Résilience Yup’ik dans le Sud-Ouest de l’Alaska
Par Claire Houmard
100 000 objets assemblés dans un espace de quelques mètres carrés seulement, c’est le produit extraordinaire de fouilles archéologiques menées depuis 13 ans sur la côte sud-ouest de l’Alaska. Nunalleq, situé sur la mer de Béring, est désormais une référence lorsqu’il s’agit de raconter l’histoire des Yup’ik, qui y vivent depuis des siècles. C’est aussi l’histoire de ce peuple résilient face aux catastrophes climatiques qui s’écrit sous nos yeux, et qui est au centre d’une résidence de cinq ans effectuée par l’archéologue française Claire Houmard avec la Villa Albertine.
De nombreuses sociétés arctiques, sinon toutes, sont actuellement affectées par le dérèglement climatique. Celui-ci se traduit par une forte augmentation des températures, la fonte du pergélisol, une montée des eaux et la survenue d’événements météorologiques de plus forte intensité qui accentuent l’érosion côtière. Les communautés doivent faire preuve de résilience face à ces bouleversements sociaux-climatiques. Cette résilience s’exprime par la réaffirmation de leur identité et un intérêt accru pour leur patrimoine matériel et immatériel. Le projet « Yup’ik » que nous proposons vise à mettre en regard les résiliences passées comme présentes de cette population installée sur le littoral sud-ouest alaskien.
En 2007, une figurine humaine en bois est découverte sur une plage près de Quinhagak, elle s’était détachée de la berge du fait de l’érosion côtière. Il devenait évident que le site archéologique connu de longue date par la tradition orale était menacé. A chaque tempête automnale la côte reculait un peu plus et la plage se couvrait de vestiges archéologiques. Warren Jones, directeur de la Qanirtuuq Inc., l’entreprise ANCSA (Alaska Native Claims Settlement Act) du village (visant à la bonne gestion et au respect des droits des populations natives), considéra qu’il fallait intervenir et fit appel à l’archéologue Rick Knecht qui depuis 2009 a pris en main la sauvegarde du site. Dénommé Nunalleq, « le vieux village », par les aînés de Quinhagak, cet héritage d’un passé vieux d’environ 400 ans, s’est révélé être un site extrêmement riche à la fois par la culture matérielle qu’il a livrée (plus de 100 000 artefacts), et par son empreinte spirituelle (plusieurs centaines de masques et figurines humaines en bois).
Nunalleq témoigne d’une double tragédie. La première, récente et déjà évoquée, est liée aux conséquences rapides et destructrices du dérèglement climatique actuel marqué par la fonte du pergélisol qui fixait les sols, et l’intensification des phénomènes météorologiques violents, notamment les tempêtes automnales. La zone la plus menacée par l’érosion côtière, fouillée en 2009 et 2010, n’existe plus, elle a été emportée par la mer. La seconde tragédie, plus ancienne, qui a provoqué l’abandon du site autour de 1675, témoigne des conflits meurtriers qui minaient la région durant le Petit Âge Glaciaire (~1350-1900). L’accès aux ressources, rendu de plus en plus difficile par le refroidissement climatique, a probablement engendré l’accroissement des conflits armés pour la défense des territoires les plus stratégiques pour la subsistance de ces populations maritimes. Selon la légende, un accident de jeu entre deux enfants serait à l’origine de l’événement connu sous le nom de « Bow and Arrows War », résultant de vengeances successives.
Toutefois, ce site, avant d’être un lieu de mémoire, a été un lieu de vie active. En témoignent les nombreuses traces d’activités tant matérielles que spirituelles. Relativement sédentaire et hiérarchisée, cette communauté yup’ik a vécu essentiellement de la pêche au saumon ainsi que de la chasse aux mammifères marins et au caribou, même si d’autres espèces ont également été exploitées (oiseaux, petits mammifères terrestres). Au moins huit générations s’y sont succédé pendant environ 200 ans. L’artisanat du bois flotté, et dans une moindre mesure du bois de caribou et de l’ivoire de morse, y est particulièrement développé.
L’Histoire ne retient souvent que les faits marquants, masquant ainsi les petites histoires de la vie quotidienne. C’est le rôle de l’archéologue de les mettre en lumière et de réécrire ces pans de l’Histoire oubliés. Par la très riche culture matérielle qu’il a livrée au cours des campagnes de fouilles menées par l’Université d’Aberdeen (2009-2018), Nunalleq est devenu la référence pour raconter le passé yup’ik.
Après une pause, en partie imposée par la pandémie Covid-19, les fouilles archéologiques vont reprendre dans le cadre d’une coopération avec le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères français et la Villa Albertine. L’objectif est de contribuer à la préservation de ce patrimoine matériel et immatériel exceptionnel qui a valu à Nunalleq d’être récemment classé par le National Geographic (novembre 2021) parmi les 100 sites les plus remarquables et les découvertes qui ont changé le monde (Lost Cities, Ancient Tombs, Williams 2021).
Parmi les chantiers en cours et à venir, sont prévues la publication d’une monographie des dix premières années de fouilles (R. Knecht), la constitution d’un musée virtuel avec implication des résidents de Quinhagak (C. Hillerdal et A. Watterson), la recherche de nouveaux sites (J. Lim, E. Masson-MacLean et mission française YUP’IK), ainsi que la poursuite des fouilles archéologiques à Nunalleq (C. Houmard avec l’appui de R. Knecht). Ce lieu de vie passée qu’est Nunalleq est devenu, au fil des années, un nouvel élément de cohésion et de dynamique culturelle au sein du village de Quinhagak. Une collaboration étroite entre les aînés du village, gardiens de la tradition orale et détenteurs des savoirs ancestraux, et des archéologues universitaires a permis la sauvegarde du site.
Pensée conjointement par R. Knecht et W. Jones, l’idée de la construction d’un centre culturel et archéologique (Nunalleq Museum)a germé, de manière à conserver ainsi les vestiges au sein même du village. Alors que les objets archéologiques finissent très souvent dans des « sanctuaires » (musées) éloignés des lieux de leur découverte, le choix a été fait de maintenir en un même site les savoirs culturels matériels et immatériels afin que la population locale puisse rester gardienne de son patrimoine. Cet enjeu est important puisque le village ainsi que le centre culturel restent menacés par la montée des eaux et sont susceptibles d’être déplacés à moyen terme.
Néanmoins, symboliquement, il est apparu essentiel pour cette communauté et pour les archéologues qui ont contribué à la sauvegarde de son patrimoine de maintenir celui-ci sur ses terres ancestrales le plus longtemps possible. Ce nouveau lieu de mémoire a eu l’effet positif de raviver la fierté d’être yup’ik auprès des jeunes, qui ont ramené la danse traditionnelle au village, se sont montrés volontaires pour apprendre de nouveau la langue de leurs ancêtres, fouiller le site en compagnie des archéologues et aider au traitement et au conditionnement des vestiges après collecte.
Le village de Quinhagak s’est ainsi offert l’opportunité unique de concilier passé et présent et de contribuer à une (re)valorisation de l’identité culturelle yup’ik. Les populations qui, comme les communautés yupiit (pluriel de yup’ik), ont encore des modes de subsistance en grande partie traditionnels, sont en effet particulièrement menacées par le contexte de mondialisation économique et de changement climatique que nous subissons actuellement.
Plutôt que de ne faire que constater les effets dramatiques du changement climatique actuel, les résidents de Quinhagak ont fait d’une faiblesse une force en prenant en main une partie de leur destin. Bien qu’il ne soit pas toujours possible de lutter contre les bouleversements naturels actuels, la menace de la montée des eaux et de l’érosion côtière ne doit pas empêcher d’être dynamique et de faire preuve de résilience. Conjuguer le passé avec le présent et tirer les leçons de l’Histoire pour en obtenir le meilleur parti et ne pas reproduire les mêmes erreurs sont un enjeu universel majeur auquel les résidents de Quinhagak, à leur échelle, espèrent s’atteler avec succès. Leur initiative commence à être remarquée et intéresse d’autres villages alentour.
La Villa Albertine à New York, en partenariat avec le World Monuments Fund (WMF), accueillera Claire Houmard le 27 mars à 18h pour le premier rendez-vous Heritage Speaks consacré à un examen approfondi de l’érosion climatique rapide qui détruit le site archéologique de Nunalleq en Alaska. Vous pouvez suivre les débats en vous inscrivant à l’événement (en cliquant ici) ou en rejoignant le live sur notre chaîne youtube !