Eli Broad, ou la transformation de Los Angeles par les musées
Par Didier Dutour
Il est rare qu’un individu pèse autant sur le paysage culturel d’une grande ville qu’Eli Broad à Los Angeles. L’ouverture récente d’un nouveau centre culturel sur Wilshire Boulevard, au cœur de Koreatown, porte encore la marque de l’homme d’affaire et milliardaire disparu le 30 avril 2021. L’occasion de revenir sur la revitalisation de Los Angeles depuis deux décennies, et sur sa transfiguration urbaine par la culture.
Lorsqu’Eli Broad a acheté “I…I’m Sorry,” de Roy Lichtenstein pour 2,47 millions de dollars en 1994, il a payé le tableau du maître du Pop Art avec sa carte de crédit. Sa banque proposait alors un bonus d’un mile par dollar dépensé, et il put offrir les 2,47 millions de miles ainsi récoltés aux étudiants de CalArts pour leurs voyages… don qu’il n’oublia pas bien entendu de déduire de ses impôts. L’œuvre est aujourd’hui visible au Broad Museum à Los Angeles.
Car c’est à Los Angeles que l’entrepreneur et philanthrope, mort à 87 ans le 30 avril 2021 laissant une fortune estimée à 7 milliards de dollars, a eu l’influence la plus importante. Venu en 1963 depuis son Bronx natal, où il fondera par la suite le musée d’art contemporain The Broad avec sa femme Edye, Elie Broad a construit sa richesse dans l’immobilier et les assurances. Richesse qu’il a mise au service de sa passion pour l’art contemporain, et de la transformation de sa ville d’adoption. Il a grandement participé par son action à faire de Los Angeles une véritable capitale culturelle de dimension internationale, et c’est par la culture qu’il a notamment lancé la revitalisation spectaculaire de Downtown, un quartier très touché par les crises des années 90.
Une passion pour l’art des artistes vivants et ses institutions
Dans les années 1980, Edye et Eli Broad ont commencé à se constituer une grande collection d’art contemporain, en achetant sur leurs fonds propres des artistes reconnus, Andy Warhol notamment dont la côte atteignait déjà des sommets. Mais également par l’acquisition de jeunes artistes émergents, tel que Chris Burden, Lari Pittman et Robert Therrien, dont les œuvres étaient achetées grâce aux fonds de Kaufman & Broad, son entreprise de construction de maisons.
Dès 1984 la Broad Art Foundation propose un programme de prêt d’œuvres audacieux qui permet d’accroître l’accès du public à l’art contemporain : 8 700 œuvres de la collection personnelle des Broads, ainsi que de la collection de la fondation, ont ainsi pu être montrées dans plus de 550 musées et galeries à travers le monde.
Eli Broad s’implique également dans l’enrichissement des collections des institutions muséales de la ville et leur développement. En 1984, il joue un rôle déterminant en offrant au tout nouveau Museum of Contemporary Art (MOCA) la collection de 80 œuvres achetée au grand collectionneur italien Giuseppe Panza di Biumo. Ces œuvres forment le noyau de la collection permanente du MOCA, donnant au musée selon le New York Times une « crédibilité instantanée » et une reconnaissance internationale.
Peu à peu, le philanthrope devient un faiseur de roi. Sa voix est prépondérante dans le choix des directeurs pour diriger les musées de la ville, et il impose ses protégés comme l’ancien vice-chancelier de l’UCLA Andrea Rich au Los Angeles Contemporary Museum (LACMA,) ou le marchand d’art new-yorkais Jeffrey Deitch au Museum of Contemporay Art de Los Angeles (MOCA), aucun n’ayant l’expérience de diriger un musée. Eli Broad joue encore un rôle déterminant en faisant venir Michael Govan de la DIA Foundation de New York pour occuper le poste de directeur général du LACMA, avec pour ambition d’ouvrir une nouvelle aile du musée grâce à un don de 50 millions de dollars. Mais ce qui devait devenir le Broad Contemporary Art Museum ne verra jamais le jour. À la veille de l’ouverture du bâtiment, le collectionneur quitte le LACMA et décide de créer son propre musée, The Broad, qui abritera 2 000 œuvres de plus de 200 artistes, de Jean-Michel Basquiat à Jeff Koons, Takashi Murakami à Robert Rauschenberg ou encore Ed Ruscha, Cindy Sherman, Cy Twombly, Andy Warhol…
Le bâtiment, ce n’est pas un hasard, est édifié en face du MOCA et à côté du Walt Disney Concert Hall de Frank Gehry – dont il a soutenu le financement. Tous ces lieux culturels situés sur Grand Avenue en ont fait le nouvel épicentre culturel de Los Angeles.
Un visionnaire du renouveau de Downtown
Dès les années 1970, Broad a vu le potentiel de Grand Avenue – dans le quartier de Bunker Hill au centre-ville de Los Angeles – pour devenir le centre culturel du sud de la Californie. Selon lui : « Une grande ville a besoin d’un centre dynamique où les gens viennent profiter des richesses culturelles comme les musées, la danse, l’opéra, le théâtre et la symphonie, ou pour prendre part à la vie civique lors de défilés, de manifestations et célébrations. »
Mais au milieu des années 1990, Los Angeles se retrouve dans une situation critique. La crise économique, les émeutes liées à la mort de Rodney King et le tremblement de terre de Northridge ont provoqué un véritable exode des habitants, des entreprises et une chute de l’immobilier. Broad va alors initier plusieurs projets pour revitaliser la ville, selon les principes qu’il a lui-même énoncés.
En 1996, avec l’ancien maire de Los Angeles Richard Riordan, Broad dirige la campagne de financement afin de réunir les quelques 300 millions de dollars nécessaires à la construction du Walt Disney Concert Hall sur Grand Avenue. Conçu par Frank Gehry et ouvert en octobre 2003, il abrite le célèbre La Philharmonie de Los Angeles ainsi que la galerie et la salle du REDCAT/CalArts.
Peu de temps après, Broad participe au « Grand Avenue Project », une initiative conjointe entre la ville de Los Angeles et le comté de Los Angeles chargée de réaménager certaines sections de Bunker Hill, comme la création du Grand Park, nouvel espace public entre l’hôtel de ville et le Music Center. Eli Broad est aussi mécène de longue date du LA Opera (également situé sur Grand Avenue).
Broad contribue enfin à la création de l’École des arts visuels et de la scène Ramón C.Cortines toujours sur Grand Avenue, conçue par l’architecte lauréat du prix Pritzker Wolf D.Prix.
C’est donc tout naturellement qu’il choist Grand Avenue pour construire le musée qu’il a cofondé avec Edye, The Broad, ouvert en septembre 2015.
L’empreinte d’Eli Broad
Eli Broad a utilisé l’art contemporain, et son marché, comme un outil d’urbanisme, de transformation de Los Angeles. Ses cllections comme ses dons aux musées ont permis de développer le marché de l’art local. Il a participé à la renommée internationale d’artistes, comme Cindy Sherman, dont il fut un acquéreur enthousiaste. Il a attiré de grandes galeries à Los Angeles, comme la galerie Gagosian, principal fournisseur du Broad, et fait de Downtown un quartier attrayant et légitime pour l’installation, à moindre coût, des projets originaux comme la galerie de François Ghebaly ou le complexe d’Hauser&Wirth.
Le phénomène perdure puisque des galeries comme C-L-E-A-R-I-N-G ou prochainement David Zwirmer doivent venir s’installer à Los Angeles. Il a favorisé l’installation à Downtown du MOCA et le déménagement de l’Institute of Contemporay Art. Lorsque la Motion Pictures Academy décide de créer un musée du cinéma, c’est un ancien immeuble Art Deco sur le Miracle Mile qui est retenu, et elle en confie la transformation à Renzo Piano, pour l’extérieur, et Kulapat Yantrasast, pour l’intérieur.
Les institutions culturelles emboitent le pas. Le Goethe Institute de Los Angeles a rouvert dans un tout nouvel espace culturel pluridisciplinaire situé au cœur de Downtown.
Eli Broad encourage la construction par des architectes-stars de bâtiments emblématiques dans Downtown LA et la constitution non seulement d’un « Art disctrict » sorte de « Museumquartier » mais d’une véritable ville culturelle dans la ville à l’échelle de la mégapole californienne. Il a ainsi renoué avec la longue tradition d’innovation architecturale de Los Angeles, et permis aux grands architectes de donner à la ville certain de ses bâtiments les plus emblématiques : Frank Gehry (Disney Concert Hall), Richard Meier (School of the Arts and Architecture at UCLA), Wolf D.Prix (SCI-Arc), l’agence Diller Scofidio + Renfro (The Broad).
Eli Broad a enfin doté Los Angeles d’un musée gratuit et populaire. Alors que les prévisions tablaient sur une fréquentation de 250 000 personnes par an, le musée, en fait, a défié les attentes, accueillant plus de 900 000 visiteurs rien qu’en 2019. Depuis l’ouverture du musée, The Broad attire constamment un public remarquablement jeune et diversifié qui reflète la démographie de la région de Los Angeles : environ 70% des visiteurs de The Broad s’identifient comme non-blancs et 66% ont 35 ans et moins.
Outre la création de leur musée, Eli Broad et son épouse Edye, à travers The Broad Foundations, The Broad etThe Broad Art Foundation, ont donné près d’un milliard de dollars aux institutions culturelles de Los Angeles et permis l’emergence d’un Art District. Est-ce que cela a suffi pour changer la ville ?
Los Angeles est une mégapole relativement récente avec un schéma urbain très particulier, « 72 banlieues en quête d’une ville » selon le mot de Dorothy Parker. Et une de ces banlieues est Hollywood qui a longtemps été la métonymie de la ville et son seul rayonnement international. La vision d’Eli Broad a été de donner une légitimité culturelle nationale et internationale à sa ville, de comprendre que l’architecture et l’art contemporain seraient des marqueurs puissants et nécessaires des cités tentaculaires. Ce que les capitales européennes avaient inventé, Eli Broad et les autorités locales l’ont appliqué à grande échelle dans une période très courte à une ville en crise. Downtown Los Angeles reste néanmoins un territoire en transformation et offre un paysage… contrasté. Le soir, une fois les musées et les salles de concert fermés, ce sont les tentes des sans-abris qui, dans les rues adjacentes, apparaissent.