concerne en réalité très peu de femmes, qui dans la première génération de l’indépendance va accéder aux études supérieures, et qui appartient à la bourgeoisie. Des femmes c’est vrai vont alors connaître une émancipation inconnue jusqu’alors dans des pays comme le Maroc, non seulement vont étudier, mais vont aussi porter des jupes, sortir le soir… Puis ce mouvement va s’élargir, toucher les milieux populaires, le monde rural, et va se transformer pour prendre des formes différentes. Évidemment, l’émancipation pour une jeune femme d’une petite ville du centre du Maroc, ça ne consiste pas à fumer des cigarettes en terrasse mais déjà simplement à aller à l’école. Donc, ce qui est considéré dans le monde occidental comme symbole de l’émancipation féminine est peut-être moins visible, mais l’émancipation est bien là, plus large. Par ailleurs, ces femmes issues de la bourgeoisie à l’image d’Aïcha, le personnage de mon dernier roman, ont peut-être accédé aux études mais la société a continué à leur demander faire exactement ce que faisaient leur mère, c’est-à-dire les courses, le ménage, la nourriture, s’occuper des enfants… Le combat qui est le nôtre encore aujourd’hui, c’est un combat pour faire moins, pour partager plus les tâches domestiques. Donc ce prétendu âge d’or a aussi eu pour conséquence de voir ces femmes écrasées sous le poids de leurs revendications.
Plus largement, la question qui se pose en vous lisant, c’est le regard qu’on pose aujourd’hui en France sur ce qu’on appelle les minorités, les Français descendant de pays colonisés. La question de l’identité, de l’intégration, de la place de l’islam sont débattues depuis des décennies et reviennent fortement à chaque période électorale. Percevez-vous une évolution sur ces questions ?
Je vais être directe, il y a un problème de racisme en France. J’y ai vécu pendant 20 ans, et pendant tout ce temps on a parlé des mêmes choses : identité nationale, immigration, les déclarations de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy sur les Africains qui ne seraient jamais entrés dans l’histoire, la peur irrationnelle du remplacement de la population française par les musulmans, la possibilité d’accueillir ou non les filles voilées à l’école, à l’université, dans l’espace public. Je suis désolée, mais je ne vois pas d’autre mot pour qualifier ces débats que celui de raciste. Je vous le dis franchement, j’en ai marre. Parler de nous, les immigrés venus du Maghreb par exemple, comme d’une minorité, qu’est-ce que ça veut dire ? On n’est pas une minorité, on est des Français et des Françaises. Ce qui est hallucinant, c’est de servir tout le temps un discours sur les valeurs de la République qui serait aveugle aux différences, d’affirmer que nous sommes d’abord des citoyens, que nous ne devons pas nous définir par notre religion ni par notre couleur de peau… et finalement, de nous désigner uniquement comme des minorités visibles, de gens d’origine je ne sais pas quoi ! Il faut que la société française, où 30% des gens aujourd’hui votent pour des partis d’extrême droite, regarde en face ce racisme qu’on qualifie la plupart du temps de latent, mais qui est en réalité de plus en plus explicite. Il faut reconnaître qu’il y a un problème de racisme, il y a un problème de rejet de l’autre, il y a un problème de détestation dans une partie de la société française. C’est peut-être aussi l’effet d’une méconnaissance de son histoire, de sa géographie, d’un désintérêt pour l’histoire des autres, pour ce que ces populations ont apporté, apportent, et ont encore à apporter à ce pays. La vérité, c’est que je n’ai plus du tout envie de prendre de gants, de trouver des explications ou des excuses. Car la conséquence de cela, c’est que je vois nombre de gens autour de moi, venus faire leur vie en France, qui s’en vont. Il y a eu un article du New York Times à ce sujet récemment, je peux confirmer que c’est une réalité. Des gens de ma génération, de 40 ans, qui plient bagage et retournent vivre au Maroc parce qu’ils ne supportent plus le discours ambiant.
Vous avez dit au début de notre entretien que la littérature était à la fois essentielle et dérisoire. Il y a tout de même des raisons d’espérer de ce côté, avec une forme de décloisonnement ces dernières années, une ouverture à des littératures francophones hors de France. Le dernier prix Goncourt, le plus prestigieux prix littéraire en France que vous aviez reçu en 2016, a été attribué en 2021 à l’auteur sénégalais Mohamed Mbougar Sarr. Est-ce que ça, ça ne participe pas à ouvrir le regard et à poser ces questions dans l’espace public de façon directe ?
C’est certain, et c’est totalement ce qu’on s’emploie à faire Mohamed Mbougar Sarr comme moi à travers notre travail. Mais la grande difficulté, c’est qu’on ne convainc que ceux qui sont déjà convaincus, il ne faut pas non plus être complètement naïf. Mohamed Mbougar Sarr, comme moi-même, quand nous avons reçu le prix Goncourt, nous avons été immédiatement victimes de torrents d’insultes pour dire que nous n’avions été récompensés que parce que nous étions Noirs ou arabes, que jamais nous ne pourrions représenter la France. Vous savez, aller voir un raciste pour lui dire que le racisme c’est mal, si ça marchait on n’en serait pas là. Ça demande un travail beaucoup plus profond et peut être au fond je vous dirai, peut-être plus violent. Je vois aujourd’hui des écrivains comme Ta-Nehisi Coates ici aux Etats-Unis qui ont une parole très aiguisée, très dure. Peut-être après tout qu’en Europe, on a tendance à trop prendre de gants. On n’ose pas dire de peur d’antagoniser définitivement les autres. Il faut je crois moins de pudeur dans ce combat.
Leïla Slimani est une écrivaine franco-marocaine. En 2016, elle a reçu le prix Goncourt pour son roman Chanson douce et est Officière de l’Ordre des Arts et des Lettres depuis 2017. Ses romans posent la question de l’immigration, du racisme, de l’identité, et défendent les droits des femmes. Elle est aussi représentante de l’Organisation Internationale de la Francophonie depuis 2017.