Qui tient la caméra ? Sur la série « Mauvais genres »
Avec « Mauvais genres », la Columbia Maison française présente onze films – la plupart français, et une invitation à un film sénégalais et un film marocain – , qui mettent en scène des histoires et des portraits en lien avec les identités de genre. La commissaire Nora Philippe revient sur cette programmation.
Une programmation de films se pense d’abord comme un montage filmique – expérience solitaire, voire austère, qui consiste à visionner puis faire tenir ensemble des centaines de morceaux, de tissus disparates – les rushes – , et en faire naître une narration; dans le cas d’une programmation, après avoir visionné des dizaines et des dizaines de films, on nourrit le rêve un peu démiurgique que de projections en projections, vues rigoureusement dans l’ordre chronologique et dans la salle de cinéma, se tracera un chemin qui fera récit.
Une programmation se pense ensuite comme l’entrée en dialogue, désirante et traqueuse, avec un public large dont on ne connaît pas encore ni la voix ni le visage, et que l’on espère obscurément voir transformé par les films projetés, exactement comme on l’a été soi-même en les découvrant. Cette année, tous les films parlent intrinsèquement de transformation, de devenirs d’identités, de genres, d’orientation sexuelle, de soi et de sois à venir, qu’ils soient L, ou G, ou B, ou T, ou Q, ou A, et +…
La gageure étant de déplacer le pouvoir de transformation esthétique, intime, politique que portent ces films en France, vers New York, où ils n’ont quasiment jamais été montrés jusque-là, et vers le campus de Columbia University en particulier, où vivent des jeunes gens du monde entier aux prises avec la fin de l’adolescence et les débuts de l’âge adulte. Je voudrais, à la fin de chaque soirée, assoiffée d’un retour aux liens et aux rencontres, poser individuellement, à toutes les spectatrices et spectateurs, la même question sans doute naïve : Avez-vous été transformé·e ? Est-ce que ce film vous a fait saisir, ou accepter, une part de vous-même comme jamais ? Agit-il puissamment sur vous, comme sur moi, et comme pour les cinéastes qui les ont faits ?
Or, cette année, ce public se tient hors-champ, alors même que ce cycle marque la reprise du « cinéma » sur le campus de Columbia, avec les premières projections véritables depuis dix-huit mois, les premiers grands écrans, les premiers fauteuils rouges, les premiers faisceaux de projecteur dans le noir. Ne pouvant voyager aux Etats-Unis, ni moi-même ni les cinéastes parisiens ne voyons ce public, car depuis nos fenêtres Zoom, nous ne percevons que la scène, où nous rejoignent des professeurs émérites de Columbia University. Seules les voix émues des étudiants surgissent de derrière la webcam et s’adressent à nos présences hybrides pour poser des questions. Leurs soirs new-yorkais, nos nuits parisiennes – avec le dénominateur commun du cocon obscur, très proche du rêve, qui nous réunit comme à l’intérieur des films.
Nous continuons donc, malgré tout, à faire-cinéma: nous nous regroupons ensemble autour d’êtres projetés beaucoup plus grands que nous, êtres magnifiés qui, eux-mêmes, ont veillé à sécréter pour vivre et survivre, leurs propres images et leurs propres mots; à imposer leur propre identité, pour recomposer des communautés; à tordre puissamment le cours de leur destin pour être les scénaristes de leur existence.
Delphine Seyrig filme.
Carole Roussopoulos filme.
Ce sont des Femmes à la Caméra agiles et perpétuellement mobiles, des Vertov femmes qui achètent la première caméra Sony qui sort sur le marché en 1967, et filment inlassablement leurs combats, et leurs sœurs actrices américaines, et les ouvrières de LIP, et les prostituées de Lyon, et leurs camarades du Mouvement de libération des femmes (Delphine et Carole, Insoumuses, de Callisto McNulty, 2019).
Bambi (2013), d’Alger à Paris, de Jean-Pierre, Marie-Pierre Pruvot, se filme, avec une petite caméra Super8, et archive les changeantes étapes de son existence. Sébastien Lifshitz tisse ces images précieuses avec la voix de Marie-Pierre aujourd’hui, comme il tisse délicatement le visage de Thérèse avec ses archives personnelles et familiales, et les Concerto pour Piano et Orchestre n°5 de Bach au piano. Thérèse, elle (Les vies de Thérèse, 2015), a radicalement réécrit sa longue vie au fur et à mesure que les révolutions féministes l’appelaient, de mère au foyer catholique en militante féministe et lesbienne ; lorsque, dans son grand âge, elle voit le terme de sa vie arriver, elle appelle Sébastien Lifshitz pour confier à sa caméra les derniers temps, sa sagesse, ses colères, son humour. Connaissez-vous beaucoup de films documentaires qui passent plusieurs mois auprès d’une femme de 89 ans en train de mourir, et filment avec amour et dignité un corps malade et vieillissant ?
Geneviève, Floria, Isidro, Judith, Juliette, Kimberley, Luciana, Lydia, Mélina, Mylène, Florence, Paola, Pirina, Prya, Raquel, Vicky, Yohanni, Samantha (Au cœur du bois, de Claus Drexel, 2020), depuis la nuit du Bois de Boulogne et la marge de la marge, racontent leurs parcours pluriels, leur analyse implacable de la société dans laquelle elles travaillent, leurs joies, leurs peurs et leurs espoirs, à la caméra de Claus Drexel. A la première du film à Paris en septembre, quelques jours avant l’ouverture de ce cycle, elles montent sur scène avec le réalisateur. Je ne peux me défaire de la croyance animiste que la projection du film les déplace et les fait étinceler à New York, pendant les 90 minutes de la projection, puis au-delà.
Abla et Samia (Adam, de Maryam Touzani, 2019) bouleversent le destin verrouillé des mères marocaines célibataires, pour faire d’une naissance condamnée une renaissance intime, donc sociale, possible. Adam constitue un jalon lumineux dans l’histoire des représentations cinématographiques de la naissance et de l’accouchement, qui en est encore à ses balbutiements.
Cayden, Luke, Loren, Dave, Adore Delano (depuis devenue une drag queen célèbre), Daniel, Ulÿs se mettent en scène au moment de leur « coming out » (Coming Out, Denis Parrot, 2018) en se filmant et en offrant leur courage au monde. Dans ces 1200 vidéos recueillies par le réalisateur sur Youtube, l’image mise en ligne est leur triomphe, leur don à la communauté, mais aussi leur bouclier contre les violences susceptibles de survenir pendant la scène.
Sasha, dans Petite fille (2020), ne se transforme pas, elle ne se filme pas, mais elle se construit, fragile. Elle a sept ans. Elle clame ce qu’elle est et ce qu’elle a toujours été, en une évidence frontale absolue. Sébastien Lifshitz l’accompagne dans ce processus avec la douceur et la pudeur les plus empathiques qui soient.
Cléo, (Cléo de 5 à 7, 1963) elle, opère une bascule du regard dans le premier long-métrage d’Agnès Varda : de chanteuse vaine et regardée, elle devient regardeuse. Un cas d’école – en histoire de la peinture, on parlerait d’un Primitif – de passage du « male gaze » au « female gaze », anté autour de ce qu’on pourrait appeler les performances de genre obligées d’une Parisienne des années 1960, puis de son émancipation. Cléo voit enfin : Paris, les êtres qui l’habitent, la guerre d’Algérie, sa subjectivité, et, avec elle, sa propre mortalité. Comme l’expliquait Rosalie Varda, sa fille, dans une vidéo qu’elle nous a confiée pour introduire la projection : « Dans Cléo de 5 à 7, ma mère délivrait un message féministe clair, celui de l’autonomie. La presse de l’époque, étonnée de l’audace qui consistait à placer une femme au centre de l’intrigue, n’avait pas manqué de le souligner. Elle me disait toujours: dans la voiture, c’est toi qui doit tenir le volant. »
Il aurait fallu accoler à ces ancêtres qui veillent sur nous (on les appelle « films de patrimoine », parlons ici de matrimoine), et dont il ne faut jamais croire la gloire acquise tant une écriture institutionnalisée de l’histoire du cinéma continue d’invisibiliser les cinéastes femmes, Germaine Dulac (qui eut une rétrospective au Lincoln Center en 2018), Alice Guy (récemment honorée à Columbia University), Chantal Akerman (dont la présence plane sur Delphine et Carole, mais dont l’œuvre est assez bien distribuée aux Etats-Unis). La tentation d’une programmation encyclopédique n’est jamais loin…Mais dans le cas de celle-ci, il s’agit de donner accès à des films qui, pour l’immense majorité, sont récents et quasi introuvables aux Etats-Unis, et d’initier ainsi leur cheminement américain. A ce titre, les films de Sébastien Lifshitz, désormais justement mis en lumière en France, ont été excessivement peu montrés aux Etats-Unis – le titre de la série, porté au pluriel, rend hommage à sa collection de photographies queer et son exposition emblématique en 2015, Mauvais Genre. Hyènes (Djibril Mambéty Diop, 1992) fait figure d’exception : récemment restauré et ressorti, le film est bien édité et distribué aux Etats-Unis. Il était difficile de passer outre une occasion de projeter ce chef-d’œuvre sénégalais étincelant, dont l’intrigue nous amène plus loin encore dans le scénario souterrain de ce cycle.
Pour tous les protagonistes des films, la mort rôde, et ils/elles y résistent. Sasha risque l’effondrement psychique face à la violence transphobe dès qu’elle sort du cocon familial. Les adolescent·e·s de Coming Out sont confrontées à des situations où leur santé mentale, leur vie matérielle, voire leur vie tout court sont menacées. Denis Parrot, à ce sujet, rappelle le risque de suicide démultiplié chez les personnes LGBT, le nombre de pays où l’homosexualité est pénalisée (69), et celui où elle peut conduire à la peine de mort (11) – continents qui sont, par conséquent, absents du corpus de vidéos recueillies, donc de son film.
Les femmes du Bois vivent dans le risque d’agressions graves, et portent le deuil de leurs camarades assassinées, portées d’ailleurs en épigraphe du film (Vanesa Campos, en 2019). Delphine et Carole filment des avortements clandestins, avant la légalisation de novembre 1974, à une époque où des centaines de milliers d’IVG se font chaque année sans accompagnement médical, avec les risques de mutilation et de mort que cela entraîne. Samia, enceinte de huit mois, finit dans les rues de Casablanca, coupable à mort d’une relation hors-mariage, infiniment vulnérable.
Ramatou, dans Hyènes, prend sa revanche – prend notre revanche peut-être. La mise à mort sociale et symbolique qu’elle a subie alors qu’elle était une jeune mère non-mariée, elle la retourne comme un gant lors de son retour triomphal au village. C’est désormais elle qui, face à une communauté patriarcale, archaïque et aliénée par la colonialité (critique acerbe de Diop à l’endroit du Sénégal contemporain), affirme son droit à prononcer une mise à mort. L’hétéropatriarcat, deadname d’une société qui aspire à la justice!
Les êtres combattifs des films de « Mauvais genres », transformés et transformateurs, nous questionnent et nous requièrent depuis leur naissance sur écran en 1963, 2013, 2015, 2018, 2019, 2020, et enfin, 2021. Ils continuent aussi de vivre leur vie hors-écran, et ont transmis leur combats à leurs descendant·e·s : nous.
« Mauvais Genre« , du 7 octobre au 11 novembre, à la Maison française de l’Université de Columbia. Cycle de films avec les cinéastes invité·e·s Sébastien Lifshitz, Claus Drexel, Denis Parrot, Callisto McNulty, Maryam Touzani, et les professeurs de Columbia University: Ronald Gregg, Madeleine Dobbie, Marianne Hirsch, Souleymane Bachir Diagne, Christia Mercer. Introductions et modération sur scène par Shanny Peer, directrice de la Maison française. En partenariat avec les Services culturels de l’Ambassade de France.